Lettre du Baron de Petdechèvre à son secrétaire au château de Saint-Magloire

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LETTRE DU BARON DE PETDECHÈVRE
à son secrétaire au château de saint-magloire
Versailles, 9 septembre 1871

La France est sauvée, mon cher Anatole, et vous avez bien raison de dire que j’y ai grandement contribué. Mon discours — je devrais dire notre discours — n’a pu trouver place dans la fameuse discussion, mais j’en ai prononcé dans le couloir, au milieu de nos amis, l’entraînante péroraison. Ils hésitaient… Ils ont voté. Veni, vidi, vici ! J’ai compris cette fois l’influence que je puis exercer un jour sur certains groupes parlementaires.

Du reste, j’en avais eu le pressentiment, à mon dernier congé, lorsque ma blonde et intelligente Sidonie, assistant à notre répétition, s’écria : « Papa ! tu me fais je ne sais quoi quand tu te prends au sérieux ! »

Tu me fais je ne sais quoi !… Ô adorable aveu ! Je portais dans ce jeune cœur le trouble de l’éloquence, et ce trouble est le précurseur de la persuasion. (Répétez ma phrase au curé, en faisant le mistigri.)

Donc la France est sauvée, la noblesse est sauvée, la religion est sauvée, nous sommes constituants !

Quand constituerons-nous ? Quand il nous plaira, messieurs. — Et monsieur Thiers ? me direz-vous. — Monsieur Thiers ! peuh ! que serait-il sans nous ? Aussi s’est-il rallié à notre proposition, donnant le bout de ses doigts à baiser aux républicains, et nous prenant le cou pour nous dire à l’oreille : « Patience ! vous serez rois ! » — Et la gauche ? — La gauche !… qu’est-ce que c’est que ça, la gauche ? Voyons, Anatole, si ça ne se croyait pas constituant, est-ce que ça resterait avec les constituants ? On se fait de fausses idées de ces gens-là.

Ils sont en somme beaucoup plus accommodants qu’on ne pense. Les vieux se convertissent et se frappent la poitrine à la tribune et à la Cour d’assises ; ils ont la manie des confessions publiques qui discréditent le pénitent et peuvent déconsidérer le parti. Les jeunes ont de l’ambition et se tiennent prêts à tout évènement. Il y a bien quelques braillards qui soulèvent de ridicules tempêtes autour de la tribune, mais c’est nous qui brandissons les tonnerres, et les braillards qui voudront lutter jusqu’au bout mourront de phtisie laryngée.

Il faut que nous nous reposions maintenant ; nous l’avons bien gagné, ce repos qu’on veut nous mesurer parcimonieusement. Nous avons réorganisé une armée, bombardé Paris, écrasé l’insurrection, fusillé les insurgés, jugé leurs chefs, établi le pouvoir constituant, berné la République, préparé un ministère monarchiste et fait quelques lois qu’on refera tôt ou tard. — Ce n’était pas pour faire des lois que nous étions venus à Versailles ! On est homme, Anatole, avant d’être législateur. On n’a pas fait ses foins, on veut faire au moins ses vendanges.

Vous êtes heureux, vous ! Ces dames vous réclamaient, vous êtes parti sans tambour ni trompette, me laissant deux discours à apprendre et des interruptions à répéter. Vous avez ouvert la chasse, vous avez pêché ; vous m’avez envoyé des cailles et des truites ; nous les avons mangées ; c’est bien. Après !…

Ah ! comme j’ai planté là les discours et les interruptions, pour demander un congé.

— C’est le cent trente-septième que j’inscris cette semaine, m’a dit le président.

J’étais vexé. Ce M. Target m’a décidé à attendre. Ah ! le charmant homme, et comme il comprend les aspirations de l’Assemblée !… Anatole, je vous envoie sa photographie, pour l’album de Sidonie. Faites-le mettre en bonne place, entre le général du Temple et M. de Bel-Castel, qui m’honorent de leurs confidences.

Nous partirons vers la fin du mois ; il y a encore de beaux jours en octobre : vous savez, ces beaux soleils qui percent la brume et dissipent… dissipent… Vous me comprenez ! Je ne suis pas poète, moi ; je suis orateur !

