Lettre du 6 juillet 1676 (Sévigné)

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555. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 6e juillet.

JE vis hier au soir le cardinal de Bouillon, Caumartin et Barrillon ; ils parlèrent fort de vous ; ils commencent, disent-ils, à se rassembler en qualité de commensaux ; mais hélas le plus cher[1] nous manquera.

M. de Louvois est parti pour voir, ma chère bonne, ce que les ennemis veulent dire[2]. On dit qu’ils en veulent à Maestricht[3] : Monsieur le Prince ne le croit pas. Il a eu enfin de grandes conférences avec le Roi ; on disoit qu’on l’enverroit ; mais il en est entre s’offrir et être prié : on attend les courriers de M. de Louvois[4]. Il est vrai que 1676plusieurs victimes ont été sacrifiées aux mânes des deux héros de mer et de terre[5]. Je crains bien que la Flandre ne soit pas paisible comme vous le pensez. Le pauvre baron avec son détachement est à Charleville, attendant les ordres : c’est le duc de Villeroi qui est le général de cette petite armée ; ils sont dans le repos et les délices de Capoue : c’est le plus beau pays du monde. Pour l’Allemagne, M. de Luxembourg croit n’avoir autre chose à faire que d’être spectateur de la prise de Philisbourg. Dieu nous fasse la grâce de ne pas voir celle de Maestricht ! Ce que dit Monsieur le Prince, c’est que[6] nous prendrons une autre place, et ce sera pièce pour pièce. Il y avoit un fou, le temps passé, qui disoit, dans un pareil cas : « Changez vos villes de gré à gré, vous épargnerez vos hommes. » Il y a bien de la sagesse à ce discours. Vous demandez si le Prince ne trouve pas bien plaisant les victoires qu’on lui présente : oui, je le trouve bien plaisant[7]. Je suis persuadée que les Hollandois savent 1676regretter leur héros : ils ne sauront point en refaire d’autre.

L’affliction de Mme de Rochefort augmente plutôt que de diminuer. Celle de Mme d’Hamilton fait pitié à tout le monde : elle demeure avec six enfants sans aucun bien. Ma nièce de Bussy, c’est-à-dire de Coligny, est veuve : son mari est mort à l’armée de M. de Schomberg, d’une horrible fièvre[8]. La maréchale[9] veut que je l’y mène après dîner : cette affligée ne l’est point du tout[10] ; elle dit qu’elle ne le connoissoit point, et qu’elle avoit toujours souhaité d’être veuve. Il lui laisse tout son bien : de sorte que cette femme aura quinze ou seize mille livres de rente. Elle aimeroit bien à vivre réglément, et à dîner à midi comme les autres ; mais l’attachement que son père a pour elle la fera toujours déjeuner à quatre heures du soir, à son grand regret. Elle est grosse de neuf mois. 1676Voyez si vous voulez écrire un petit mot en faveur du rabutinage : cela se mettra sur mon compte.

Vous avez raison de vous fier à Corbinelli pour m’aimer, et pour avoir soin de ma santé : il s’acquitte parfaitement de l’un et de l’autre, et vous adore sur le tout. Il est vrai qu’il traite de petits sujets fort aisés, dans les poésies que je vous ai envoyées ; mais il prétend que les anciens ont fait ainsi, parce que la cadence des vers donne plus d’attention, et que c’est de la prose rimée, qu’Horace a mise en crédit[11] : voilà de grands mots. Il a fait une épître contre les loueurs[12] excessifs : elle fait revenir le cœur. Il a une grande joie de votre retour : vous lui manquez à tout : il est en vérité fort amusant, car toujours il a quelque chose dans la tête.

Villebrune m’avoit dit que sa poudre ressuscitoit les morts ; il faut avouer qu’il y a quelque chose du petit garçon qui joue à la fossette[13]. On peut juger de lui comme on veut : c’est un homme à facettes encore plus que les autres.




