Lettre du prince Napoléon (Jérôme)

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LETTRE
AU
DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES

Monsieur,

Absent de Paris, ce n’est qu’à mon retour, il y a quelques jours, que j’ai eu connaissance du numéro de la Revue des Deux Mondes contenant un article de M. d’Haussonville intitulé : L’église romaine et le premier empire. — 1800-1814. — Commencement des difficultés entre Napoléon et Pie VII au sujet du mariage du prince Jérôme.

Cette publication présente un fait de la vie de mon père sous un jour qui n’est pas exact, et mon devoir est d’y répondre.

Les sentimens particuliers de l’auteur au sujet de l’empereur, de sa famille et de la période impériale, sentimens que l’indépendance de son caractère et de ses opinions ne lut permet pas de dissimuler, sont peut-être trop vifs pour pouvoir se concilier avec l’impartialité de l’historien. Toujours est-il que, volontairement ou faute d’une analyse assez approfondie de la question, M. d’Haussonville confond les deux élémens distincts dont se compose le mariage de Baltimore : l’élément civil et l’élément religieux. Il semblerait, à lire l’article du 1er mai, qu’il n’y avait pour l’empereur, pour la France de 1805, qui était déjà celle du code civil et du concordat, d’autre moyen de rompre le mariage du prince Jérôme et de Mlle Paterson que d’obtenir du pape une déclaration de nullité. Et, comme l’auteur arrête l’exposé de l’affaire à un premier refus du saint-siège, le lecteur se trouve induit à conclure que le mariage n’a jamais été régulièrement invalidé. Est-ce vraiment écrire l’histoire que de présenter le commencement d’un fait sans le compléter ? L’auteur pourtant ne procède pas autrement : après avoir relaté le premier refus du pape, il n’ajoute pas que le souverain pontife a finalement reconnu la nullité du mariage contracté par mon père en Amérique, car c’est bien le pape Pie VII qui a fait bénir et célébrer par son représentant religieux le mariage du prince Jérôme avec la princesse Catherine de Wurtemberg, ma mère. Serait-il juste, en retraçant, par exemple, l’historique de la bataille de Marengo, de dire que les Français ont commencé par être battus, sans ajouter qu’un heureux retour offensif leur a fait gagner la bataille à la fin de la journée ? Or j’ai cherché en vain dans l’exposé la simple conclusion que le saint-père avait reconnu le peu de fondement de ses premiers scrupules, et qu’il avait donné la bénédiction religieuse au second mariage du prince Jérôme.

Convaincu que dans cette question, qui touche à l’honneur et aux droits de ma famille, mon devoir ainsi que mes intérêts étaient d’appeler sur elle toute la lumière possible, j’ai toujours saisi l’occasion de répondre aux attaques juridiques par le droit commun, ou aux allégations soi-disant historiques par la publicité. C’est ainsi qu’en 1861 et 1863 j’avais la faculté, dans un procès successivement porté devant le tribunal de la Seine et devant la cour impériale de Paris, d’arrêter le débat sur le fond même de la cause en soulevant une question d’incompétence ; je pouvais invoquer l’autorité souveraine du conseil de famille impérial, me prévaloir de sa juridiction exceptionnelle reconnue par nos lois : je n’en ai rien fait, j’ai accepté, provoqué même, une discussion solennelle. Deux décisions fondées sur les principes du droit commun sont venues confirmer les décrets de l’empereur Napoléon Ier et les sentences du conseil de famille des 4 juillet 1856 et 5 juillet 1860 rendues du vivant de mon père ; elles ont fait plus : elles ont donné à ces annulations successives et répétées du mariage de Baltimore l’autorité de la chose jugée, après une longue et minutieuse analyse des faits, une grande publicité de discussion, la mise en lumière des incidens les plus secrets, l’accord de la magistrature, unanime à tous les degrés, motivé sur des considérans de la plus lumineuse clarté.

Voici l’historique exact du mariage de Baltimore, historique que je ne me lasserai pas de reproduire toutes les fois que je trouverai une tendance à le dénaturer.