*

On a pris patience, à la Chambre, jusqu’à cette heure, grâce aux conseils de guerre et à la proposition Ravinel.

Oh ! conseils de guerre !… Tenez, nous sommes aux anges, mon cher. L’opinion des honnêtes gens a profondément ému ces braves juges militaires, un moment fourvoyés dans les sentiers tortueux de la clémence et de la pitié. Les voilà dans le bon chemin, dans le droit chemin, justes pour cette fois, mais surtout sévères. Avez-vous vu comme ils ont condamné Pipe-en-Bois ?… Nous avons notre revanche, citoyens de la Commune !

Et puis, je ne vous le cache pas, Anatole, il fallait un exemple. Il ne sera pas dit qu’on aura pu être impunément avec Gambetta !

Gambetta !… Tenez, je pense quelquefois que Sidonie en a raffolé trois semaines et cela trouble mes nuits… Dites-lui que je lui pardonne. Elle verra à la rentrée comme je montre le poing, sous la tribune, quand nous nous réunissons entre amis, pour maudire le dictateur.

Ah ! il n’a pas osé placer son mot dans la question Ravinel. Entre nous, Anatole, je crois que je lui fais peur. Il demandait, l’autre jour, dans le parc, sans me montrer du doigt, bien entendu : « Quel est donc ce Brésilien ? » Sidonie prétend que je me teins un peu trop ; mais puisque ça me donne l’air farouche !…

N’importe, j’ai eu beau montrer le poing à la gauche, nous n’avons pas pu enlever cette affaire Ravinel. Nous restons à Versailles, indéfiniment, mais les services publics ne viennent pas s’y établir.

Après ?… Qu’est-ce que ça me fait ? J’aime ce provisoire, moi. Versailles est un faubourg de Paris et pourtant ce n’est plus Paris. Tout est là. Être et ne pas être à Paris.

Si l’on nous eût proposé Nantes ou Lyon, ou Bordeaux, nous aurions nettement refusé. Ce sont des villes révolutionnaires d’abord ; la garde nationale n’y est pas encore dissoute et les conseillers municipaux y sont outrageusement républicains. Ah ! mon pauvre ami, on n’est plus en sûreté nulle part en province. Peut-être cependant qu’à Saint-Magloire !… Ça, c’est une idée ; vous me présenterez un projet d’amendement à la rentrée.

Mais en principe, voyez-vous, ne me parlez pas de siéger à cinquante ou deux cents lieues de Paris. À Bordeaux, c’était bon après la guerre. On était près de Libourne et d’Arcachon. Nous avions besoin d’air pur après tant d’émotions et Paris ne pouvait nous donner cet air pur. Quelques milliers d’imbéciles s’étaient fait tuer bêtement dans la banlieue malgré le général Trochu ; dans la ville il était mort cinq mille sept cents personnes en huit jours, pauvres victimes d’une stupide obstination… Maintenant, c’est autre chose et me voilà mi-partie Parisien. Que le président ait ou n’ait pas dit : « Messieurs, la séance est levée ! » je prends le train de cinq heures et demie. C’est charmant, par la rive gauche. Et puis, quelles rencontres en chemin de fer ! Vous aimiez l’imprévu, vous aussi, Anatole !

À sept heures, je dîne au Café d’Orsay, ou chez Ledoyen. À huit heures, je ne suis plus député, je ne suis plus baron, si je veux, je ne suis plus Petdechèvre, je suis un noble étranger perdu dans Paris.


Anatole, cette lettre est une lettre politique, lettre close à la baronne et à Sidonie ! Mais si jamais vous êtes député, rappelez-vous que le bonheur et la vérité sont dans les moyens termes. Le jour à Versailles, la nuit à Paris : c’est la seule solution satisfaisante de la grande question Ravinel.

Jehan-Godefroid-Adalbert-Carolus-Adamastor
baron de Petdechèvre.


Pour copie plus ou moins conforme :
Jean Marcel.


P.-S. — Eh bien ! eh bien ! j’en apprends de belles par le dernier courrier ! Qui donc a révolutionné Saint-Magloire ! Sur 287 électeurs, 233 ont pétitionné pour la dissolution !… Anatole, je vais demander un congé !… Mais du moins, peut-on se risquer là-bas ?