  1. Lettre 555.— Le cardinal de Retz. (Note de Perrin.)
  2. C’estle texte de 1725 et de 1726. Perrin a remplacé dire par faire.
  3. Maestricht fut en effet investi le 7 juillet.
  4. Voyez ci-dessus, p. 367, note 2. — Nous avons suivi pour ce passage le texte de l’édition de Rouen (1726) voici quel est celui de la Haye « Mais entre s’offrir et être prié, il y a différence, etc. » Ces mots sont omis dans l’impression de 1725. — Perrin a très-hardiment modifié la phrase ; on lit dans sa première édition (1734) : « On disoit qu’il seroit envoyé, mais il n’a pas présumé qu’il dût s’offrir, et l’on ne veut pas le lui dire ; ainsi l’on attend, sans plus parler de rien, les courriers de M. de Louvois. » La seconde édition (1754) porte : « On disoit qu’il seroit employé ; mais il n’a pas présumé. et l’on ne veut pas lui en parler ; ainsi l’on attend les courriers de M. de Louvois, sans qu’il soit question d’autre chose. »
  5. Allusion aux sanglantes batailles d’Altenheim (8 juin 1675), d’Agousta (22 avril 1676) et de Palerme (2 juin 1676).
  6. Dans les deux éditions de Perrin : « Ce qu’on fera, à ce que dit Monsieur le Prince, c’est que, etc. » — Deux lignes plus haut, au lieu des mots : « que d’être spectateur, » on lit dans l’impression de la Haye : « qu’à être spectateur. »
  7. Cette phrase n’est que dans l’édition de 1725 et dans celle de la Haye (1726) ; nous la donnons sans y rien changer, mais elle est inintelligible et certainement altérée. Ne faut-il pas lire : « Vous demandez si je ne trouve pas le Prince bien plaisant de refuser (ou quelque autre verbe d’un sens analogue) les victoires qu’on lui présente, etc. ? — Dans la phrase suivante, qui est à la fois dans les deux impressions que nous venons de nommer et dans celle de Rouen, mais qui manque, ainsi que la précédente, dans les deux de Perrin, l’édition de la Haye a leurs héros et d’autres, au pluriel.
  8. Bussy reçut la nouvelle de la mort du marquis de Coligny par ce billet du marquis de Bussy, son fils aîné, qui se lit dans le manuscrit de l’Institut :
    À Condé, le 7e juillet 1676.

    « On ne vous a pas mandé, Monsieur, la maladie de M. de Coligny, de peur d’alarmer ma sœur, et l’on ne croyoit pas qu’elle fût dangereuse. Cependant il vient de mourir par la gangrène qui lui avoit paru au pied, et qui a couru par tout le corps : cela marque une étrange corruption de sang. Nous l’allons faire enterrer dans le chœur de la grande église, avec une tombe sur laquelle son nom sera écrit. »

  9. Perrin ajoute entre parenthèses : de Schomberg.
  10. C’est le texte de l’édition de 1734 (celles de 1725 et de 1726 ne donnent pas le membre de phrase relatif à la maréchale); dans sa seconde (1754), Perrin a ainsi éclairci cet endroit : « La maréchale veut que je la mène après dîner chez cette affligée, qui ne l’est point du tout. »
  11. C’est le sermoni propiora d’Horace (satire iv, livre I, vers 42). (Note de Perrin.) — Telle est la leçon de 1734 (la fin : et que c’est de la prose, etc., manque dans les impressions antérieures). Pour que l’expression soit plus juste et puisse s’appliquer aux vers d’Horace, Perrin a ainsi modifié la phrase dans sa seconde édition : « et que cela revient à la prose mesurée, qu’Horace, etc. » À la ligne précédente, l’édition de 1734 donne : la rime, au lieu de : la cadence des vers ; mais ici la leçon de 1754 est confirmée par les impressions de 1725 et de 1726.
  12. Les éditions antérieures à celles de Perrin ont joueurs, au lieu de loueurs.
  13. « Il n’y a pas trois semaines encore qu’un jeune enfant de douze ans tomba du haut du clocher en bas, et se brisa sur le pavé la tête, les bras et les jambes. On n’y eut pas plus tôt amené notre homme, qu’il le frotta par tout le corps d’un certain onguent qu’il sait faire ; et l’enfant aussitôt se leva sur ses pieds, et courut jouer à la fossette. » (Le Médecin malgré lui, acte I, scène v.) — Les éditeurs de 1725 et de 1726, ne comprenant sans doute pas l’allusion, avaient ainsi dénaturé ce passage : « il est vrai qu’on en a vu des effets merveilleux. »