Lettre du 9 juin 1668 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 501-506).
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78. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN
À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Le lendemain du jour que j’eus reçu cette lettre, j’y fis cette réponse.

À Bussy, ce 9e juin 1668.

La dernière lettre que vous m’avez écrite avant celle que je reçus hier de vous, ma belle cousine, étoit du 20e mai de l’année passée, à quoi je répondis sur-le-champ, du 23e mai : est-ce que vous n’avez pas reçu ma réponse ? car personne n’est plus ponctuel avec tout le monde que moi, et surtout avec vous, à qui j’aime à écrire, et je réponds aujourd’hui à votre lettre du 6e de ce mois, dans laquelle vous ne sauriez pas vous empêcher de m’agacer sans sujet.

Pourquoi me dire que je ne vous pardonne point l’offense que je vous ai faite, puisque je vous en ai demandé mille fois pardon, et que vous m’avez promis autant de fois 1668de n’y plus songer [1] ? Je comptois, sur votre parole, tout cela comme non avenu, et si je m’en souvenois quelquefois, ce n’étoit que pour m’obliger à raccommoder le passé par plus de tendresse pour vous. Cependant il semble que de temps en temps vous vous repentiez de m’avoir pardonné. Tout ce que je puis croire en votre faveur, ma chère cousine, c’est que ces changements-là sont étrangers en vous, et que la douceur et l’amitié pour moi y est naturelle. Vous n’avez pas la force de résister à la mode : je n’y suis pas aujourd’hui ; si j’y reviens jamais, je crois que vous vous ferez bien moins de violence pour battre des mains quand on dira du bien de moi, que vous ne vous en faites quand on vous en dit du mal. Vous voyez par là que je crois, ce que vous me mandez, que vous avez de la pente à m’aimer ; mais je ne demeure pas d’accord qu’elle vous ait mise à deux doigts d’être ridicule. Quoi qu’il se fût passé entre nous, nous étions raccommodés. Après cela, étant si proches que nous sommes, il étoit naturel que vous parussiez de mes amies, et je suis même persuadé que lorsque je fus arrêté il eût été honnête et généreux à vous de prendre mon parti envers et contre tous, quand même vous ne m’auriez pas pardonné avant que j’entrasse à la Bastille. Au moins en usai-je ainsi pour vous quand le surintendant Foucquet fut arrêté. Véritablement vous n’étiez pas en prison, mais vous étiez en Bretagne. Nous étions brouillés ; je pouvois, sans passer pour emporté, mêler mon prétendu ressentiment avec le déchaînement de vos envieux ; je ne sais pas même si vous ne vous y attendiez point. Cependant je fis le contraire, et bien loin de craindre d’en être ridicule, je me trouvai le cœur bien fait en cette rencontre.

Cela vous soit dit sans aigreur, et sans reproches, ma belle cousine ; car je vous ai presque toujours aimée, quoi que vous aient dit ceux que vous me mandez qui savoient mieux que vous comment vous étiez avec moi. Si je ne vous avois pas aimée avant notre brouillerie, et même depuis notre réconciliation, je n’en aurois fait confidence qu’à une certaine personne que vous savez[2]. Cependant, hormis la conjoncture où je crus avoir sujet de me plaindre de vous, je ne lui en ai jamais parlé que comme de la plus jolie femme de France, ce qu’elle ne trouvoit nullement bon, et qu’elle vouloit toujours détruire par mille particularités que je vous dirai un jour : de sorte que tout ce que je pouvois faire, c’étoit de lui cacher ce que je pensois d’avantageux de vous ; mais je n’en disois point de mal ;

Et retenu par mon respect extrême,
Ma bouche au moins ne fit point de blasphème.

Vous comprenez bien, ma belle cousine, les raisons qu’on avoit de craindre que je ne vous trouvasses trop aimable ; et si vous voulez savoir celles qu’on auroit maintenant de me brouiller avec vous, c’est que, craignant peut-être quelques petits reproches de ma part (qu’on sent bien qu’on mérite, et qui pourroient faire du bruit), on seroit bien aise de m’attirer des ennemis, et de mettre les choses en état que les rieurs ne fussent pas de mon côté. Mais on a grand tort de m’appréhender : ma colère feroit trop d’honneur, et je suis trop glorieux pour me plaindre.

Au reste, Madame, je ne sais d’où est tenue à la marquise d’Époisse la nouvelle de ma blessure.

