Lettre du 9 juillet 1656 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 410-412).
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1656

39. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN
À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Le Tellier me manda qu’il feroit souvenir M. le Cardinal de moi pour servir sur la frontière cet hiver. Cependant je n’en ouïs plus parler, et je l’allai passer à Paris.

La campagne de 1656 ayant commencé par le siège de Valenciennes, j’écrivis à la marquise cette lettre.

Au camp devant Valenciennes, ce 9e juillet 1656.

Il y a six jours que je suis ici, Madame ; vous avez pu voir une lettre que j’écrivois à notre ami Corbinelli du jour que j’arrivai. Les choses sont quasi en même état ; nous n’avons guère avancé depuis. Vous aurez déjà pu savoir la mort de trois capitaines aux gardes, et de quantité d’officiers que vous ne connoissez pas ; la blessure du chevalier de Créquy[1] à la tête, et du marquis de Sillery[2] à la mâchoire, du marquis de Lauresse au bras, et de Molondin[3] à la jambe.

La nuit du 7 au 8, les ennemis vinrent sur les onze heures à nos lignes, d’abord du côté des Lorrains, et peu de temps après au quartier de Picardie, et cela pour reconnoître notre contenance, et pour nous fatiguer par de petites alarmes, car il ne parut point d’infanterie. Le matin du 8e, il sortit trois escadrons de la ville sur le quartier des Lorrains, et comme tout le monde y courut, un cavalier des nôtres se détacha, et tira de quatre pas son mousqueton à la Feuillade, et puis lui demanda : « Qui 1656 vive ? » La Feuillade répondit : « Vive la Feuillade ! » parce qu’il n’étoit pas mort. Si vous me demandez pourquoi ce cavalier lui en vouloit, je vous répondrai que je n’en sais point d’autre raison, si ce n’est qu’il falloit que ce jour-là la Feuillade ressemblât à un Espagnol.

La même nuit du 7e au 8, la contrescarpe fut prise, qui coûta beaucoup de braves gens au régiment de Turenne.

Voici une des plus grandes entreprises que nous ayons faites depuis la guerre : nous attaquons la plus grande ville[4] des Pays-Bas, où sont les magasins d’Espagne ; il y a quinze ou seize cents hommes de guerre dedans, et plus de dix mille bourgeois portant les armes, qui servent comme des troupes réglées. Nous avons à la portée du fauconneau de nos lignes une armée ennemie de vingt mille hommes, dans laquelle est le prince de Condé, qui observe tous nos mouvements et qui nous tient dans une contrainte épouvantable[5]. Cependant l’ordre est si bon parmi nous, et nos troupes me paroissent si bien intentionnées, que j’attends un bon succès de notre entreprise. Je ne doute pas que les ennemis ne fassent une attaque aux lignes : si c’est de notre côté, ils seront repoussés ; je ne vous dis pas cela comme un fanfaron et sans connoissance de cause.

Par le premier ordinaire je vous manderai ce qui sera arrivé ; je sais quel plaisir c’est que de recevoir des nouvelles d’importance, et véritables comme celles-ci.

J’oubliois de vous dire que j’ai vu M. de la Trousse[6], qui se porte fort bien, aux enseignes qu’il me demanda un jugement pour un cavalier qu’il répétoit, et que je le condamnai.

L’affaire du régiment de Saint-Abre est échouée pour la Châtre et pour Biscarat[7], et M. le Cardinal ne la veut faire pour personne, à ce qu’il dit. Adieu, ma belle cousine[8].


  1. Lettre 39. — i. François de Créquy, frère cadet du duc de Créquy, lieutenant général des armées du Roi, maréchal de France en 1668.
  2. Louis Brulart, marquis de Sillery, mestre de camp d’infanterie, beau-frère de la Rochefoucauld, était fils de la vicomtesse de Puisieux, dont il est souvent parlé dans la Correspondance. Voyez la note 2 de la lettre 115.
  3. Molondin était mestre de camp des gardes suisses. Après sa blessure au siège de Valenciennes, il fut fait maréchal de camp.
  4. Dans le manuscrit, on a remplacé au-dessus de la ligne les mots « la plus grande ville », par « une des plus considérables places ».
  5. L’armée espagnole était commandée par don Juan d’Autriche, le prince de Condé et le marquis de Caracène.
  6. Philippe-Auguste le Hardi, marquis de la Trousse, cousin germain de Mme de Sévigné : voyez la Généalogie, p. 344. En 1669, au moment du mariage de Mme de Grignan, il était capitaine sous-lieutenant des gendarmes-Dauphin. Charles de Sévigné l’eut longtemps pour chef. Il mourut en 1691, chevalier de l’ordre, lieutenant général des armées du Roi et gouverneur d’Ypres.
  7. Bussy, dans ses Mémoire : (tome I, p. 429), dit simplement de lui que c’était un volontaire, « jeune gentilhomme de courage et d’esprit. »
  8. Cette fin, depuis : « L’affaire du régiment », ne se trouve pas dans notre manuscrit, mais dans celui des Mémoires.