Lettre du 7 octobre 1655 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 401-404).
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34. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN
À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Il se passa près de deux mois sans que j’écrivisse à la marquise, parce que nous fûmes dans de continuelles marches. Elle m’écrivit pourtant une lettre, que je n’ai point retrouvée, mais l’on le verra par la lettre suivante.

Au camp d’Angres[1], ce 7e octobre 1655.

Je suis fort aise, Madame, que vous m’assuriez que M. le surintendant souhaite de trouver que j’ai raison dans l’affaire qu’on m’a voulu faire avec lui. Cela ne laisse pas de me surprendre, et je trouve fort extraordinaire qu’il aime mieux avoir sujet de se plaindre de Mme Martel que de moi. Je vous assure aussi, ma belle cousine, que je lui en ai bien plus d’obligation, et qu’il n’y a guère de gens au monde contre qui je ne me déclarasse quand il s’agira de ses intérêts. Pour vous qui m’empêchez de perdre un si bon ami[2], vous pouvez juger si je vous aime.

J’ai reçu de grands remerciements de la comtesse de Fiesque[3] sur l’affaire dont vous dites qu’on a tant chuchoté à Saint-Fargeau. Ce n’est ; pas qu’elle ne désavoue la lettre, mais elle me rend grâces de l’avoir supprimée, disant que si elle avoit été vue, il auroit été bien malaisé de désabuser le public, à moins que de faire des manifestes qui, bien loin de justifier, éternisent la médisance.

M. le Cardinal a été une seconde fois à l’armée, pour voir Condé et Saint-Ghislain, et pour laisser ces places en état de ne rien craindre cet hiver, et de se passer de nous jusqu’au printemps. Son Eminence m’a fort bien traité, et m’a fait donner mille écus pour achever ma campagne.

Il y a deux ou trois jours que M. de Turenne et moi parlant de quelque chose, je vins à vous nommer. Il me demanda si je vous voyois ; je lui répondis qu’étant cousins germains[4] vous et moi, et de même maison, je ne voyois pas une femme plus souvent que vous. Il me dit qu’il vous connoissoit, et qu’il avoit été vingt fois à votre 1655 porte sans vous rencontrer ; qu’il vous estimoit fort, et qu’une marque de cela étoit qu’il ne voyoit aucune femmes[5]. Je lui dis que vous m’aviez parlé de lui, que vous aviez su l’honneur qu’il vous avoit fait, et que vous m’aviez témoigné lui en être très-obligée.

Et à ce propos, Madame, il faut que je vous dise que je ne pense pas qu’il y ait au monde une personne plus généralement estimée que vous. Vous êtes les délices du genre humain : l’antiquité vous auroit dressé des autels, et vous auriez assurément été déesse de quelque chose. Dans notre siècle, ou l’on n’est pas si prodigue d’encens, et surtout pour le mérite vivant, on se contente de dire qu’il n’y a point de femme à votre âge plus aimable ni plus vertueuse que vous. Je connois des princes du sang, des princes étrangers, des grands seigneurs façon de princes, des grands capitaines, des ministres d’État, des gentilshommes, des magistrats, et des philosophes, qui fileroient pour vous si vous les laissiez faire. En pouvez-vous souhaiter davantage ? À moins que d’en vouloir à la liberté des cloîtres, vous ne sauriez aller plus loin[6].

J’oubliois de vous dire qu’il y a deux mois qu’Humières[7] disant à Nogent[8] quelque chose qui lui déplut, celui-ci donna du bout de ses gants sur le chapeau de l’autre. M. le Cardinal étoit alors à l’armée ; il défendit a Humières, de la part du Roi, d’en avoir aucun ressentiment ; mais la Châtre[9], son beau-frère, fit appeler Nogent par un gentilhomme de ses parents appelé Sainte-Fère, lieutenant d’Humières. Nogent ne voulut point se battre, et dit depuis qu’il n’avoit tenu qu’à Sainte-Fère qu’il n’eût satisfait la Châtre. Il y a huit jours que Sainte-Fère lui faisant un éclaircissement là-dessus, Nogent le traita de petit mignon, ne lui voulant donner satisfaction aucune. Sainte-Fère, qui tenoit un fouet de postillon à la main, lui en donna quelques coups. Nogent dit n’avoir point été frappé, et qu’Humières l’a voulu faire assassiner. Humières dit qu’il n’a aucune part à cela, que véritablement, s’il avoit cru être offensé, il auroit fait donner cent coups de bâton à Nogent par un de ses domestiques, et il dit même qu’il veut bien que Nogent croie que c’est lui qui lui a fait faire cette insulte.


  1. Lettre 34. — i. Village près de Lens en Artois (Pas-de-Calais).
  2. Bussy raconte dans ses Mémoires (tome II, p. 49) que lorsqu’il acheta en 1653, la charge de mestre de camp général de la cavalerie, le surintendant l’aida de sa bourse. Il parle au même endroit des diverses raisons qui le mirent mal avec Foucquet, et des assurances que Mme de Sévigné donnait à celui-ci du dévouement de son cousin.
  3. Gillonne d’Harcourt, veuve de Louis de Brouilly, marquis de Piennes, et femme en secondes noces de Charles-Léon, comte de Fiesque. Elle mourut en 1699 à quatre-vingts ans. On la connaissait dans le monde sous le nom de Mme la Comtesse. Elle était dame d’honneur de Mademoiselle. Dans ce passage énigmatique, Bussy veut parler probablement de quelque lettre relative aux démêlés de la princesse avec son père. Voyez les Mémoires de Mademoiselle, à l’année 1655.
  4. Par alliance : Bussy avait épousé en premières noces Gabrielle de Toulongeon, cousine germaine de Mme de Sévigné. Par une addition écrite d’une autre encre, au-dessus de la ligne, par la marquise de Coligny, fille de Bussy, le texte a été plus tard ainsi modifié : cousins issus de germains.
  5. Au moyen d’une autre addition au-dessus de la ligne, qui est de la même main que la précédente, c’est-à-dire de Mme de Coligny, la fin de cette phrase a été ainsi corrigée dans le manuscrit : « Et qu’une marque de cela étoit l’envie qu’il avoit de vous voir, bien qu’il ne voyoit aucune femme. » Bussy avait d’abord écrit dame au lieu de femme (fame).
  6. Voyez la Notice, p. 62.
  7. Louis de Crevant d’Humières, maréchal de France en 1668. Il avait épousé, en 1653, Louise-Antoinette (selon Bussy, Marie-Anne) Thérèse de la Châtre, fille de l’auteur des Mémoires et de Françoise de Cugnac, cousine germaine de Bussy.
  8. Armand de Bautru, comte de Nogent, qui se noya au passage du Rhin en 1672.
  9. Il s’agit de Louis de la Châtre, comte de Nançay, dit le marquis de la Châtre, mort en 1664 ; et non, comme on l’a cru, d’Edme de la Châtre, son père, auteur des Mémoires, colonel général des Suisses, amant de Ninon, mort en 1645.