Lettre du 9 janvier 1669 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 540-541).
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92. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Le même jour que j’eus reçu cette lettre, j’y fis cette réponse.

À Chaseu, ce 12e janvier 1669[1].

Je vous fais justice comme vous me la faites, ma belle cousine. Je vous ai écrit, et vous n’avez pas reçu ma lettre : tout cela est vrai.

Au reste, je vous suis fort obligé de l’inquiétude que vous avez eue de m’avoir tué sans y songer, et je vous apprends que vous êtes plus adroite que vous ne pensez. Quand vous m’eûtes donné la vie, vous baissâtes la pointe de votre épée, et je me relevai le plus content du monde de votre générosité. Ce n’est pas que s’il en fut arrivé autrement, j’eusse été le premier que vous eussiez fait mourir sans dessein. Quoique vous vous serviez encore moins de vos yeux que de votre épée, il y a des gens si maladroits qu’ils se sont enferrés d’eux-mêmes, et nous en savons à qui vous avez percé le cœur, sans songer quasi qu’ils fussent au monde.

Mais ne vous lasserez-vous jamais de me parler de ce que j’ai fait contre vous ? Croyez-vous qu’il me soit fort agréable de me ressouvenir d’un si vilain endroit de ma vie ? Non assurément, ma chère cousine ; mais il m’est encore bien plus rude de voir que vous vous en ressouveniez si souvent.

Pour vous répondre sur les souscriptions de vos portraits, je vous dirai, avec ma sincérité ordinaire, qu’il y a eu un temps où je n’eusse cru parler qu’en contre-vérité de votre tendresse pour vos amis ; mais je ne l’eusse pas fait écrire au bas de votre portrait ; car comme ces écriteaux regardent plus l’avenir que le présent, la postérité, qui prend tout au pied de la lettre, auroit eu de l’estime pour vous, et ce n’eût pas été alors mon intention de lui en donner : ainsi vous pouvez juger de quel esprit j’ai dit du bien de vous. Je vous assure, ma chère cousine, que je ne m’en lasserai jamais, et que je n’y entendrai jamais de finesse. Je voudrois bien aussi que toute l’estime que vous me témoignez vînt de votre cœur ; mais pourquoi n’en viendroit-elle pas ? Il faut que je le croie malgré ma modestie ; car je vous estime aussi, et puis l’état de ma fortune ne me permet pas de douter que mes flatteurs ne m’aient abandonné[2].

Je vous sais bon gré, ma chère cousine, du chagrin que vous avez de ne me pas voir à la cour en l’état où j’y devrois être, et il faut que je vous donne encore celui de vous ôter l’espérance que l’histoire me traite un jour mieux que n’a fait la fortune ; car enfin vous savez que comme ceux qui l’écrivent sont pensionnaires de la cour, et qu’elle se compose sur les mémoires des ministres, elle ne dira pas de moi des vérités qui après les maux qu’ils m’ont faits les feroient accuser d’injustices ; et par la même raison aussi, quand on y verra les éloges de beaucoup de héros indignes, ce seront des louanges que ces ministres auront fait donner à leur choix.


  1. Lettre 92. — i. Cette lettre est datée dans les deux manuscrits du 12 janvier, et non du 22 comme dans l’édition de 1697 et dans toutes les impressions antérieures à la nôtre. Les mots écrits en tête par Bussy confirment la date du 12.
  2. Cet alinéa manque dans le manuscrit de Langheac. Il est suivi, dans la copie de Bussy, de quelques lignes écrites à la marge par Mme de Coligny. « Voilà la dernière lettre que j’ai écrite au Roi sur ces bruits de guerre. Je me suis amusé aussi à donner des leçons à mes filles : vous jugerez si je suis un bon gouverneur. » La lettre au Roi se lit dans l’édition de 1697, tome I, p. 43 et 44.