En 1803, après la rupture de la paix d’Amiens, Jérôme Bonaparte, jeté sur les côtes des États-Unis par les hasards d’une croisière aux Antilles interrompue par les Anglais, s’éprend de la fille d’un riche négociant de Baltimore, Mlle Elisabeth Paterson. Le 25 octobre, le jeune officier de marine signifie au consul-général de France à Washington, M. Pichon, que son intention est d’épouser prochainement cette jeune personne. M. Pichon, devinant toute la gravité qu’une pareille décision peut avoir pour l’avenir du frère du premier consul, rédige trois protestations ; l’une adressée à Jérôme, l’autre à M. Paterson, la troisième à l’agent consulaire à Baltimore, avec ordre à ce dernier de remettre à M. Paterson la lettre qui lui est destinée et de dresser procès-verbal de cette remise. Ces trois pièces portent en substance : « La loi du 20 septembre 1792 déclare nul le mariage contracté par une personne âgée de moins de vingt et un ans sans le consentement de ses père et mère. Le code civil promulgué en mars 1803 établit la même cause de nullité, en étendant la limite d’âge jusqu’à vingt-cinq ans. Jérôme Bonaparte, âgé de dix-neuf ans, s’il contracte mariage sans le consentement de Mme Lætitia Bonaparte, sa mère, contractera un mariage invalidé par la loi de 1792 et par celle de 1803. »

Ces protestations eurent un effet immédiat, mais qui ne fut pas de longue durée. Jérôme écrivit au consul-général qu’il avait rompu son mariage et qu’il partait pour New-York ; M. Paterson informa Jérôme et le consul-général qu’en présence du texte de la loi française l’union projetée ne pouvait avoir lieu. Les choses restèrent dans cet état pendant deux mois, et il faudrait entrer dans des détails qui n’appartiennent pas à l’histoire et n’intéressent pas la question légale pour montrer ce qui, après cette période d’arrêt, fit prendre brusquement un autre cours aux événemens. Toujours, est-il que le consul-général apprit tout à coup à Washington que le mariage de Jérôme et d’Elisabeth Paterson venait d’être célébré à Baltimore, où l’évêque de Baltimore, Caroll, prêtre espagnol, avait uni les deux jeunes gens le 24 décembre.

Pour se rendre bien compte de la nature de cet acte, il faut rappeler qu’aux termes du code civil tout Français qui se marie à l’étranger selon les formes usitées dans le pays où il se trouve contracte un mariage reconnu valable par la loi française, sous certaines conditions essentielles parmi lesquelles figure en premier lieu le consentement des parens qui, s’il n’est pas obtenu, entraîne la nullité du mariage. Dès que cet acte fut connu en France, on s’occupa d’en faire prononcer l’annulation. Si Jérôme n’avait été qu’un simple particulier, la déclaration de nullité n’aurait pas souffert la moindre difficulté : sa mère, Mme Laetitia Bonaparte, eût introduit auprès du tribunal de la Seine une demande en nullité de mariage fondée sur le défaut de son consentement, et le tribunal eût invalidé l’acte de Baltimore conformément aux principes les plus élémentaires du droit commun ; mais à partir de mai 1804 la personne de Jérôme avait passé sous un droit exceptionnel. Les conséquences du sénatus-consulte du 28 floréal an XII soumettaient la famille de l’empereur à la juridiction du chef de l’état, Jérôme, pour le jugement de la validité de son mariage, relevait non plus d’un tribunal ordinaire, mais de son souverain, Napoléon Ier. Ce changement de situation entraîna nécessairement un changement de procédure. Le 22 février 1805, Mme Laetitia Bonaparte déposa entre les mains de M. Raguideau, notaire à Paris, une protestation contre le mariage de son fils, et les 2 et 21 mars l’empereur signa deux décrets qui frappaient cette union de nullité. Ce ne fut nullement un acte de souveraineté politique qu’accomplit ainsi l’empereur ; ce fut un acte judiciaire, sa compétence et sa juridiction personnelles se trouvant substituées, en ce qui regardait les membres de sa famille, à celles de la justice ordinaire. Ces décrets, rédigés par Cambacérès, légiste consommé, sont conçus dans cet esprit : la nullité du mariage ne résulte pas de l’absence du consentement impérial ; à l’époque de la célébration du mariage à Baltimore, Jérôme n’avait pas besoin du consentement de son frère pour se marier ; la nullité prononcée résulte uniquement du défaut du consentement maternel.

Voilà ce que l’auteur de l’article du 1er mai appelle « la ressource douteuse des décrets. » Il ne peut toutefois s’empêcher de reconnaître que le tribunal, sur la demande de Mme Laetitia, aurait pu annuler le mariage ; mais il croit pouvoir expliquer le recours aux décrets par la nécessité de hâter la conclusion de l’affaire. J’avoue ne pas comprendre quel pouvait être pour l’empereur, au mois de mars 1805, l’intérêt de gagner quelques jours sur la procédure ordinaire. La véritable raison du recours aux décrets a été de faire juger Jérôme par son juge compétent, qui n’a fait qu’appliquer la loi commune sous l’empire de laquelle s’était produit l’acte entaché de nullité.

