Lettre du 4 décembre 1675 (Sévigné)

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1675
474. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CHARLES
DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 4e décembre.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ.

Voici le jour que j’écris sur la pointe d’une aiguille ; car je ne reçois plus vos lettres, ma fille, que deux à la fois[1] le vendredi. Comme je venois de me promener avant-hier, je trouvai au bout du mail frater, qui se mit à deux genoux aussitôt qu’il m’aperçut, se sentant si coupable d’avoir été trois semaines sous terre, à chanter matines, qu’il ne croyoit pas me pouvoir aborder d’une autre façon. J’avois bien résolu de le gronder, et je ne sus jamais où trouver de la colère ; je fus fort aise de le voir ; vous savez comme il est divertissant. Il m’embrassa mille fois, et me donna les plus méchantes raisons du monde, que je pris pour bonnes. Nous causons fort, nous lisons, nous nous promenons, et nous achèverons ainsi l’année, c’est-à-dire, le reste. Nous avons résolu d’offrir notre chien de guidon, et de souffrir encore quelque supplément, selon que le Roi l’ordonnera. Si le chevalier de Lauzun veut vendre sa charge entière, nous le laisserons trouver des marchands de son côté, comme nous en chercherons du nôtre, et nous verrons alors à nous accommoder.

Nous sommes toujours dans la tristesse des troupes qui nous arrivent de tous côtés avec M. de Pommereuil[2]. 1675Ce coup est rude pour les grands officiers ; ils sont mortifiés à leur tour, c’est-à-dire le gouverneur, qui ne s’attendoit pas à une si mauvaise réponse sur le présent de trois millions. Monsieur de Saint-Malo est revenu[3] : il a été mal reçu aux états. On l’accuse fort d’avoir fait une méchante manœuvre à Saint-Germain, et qu’il devoit du moins demeurer, après avoir mandé ce malheur en Bretagne, pour tâcher de ménager quelque accommodement. Pour M. de Rohan, il est enragé, et n’est point encore revenu ; peut-être qu’il ne reviendra pas[4].

M. de Coulanges me mande qu’il a vu le chevalier de Grignan, qui regrette fort mon absence[5] : je suis plus touchée que je ne l’ai encore été de n’être pas à Paris, pour le voir et causer avec lui. Mais savez-vous bien, ma chère, que son régiment est dans le nombre des troupes qu’on nous envoie ? Ce seroit une plaisante chose s’il venoit ici ; je le recevrois avec une grande joie.

J’ai fort envie d’apprendre ce qui sera arrivé de votre 1675procureur du pays. Je crains que M. de Pompone, qui s’étoit mêlé de cette affaire croyant vous obliger, ne soit un peu fâché de voir le tour qu’elle a pris. Cela se présente en gros comme une chose que vous ne voulez plus, après l’avoir souhaitée. Les circonstances qui vous ont obligée à prendre un autre parti ne sauteront pas aux yeux, du moins je le crains, et je souhaite me tromper. Il me semble que vous devez être bien instruite des npuvelles, à cette heure que le chevalier est à Paris.

M. de Coulanges a essuyé un violent dégoût[6] : M. le Tellier a ouvert sa bourse à Bagnols[7], pour lui faire acheter une charge de maître des requêtes, et en même temps lui donne une commission qu’il a refusée à M. de Coulanges, qui vaut, sans bouger de Paris, plus de deux mille livres de rente[8]. Voilà une mortification sensible, et sur quoi, si Mme de Coulanges ne fait rien changer par une conversation qu’elle doit avoir eue avec ce ministre, Coulanges est très-résolu de vendre sa charge[9]. Il m’en écrit outré de douleur.

Vous savez très-bien les espérances de la paix : les gazettes ne vous manquent pas, non plus que les lamentations de cette province. Monsieur le Cardinal me mande qu’il a vu le comte de Sault, Renti et Biran[10]. Il a si peur d’être 1675l’ermite de la foire, qu’il est allé passer l’avent à Saint-Mihel. Parlez-moi de vous ma très-chère enfant ; comment vous portez-vous ? Votre teint n’est-il point en poudre[11] ? Êtes-vous belle, quand vous voulez ? Enfin je pense mille fois à vous, et vous ne me sauriez trop parler de votre très-chère et très-aimable personne[12]. Je laisse la plume à cet honnête garçon, et je vous embrasse de tout mon cœur.