À Bussy, d’où je n’ai bougé,
Pour vous dire la chose en homme véritable,
Il ne m’est, sur mon Dieu, rien du tout arrivé,

de sorte que, quand vous avez eu de la douleur elle venoit d’autre chose que de la force du sang. Je vois bien qu’il y a un peu d’altération dans notre sympathie, ou du moins qu’elle n’a lieu que dans les saignèes. Si elle avoit été aussi loin que vous dites, ma belle cousine, elle auroit été jusqu’à votre cœur ; mais à moi n’appartenoit pas tant de braverie[3].

J’aurois ri de la turlupinade quand j’aurois eu la tête cassée ; vous jugez bien qu’en l’état où je suis, je n’ai pas été plus sérieux.

J’attends ici un de ces maris dont la tête n’est pas incommodée des corniches : ce qu’il y porte va dans le superlatif. Je voudrois bien vous faire connoître le personnage sans vous le nommer.

Il n’est pas si beau qu’Astolphe ni que Joconde[4] ; mais, en rècompense, il est quatre fois plus malheureux. Ne le connoissez-vous pas à cela ?

C’est un mari tout à fait insensible. Il ne ressemble pas le pauvre Sganarelle qui étoit un mari très-marri[5]. 1668 On ne comprend pas celui-ci, car enfin, quoiqu’il porte des cornes sur la tête, il les tient fort au-dessous de lui.

Si vous n’y êtes pas encore, vous n’en êtes pas loin. Attendez.

C’est un mari gros et gras et bien nourri.

Y êtes-vous ?

C’est un mari dont le malheur m’est particulièrement connu[6].

Oh ! pour celui-là vous y êtes. Je défie Beaubrun[7] de le peindre plus au naturels[8].

Je ne sais si j’oserois vous parler du mariage de Mlle de Sévigné, si près du chapitre des corniches. Oui, cela ne tire pas à conséquence, et puis vous lui choisirez un honnête homme ; autrement, vous savez bien la prédiction que j’ai faite.

J’ai ouï parler du mari qu’elle a failli d’épouser[9]. Je ne sais pas, s’il l’eût épousée, s’il eût été quelque jour très-marri[10] ; mais je sais bien que, dans les commencements, il eût été très-aise. Je suis ma foi le serviteur de la belle, et je l’aime fort ; mais pourtant bien moins que vous[11].


  1. Lettre 78. — Au sujet de ces explications entre Bussy et sa cousine, voyez le passage déjà cité de la Notice biographique, p. 77 et suivantes.
  2. Bussy désigne ici Mme de Montglas, dont il a été parlé plus haut (lettre 30, note 1). En le voyant disgracié, Mme de Montglas l’avait abandonné.
  3. Braverie signifie proprement « magnificence dans les habits » puis par extension, comme il paraît par cet emploi, tout ce dont on peut faire parade, tout ce qui rend fier et glorieux.
  4. Le premier recueil des Contes de la Fontaine avait paru en 1665, ou plutôt, comme l’a montré M. Walckenaer, en 1664. Au reste la nouvelle de Joconde était avant cela bien connue par l’Arioste.
  5. Allusion à un vers bien connu de la 9e scène du Sganarelle de Molière, qui a été représenté pour la première fois en mai 1660 :

    Oui, son mari, vous dis-je, et mari très-marri,

  6. On a pensé qu’il s’agissait de M. de Montglas, à qui ce dernier trait s’appliquait, à ce qu’il paraît, plus qu’à personne. La lettre 85 confirme cette conjecture, et prouve que c’est bien de lui qu’il est ici question.
  7. Charles Beaubrun, célèbre peintre de portraits, mort à Paris en 1692, à l’âge de quatre-vingt-huit ans.
  8. Il y a ici dans notre manuscrit une phrase de plus, qui a été ajoutée par Mme de Coligny : « Cela me fait aviser de vous envoyer une traduction d’une épître d’Ovide, que j’ai faite autrefois sur le sujet de ce mari-là ; je crois que l’épître vous réjouira. » Il s’agit sans doute de l’épître de Pâris à Hélène, où Ménélas est traité de « sot époux, » et qu’on avait voulu d’abord attacher à cette lettre-ci. Mais plus tard, comme nous le verrons, elle fut placée, avec la réponse d’Hélène à la suite de la lettre du Ier mai 1672.
  9. Voyez la note 3 de la lettre 77.
  10. Dans le manuscrit il y a très-mari.
  11. Ici encore on lit quelques mots ajoutés plus tard : « Je fais toujours souvenir le Roi de moi de temps en temps. Voilà les deux dernières lettres que je lui ai écrites. Il ne m’a pas encore écouté. Patience ! » Une copie de ces deux lettres au Roi se trouve avec un fragment de la lettre 78, dans le manuscrit 629 du Supplément français de la Bibliothèque impériale.