Sous le premier empire, la restauration, le gouvernement de juillet, la république, jusqu’en 1856, c’est-à-dire pendant cinquante ans, le dénoûment donné à l’affaire du mariage américain par les décrets de mars 1805 a été accepté par tout le monde comme un fait juridique, légal, irrévocable, et a été presque oublié par les contemporains. Mme Paterson a sollicité et accepté une pension de l’empereur Napoléon Ier en témoignage de son acquiescement à la sentence impériale ; le mariage du roi Jérôme avec la princesse Catherine de Wurtemberg a été l’objet d’actes internationaux entre la France et le Wurtemberg, sans qu’aucune protestation de Mme Paterson ou de sa famille ait rappelé des droits définitivement condamnés. Plus tard, sous la restauration et la monarchie de juillet, le fils de Mme Paterson a été accueilli par son père, par ma mère, la princesse Catherine, par Mme Laetitia et toute la famille Bonaparte avec la plus affectueuse tendresse, preuve irrécusable qu’en Europe comme en Amérique le souvenir de la naissance de cet enfant ne cachait de prétentions d’aucune espèce. Ce n’est qu’après plus d’un demi-siècle de silence et d’oubli que l’affaire de Baltimore a reparu sur la scène judiciaire. Elle y a été introduite, non avec la prétention de contester le deuxième mariage, ce qui était impossible, mais avec le désir de la part du fils de Mme Paterson de se faire reconnaître comme enfant légitime, en tant qu’issu d’un mariage qui, bien qu’annulé, avait été contracté de bonne foi, disait-il, et devait en conséquence donner droit à un partage d’hérédité.

Il m’est impossible de suivre ce long procès à travers la filière judiciaire qu’il a parcourue jusqu’à ce que toutes les juridictions aient été épuisées. Sous quelque forme que se soient produites les protestations contre la nullité du mariage de 1803, elles ont été condamnées par le conseil de famille, par le tribunal de la Seine, par la cour impériale. Je regrette vivement que la persistance de l’esprit de parti à entretenir le public d’une affaire si complètement et si irrévocablement terminée me force à citer encore les termes dont la justice s’est servie pour reconnaître la vérité et nous donner gain de cause. Je me bornerai au dernier considérant de l’arrêt de la cour impériale en date du 1er juillet 1861, considérant qui résume tout le procès :

« Considérant qu’ainsi l’acte de mariage qui sert de base aux conclusions des appelans a été annulé par deux décrets souverains, et son exécution repoussée par deux sentences rendues en dernier ressort ; que le résultat inattaquable de ces décisions est conforme d’ailleurs à la plus évidente équité ; que le mariage contracté par le prince Jérôme le 12 août 1807, sous les yeux de l’Europe entière, témoignage solennel des grandeurs de la France impériale, célébré en pleine bonne foi et sous les plus augustes sanctions, ne pourrait sans injustice voir les droits qu’il a fait naître sacrifiés à un acte passé en fraude des lois de la patrie, accepté par la double imprudence d’un mineur de dix-neuf ans et d’une famille avertie, et dont l’annulation souverainement prononcée est restée pendant plus d’un demi-siècle incontestée ;

« Par ces motifs :

« La cour, statuant sur l’appel, dit que l’action de la dame E. Paterson et de J.-N. Bonaparte est reconnue mal fondée, dans tous les cas non recevable, les déboute de toutes les fins et conclusions, dit que le dispositif du jugement dont est appel sera exécuté selon sa forme et teneur. »

Voilà donc la question du mariage civil complètement éclaircie et vidée. Reste la question du mariage religieux, que M. d’Haussonville traite dans son article.

L’empereur n’avait eu garde de les confondre. Par les décrets de mars 1805, il avait résolu l’une définitivement ; au mois de mai de la même année, il demanda au pape de résoudre l’autre, en déclarant religieusement nulle l’union contractée devant l’évêque Caroll. C’était uniquement par convenance religieuse et dans l’intérêt du catholicisme que l’empereur s’adressait au saint-siège, car, à tout prendre, il n’avait pas besoin de son intervention pour rendre à son frère la liberté matrimoniale, telle que la comportait la loi française. L’auteur de l’article se trompe dans cette circonstance en parlant ironiquement de ces sentimens de Napoléon. Sa sincérité ne pourrait sérieusement être mise en cause : il lui répugnait de donner, dans sa propre famille, l’exemple de l’indifférence religieuse, et d’être le premier, dans la personne de son frère, à se priver d’une sanction que la législation n’imposait pas aux citoyens, mais dont sa politique recommandait le respect. À cette ouverture, le pape répondit par un refus, et M. d’Haussonville cite à peu près en entier la lettre du saint-père.