DE CHARLES DE SÉVIGNÉ.


Que veut-on dire de cet honnête garçon ? On ne me trouve pas bon à jeter aux chiens, parce que je suis quinze jours à faire cent cinquante lieues de pays ; et quand je me serois arrêté un peu en chemin, seroit-ce un grand malheur ? Cependant on gronde contre moi, on jure parce qu’on ne me voit point, et qu’on ne jouit point des charmes de ma présence : voilà ce que c’est que d’être trop charmant ; ah, mon père ! pourquoi me faisiez-vous si beau ? J’ai reçu votre lettre ; et l’amitié tendre et solide que vous m’avez toujours témoignée me fait croire sans 1675beaucoup de peine que vous vous intéressez autant que vous dites à l’état de mes affaires : ma mère vous dit précisément l’état où elles sont[13]. Vous croyez bien que je n’achèterai pas la charge de M. de Lauzun, et que je ne me ruinerai pas de fond en comble, pour en avoir deux très-vilaines[14]. Voilà où j’en suis, pour n’avoir pas voulu opiniâtrément suivre votre conseil ; mais en vérité c’est une faute qui devroit être expiée par sept ans de purgatoire, dont il y en a eu six de passés sous M. de la Trousse, et qui ne méritoit pas un enfer perpétuel[15], comme celui que j’envisage, si Dieu n’y met la main. Enfin, pour cette fois, je suivrai l’avis des bonnes têtes qui nous gouvernent. J’ai entendu parler de tous vos triomphes de Provence : je ne saurois vous dire tout l’intérêt que j’y prends. Je vous embrasse très-tendrement, ma chère petite sœur. Voyez comme vous en avez toujours usé avec moi ; voyez tout ce que vous avez voulu faire pour moi, contre vos propres intérêts ; souvenez-vous combien on vous a dit que vous étiez aimable[16], et vous pourrez comprendre à peu près comme je suis pour vous.


DE MADAME DE SÉVIGNÉ.

Ma chère fille, Bourdelot m’a envoyé des vers qu’il a faits à la louange de Monsieur le Prince et de Monsieur le Duc[17] ; il vous les envoie aussi. Il m’écrit qu’il n’est 1675point du tout poëte ; je.suis bien tentée de lui répondre : « Et pourquoi donc faites-vous des vers ? qui vous y oblige ? » Il m’appelle la mère des Amours ; mais il a beau dire, je trouve ses vers méchants : je ne sais si c’est que les louanges me font mal au cœur, comme elles auront fait à Monsieur le Prince. Mme de Villars vous embrasse et vous aime : que dites-vous de ce chemin ? Je me fie à vous pour dire une amitié pour moi au triste voyageur. J’embrasse la pauvre petite Dague[18]. Le bon abbé vous est acquis ; et moi, ma chère petite, ne vous suis-je pas acquise ?