Cette citation textuelle est un véritable acte d’impartialité, car il est impossible que le lecteur ne soit pas frappé de la singularité de cette pièce, dans laquelle le pape reconnaît que le mariage est nul au nom du droit canon, tout en refusant de déclarer cette nullité, par un scrupule de formalisme qu’on ne saurait prendre au sérieux. Ainsi « la cause canonique de nullité résulte de la clandestinité ; cette cause d’empêchement a été spécialement formulée par le concile de Trente. » L’église a donc le devoir d’annuler l’acte clandestin ; mais par malheur « le décret du concile de Trente n’a pas été publié à Baltimore : il est en conséquence hors du pouvoir du pape de prononcer le jugement de nullité » » Le pape « a ordonné les recherches les plus secrètes et les plus minutieuses aux archives de l’inquisition, pour savoir si le décret du concile de Trente a été publié à Baltimore, et l’on n’a rien trouvé. »

M. d’Haussonville constate que la lettre du pape parut à Napoléon « d’une puérilité ridicule. » Je n’oserai pas répondre qu’elle ne lui fasse pas à lui-même cet effet ; seulement il ne met pas en doute la bonne foi du pape, tandis qu’il reconnaît que l’empereur n’hésita pas à voir dans un refus si étrangement motivé « une preuve surabondante de l’offensante mauvaise volonté du pape et l’intention où le Vatican était de lui être désagréable, et de prendre ainsi sa revanche de l’affaire des Légations. »

Je n’ai pas à me prononcer entre ces deux appréciations. Ce qu’il m’importe de constater, c’est d’une part les motifs et la teneur du refus momentané du pape, de l’autre le retour ultérieur que le pape crut devoir faire sur cette première décision. Cette seconde phase de l’affaire, l’auteur la passe sous silence, ainsi que je l’ai dit en commençant, et c’est peut-être ce silence que je regrette le plus dans son article. Je crois devoir y suppléer.

Quels qu’eussent été les motifs de sa première résistance, le pape n’y persista pas ; s’il ne rendit pas lui-même une bulle pour l’annulation du mariage, il permit que l’officialité diocésaine de Paris prononçât cette annulation par décision du 6 octobre 1806. Le 23 août 1807, le mariage religieux du roi Jérôme et de la princesse Catherine de Wurtemberg fut célébré en grande pompe dans la chapelle des Tuileries. Le prince primat, assisté de plusieurs évêques, officia et donna la bénédiction nuptiale aux époux. Le prince primat n’était ni un prélat français ni un sujet de Napoléon. C’était un prince souverain. On ne supposera probablement pas qu’il ait célébré le mariage de Jérôme sans l’assentiment du pape et en opposition, sur un si grave sujet, avec l’autorité de l’église et du saint-siège ; cette célébration n’est-elle pas la reconnaissance de la radicale nullité du premier, mariage au point de vue religieux ? Enfin j’ajouterai que, sous la restauration, ce même pape Pie VII donna pendant quelque temps à Rome un généreux asile au prince Jérôme, errant et proscrit, et prodigua à ma mère, quoique protestante, les marques d’une estime et même d’une affection toute particulière dont j’aime à me souvenir. En agissant ainsi, peut-on croire qu’il fût encore sous l’empire des préoccupations que lui avait inspirées la lettre de juin 1805 sur la validité canonique du mariage de Baltimore ? C’est ce que personne n’a jamais soutenu, pas même le célèbre avocat de la légitimité que j’ai eu pour adversaire devant les différentes juridictions dans toutes les phases de cette longue affaire, et dont les éloquentes plaidoiries ont visiblement influencé les jugemens de M. d’Haussonville.

J’aurais désiré borner la rectification contenue dans cette lettre au sujet qui intéresse directement la mémoire de mon père ; mais au moment de la terminer je ne puis me décider à laisser passer sans protestation : l’étrange tableau que l’auteur de l’article trace de l’intérieur de la famille Napoléon en 1804 et 1805.