  1. LETTRE 474 (revue en partie sur une ancienne copie). — Dans l’édition de 1734, la phrase est autrement coupée : « car je ne reçois plus vos lettres.… que deux à la fois. Vendredi, comme je venois, etc. » Un peu plus loin, avant-hier manque.
  2. Auguste-Robert de Pommereuil ou Pomereu, chevalier, seigneur de la Bretèche, Saint-Nom et Valmartin, baron de Ryceis, maître des requêtes, président au grand conseil et en la chambre de justice, prévôt des marchands de la ville de Paris, conseiller d’État et au conseil royal. Il fut envoyé en 1689 intendant en Bretagne, où il n’y en avait jamais eu. « Pomereu étoit un aigle qui brilloit d’esprit et de capacité, qui avoit eu de grandes et importantes commissions, et qui avoit recueilli partout une grande réputation, mais il étoit fantasque, qui avoit même quelques temps courts dans l’année où sa téte n’étoit pas bien libre et où on ne le voyoit point. D’ailleurs c’étoit un homme ferme, transcendant, qui avoit et qui méritoit des amis. Il l’étoit fort de mon père et il étoit demeuré le mien…. C’est le premier intendant qu’on ait hasardé d’envoyer en Bretagne et qui trouva moyen d’y apprivoiser la province. » (Saint-Simon, tome II, p. 299 et suivante, et tome IV, p. 21.) Il mourut en 1702. — Voyez les lettres du 11 et du 18 décembre suivants, p. 270 et 284.
  3. Voyez les lettres des 17 et 27 novembre précédents, p. 238, note 14, et p. 250, note 3.
  4. Cette phrase manque dans l’édition de 1734.
  5. « Qui s’accommode mal de mon absence, » (Édition de 1754.)
  6. « M. de Coulanges vient de recevoir un violent dégoût. » (Édition de 1754.)
  7. Beau-frère de Coulanges. Mme le Tellier était tante des deux sœurs, Mme de Coulanges et Mme de Bagnols.
  8. « Qui vaut beaucoup sans bouger de Paris. » (Édition de 1734.)
  9. De maître des requêtes, dont il avait été pourvu au mois de septembre 1672. Voyez les Mémoires de M. de Coulanges (édit. Monmerqué, 1820), p. 53 et 54.
  10. Sur le comte de Sault, voyez tome III, p. 40, note 12.—Biran est-il le fils de Roquelaure, dont il a été déjà question (tome III, p. 109), qui fut maréchal en 1724 et mourut en 1738, à l’âge de quatre-vingt-deux ans ? — Le marquis de Renti, de la maison de Croy, était fils du baron Gaston-Jean-Baptiste de Renti et d’Élisabeth de Balsac, de la maison d’Entragues. Il était frère de la maréchale de Choiseul. « Le marquis de Renti le suivit de près (le maréchal de Joyeuse) dans une grande piété, et depuis quelque temps dans une grande retraite. Il étoit fils de ce marquis de Renti qui a vécu et est mort en réputation de sainteté, et il étoit frère de la maréchale de Choiseul, qui ne le survécut que de quelques mois. C’étoit un très-brave, honnête et galant homme, d’un esprit médiocre et assez difficile, quoique très-bon homme ; mais impétueux, médiocre à la guerre pour la capacité, mais honorable et tout à fait désintéressé. Il étoit lieutenant général, et lieutenant général de Franche-Comté, où on ne le laissa guère commander, assez mal à propos ; mais le titre en est devenu un d’exclusion. Il n’étoit pas riche, et a laissé un fils très-brave et honnête homme aussi, mais que l’extrême incommodité de sa vue a retiré fort tôt du service et presque du monde. » (Saint-Simon, tome VIII, p. 355.)
  11. Voyez ci-dessus, p. 234, note 26.
  12. « De ce qui vous regarde. » (Édition de 1754.)
  13. « Vous dit précisément de quoi il est question. » (Édition de 1754.)
  14. « Deux très-subalternes. » (Ibidem.)
  15. Perpétuel est omis dans l’édition de 1754.
  16. « Aimable et estimable. » (Édition de 1754.)
  17. Ces vers n’ont pas été conservés ; Mme de Sévigné en parle à sa fille de manière à nous les faire peu regretter. Bourdelot avait passé quelque temps à Stockholm, auprès de Christine ; il avait acquis tant d’empire sur son esprit, qu’il écartait de sa cour tous les savants qui excitaient sa jalousie. On peut voir dans les commentaires latins d’Huet, évêque d’Avranches, tout ce que fit le docteur pour empêcher Bochart d’être admis auprès de la Reine. Quand Bourdelot eut quitté la Suède, Christine demanda et obtint pour lui l’abbaye de Massai ; le pape Urbain VIII avait accordé à ce médecin le privilége singulier de pouvoir posséder des bénéfices en exerçant la médecine, pourvu qu’il la fit gratuitement. On assure qu’il observa très-religieusement cette condition. (Note de l’édition de 1818.) — Voyez tome II, p. 516, note 3, et la lettre du 22 décembre suivant, p. 291.— Bourdelot avait été attaché à la personne du grand Condé et l’avait accompagné, en 1638, au siège de Fontarabie.
  18. Mlle de Montgobert. Voyez la lettre du 23 février 1676, p. 366.