Les rapports de l’empereur avec ses trois frères, Joseph, Lucien et Louis, y sont présentés sous le jour le plus odieux. Ici, c’est Napoléon : qui dit « que Lucien est capable de l’assassiner, mais qu’il a meilleure opinion de Joseph ; » là l’empereur tient le discours suivant, digne d’un tyran de mélodrame : « Vous n’avez rien à craindre de moi ; je ne suis pas le tyran de ma famille. Jamais je ne commettrai de crime, puisque je n’en ai pas commis pour me séparer de ma femme, pour faire un divorce qui avait été résolu dans ma tête jusqu’à mon voyage en Normandie et en Belgique, où j’ai pu connaître ; la bassesse des Français ; et m’assurer qu’il n’était pas nécessaire d’en venir là pour obtenir de leur servilité tout ce que je voulais en exiger. » Voilà les paroles que l’on met dans la bouche de l’homme qui, plus qu’aucun chef de nation qui ait paru dans le monde, a mis son orgueil à confondre sa propre grandeur avec celle du peuple qu’il représentait ! Plus loin, on montre l’empereur saisissant le prince Louis par le milieu du corps, et le jetant avec la plus grande violence hors de son appartement. Partout enfin nous lisons les plus outrageantes allusions aux soupçons et aux plaintes de ce frère de Napoléon.

L’auteur de l’article du 1er mai, nous le reconnaissons, indique la source où il a puisé ces révélations d’une si grossière invraisemblance ; mais sans qu’un seul mot de sa part donne à entendre qu’il ne les accueille qu’avec réserve, sinon avec défiance. Cette source est un livre qui a paru en 1858 sous le titre de Mémoires du comte Miot de Mélito. Je demande à l’opinion publique de condamner formellement ce système littéraire, en vertu duquel un fait, parce qu’il est rapporté dans un écrit imprimé, acquiert pour un auteur le caractère de la certitude historique au point d’être enregistré par lui sans commentaires. Il n’y a pas de fausseté, d’erreur, de calomnie, qu’il ne soit possible d’accréditer au moyen d’une authenticité de cette nature. Je le dis en thèse générale, mais quant aux mémoires du comte Miot de Mélito je puis préciser les motifs qui auraient dû les faire accueillir avec plus de circonspection par un écrivain du caractère de M. d’Haussonville. Veut-on que des mémoires sur une personnalité aussi exposée aux passions politiques de nos jours que l’est celle de Napoléon Ier et de ses frères puissent être consultés en qualité de documens historiques, il faut évidemment qu’ils n’aient pas été rédigés et publiés sous une inspiration notoirement hostile. Il faut une preuve quelconque de la vérité des documens invoqués. Or quelle apparence de réalité ont les lettres ou les conversations citées dans les mémoires du comte Miot de Mélito ? Aucune. Si c’est le comte Miot de Mélito qui a écrit ces mémoires, ce n’est pas lui qui les a publiés. Je ne sais pas quelles sont les notes qu’a pu laisser cet ancien serviteur du roi Joseph, qui a rompu dans la dernière partie de sa carrière les liens politiques qui l’avaient attaché à ma famille. Ce qui est certain, c’est que ces notes, tombées par suite d’alliance de famille entre les mains du général wurtembergeois Fleischmann, ont été publiées par ce dernier longtemps après la mort du comte de Mélito. M. le général Fleischmann était un étranger qui a combattu contre nous, et qui, aimant peu la France, s’est inspiré des ennemis de l’empire et a fait une œuvre de parti. Est-il besoin d’insister sur la valeur historique des mémoires publiés par ce personnage ? Ce n’est pas la première fois que les faussetés des mémoires du comte Miot de Mélito ont été rectifiées. Si j’ai bonne mémoire, un de mes cousins, le prince Pierre Bonaparte, a exigé et obtenu une rectification qui concernait son père, le prince Lucien, dans le premier volume de cet ouvrage.

Je laisse à chacun le soin d’apprécier l’authenticité et la véracité des mémoires du comte de Mélito ; mais je soutiens que, si un écrivain a le droit de citer des documens, j’ai celui de signaler leur origine et leur valeur.

Aujourd’hui, monsieur le directeur, je demande à votre impartialité l’insertion de la présente lettre, destinée à compléter et sur certains points à contredire le récit de M. d’Haussonville. Partisan pour chaque citoyen de la liberté de publier ses opinions par la voie de la presse, c’est à cette liberté même que je crois devoir recourir ici, convaincu qu’en général c’est à la liberté de la presse seule qu’il faut demander le redressement de ses abus et de ses erreurs.

Recevez, monsieur le directeur, l’assurance de ma considération la plus distinguée,


NAPOLEON (JEROME).

Palais-Royal, le 27 juin 1867.