Lettre sur la prise de Corbie

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Lettres de V. Voiture
Texte établi par Octave UzanneLibrairie des Bibliophiles (p. 223-236).
A Monsieur ***,
Après que la ville de Corbie eust esté reprise sur les Espagnols par l’armée du Roy.
LETTRE LXXIV.

Monsieur, je vous avoüe que j’aime à me venger, et qu’après avoir souffert durant deux mois que vous vous soyez mocqué de la bonne espérance que j’avois de nos affaires, vous en avoir ouy condamner la conduite par les evenemens, et vous avoir veu triompher des victoires de nos ennemis je suis bien aise de vous mander que nous avons repris Corbie. Cette nouvelle vous estonnera, sans doute, aussi bien que toute l’Europe, et vous trouverez estrange que ces gens que vous tenez si sages, et qui ont particulièrement cet avantage sur nous de bien garder ce qu’ils ont gagné, ayent laissé reprendre une place sur laquelle on pouvoit juger que tomberoit tout l’effort de cette guerre, et qui, estant conservée ou estant reprise, devoit donner pour cette année le prix et l’honneur des armes à l’un ou à l’autre party. Cependant nous en sommes les maistres. Ceux que l’on avoit jettez dedans ont esté bien-aises que le roy leur ait permis d’en sortir, et ont quitté avec joye ces bastions qu’ils avoient eslevez et sous lesquels il sembloit qu’ils se voulussent enterrer. Considérez donc, je vous prie, quelle a esté la fin de cette expédition, qui a tant fait de bruit. Il y avoit trois ans que nos ennemis meditoient ce dessein et qu’ils nous menaçoient de cet orage. L’Espagne et l’Allemagne avoient fait pour cela leurs derniers efforts. L’empereur y avoit envoyé ses meilleurs chefs et sa meilleure cavalerie. L’armée de Flandres avoit donné toutes ses meilleures troupes. Il se forme de cela une armée de vingt-cinq mille chevaux, de quinze mille hommes de pied et de quarante canons. Cette nuée, grosse de foudres et d’esclairs, vient fondre sur la Picardie, qu’elle trouve à descouvert, toutes nos armes estant occupées ailleurs. Ils prennent d’abord la Capelle et le Castelet ; ils attaquent et prennent Corbie en neuf jours. Les voila maistres de la rivière. Ils la passent, ils ravagent tout ce qui est entre la Somme et l’Oise ; et, tant que personne ne leur résiste, ils tiennent courageusement la campagne, ils tuent nos païsans et bruslent nos villages. Mais, sur le premier bruit qui leur vient que Monsieur s’avance avecque une armée et que le roy suit de près, ils se retirent, ils se retranchent derrière Corbie, et, quand ils apprennent que l’on ne s’arreste point et que l’on marche à eux teste baissée, nos conquerans abandonnent leurs retranchemens. Ces peuples si braves et si belliqueux, et que vous dites qui sont nez pour commander à tous les’autres, fuient devant une armée qu’ils disoient estre composée de nos cochers et de nos laquais, et ces gens si déterminez, qui dévoient percer la France jusques aux Pyrénées, qui menaçoient de piller Paris et d’y venir reprendre jusques dans Nostre-Dame les drappeaux de la bataille d’Avein, nous permettent de faire la circonvallation d’une place qui leur est si importante, nous donnent le loisir d’y faire des forts, et en suite de cela nous la laissent attaquer et prendre par force à leur veuë ! Voila où se sont terminées les bravades de Picolomini, qui nous envoyoit dire par’ses trompettes tantost qu’il souhaittoit que nous eussions de la poudre, tantost qu’il nous vinst de la cavalerie ; et, quand nous avons eu l’un et l’autre, il s’est bien gardé de nous attendre. De sorte, Monsieur, que, hors la Capelle et le Castelet, qui sont de nulle considération, tout le fruit qu’a produit cette grande et victorieuse armée a esté de prendre Corbie pour la rendre et pour la remettre entre les mains du roy, avec une contrescarpe, trois bastions et trois demylunes qu’elle n’avoit point. S’ils avoient pris encore autres dix de nos places avec un pareil succez, nostre frontière en seroit en meilleur estât, et ils l’auroient mieux fortifiée que ceux qui jusques icy en ont eu la commission. Vous semble-t’il que la reprise d’Amiens ait esté en rien plus importante ou plus glorieuse que celle-cy ? Alors la puissance du royaume n’estoit point divertie ailleurs ; toutes nos forces furent jointes ensemble pour cet effet, et toute la France se trouva devant une place. Icy, au contraire, il nous a fallu reprendre celle-cy dans le fort d’une infinité d’autres affaires qui nous pressoient de tous costez, en un temps où il sembloit que cet Estât fust épuisé de toutes choses, et en une saison en laquelle, outre les hommes, nous avions encore le ciel à combatre. Et, au lieu que devant Amiens les Espagnols n’eurent une armée que cinq mois après le siège pour nous le faire lever, ils en avoient une" de quarante mille hommes à Corbie devant que celuy-cy fust commencé. Je m’asseure que, si cet événement ne vous fait pas devenir bon François, au moins il vous mettra en colère contre les Espagnols, et que vous aurez dépit de vous estre affectionné à des gens qui ont si peu de vigueur et qui se sçavent si mal servir de leur avantage. Cependant ceux qui, en haine de celuy qui gouverne, haïssent leur propre païs, et qui, pour perdre un homme seul, voudroient que la France se perdist, se moquoient de tous les préparatifs que nous faisions pour remédier à cette surprise. Quand les troupes que nous avions icy levées prirent la route de Picardie, ils disoient que c’estoit des victimes que Ton alloit immoler à nos ennemis ; que cette armée se fondroit aux premières pluyes, et que ces soldats, qui n’estoient point aguerris, fuïroient au premier aspect des troupes espagnoles. Puis, quand ces troupes dont on nous menaçoit se furent retirées et que Ton prit dessein de bloquer Corbie , on condamna encore cette resolution. On disoit qu’il estoit infaillible que les Espagnols l’auroient pourveùe de toutes les choses nécessaires, ayant eu deux mois de loisir pour cela, et que nous consumerions devant cette place beaucoup de millions d’or et beaucoup de milliers d’hommes pour l’avoir peut-estre dans trois ans. Mais, quand on se résolut de l’attaquer par force bien avant dans le mois de novembre, alors il n’y eut personne qui ne criast. Les mieux intentionnez avoûoient qu’il y avoit de l’aveuglement, et les autres disoient qu’on avoit peur que nos soldats ne mourussent pas assez tost de misère et de faim, et que l’on les vouloit faire noyer dans leurs propres tranchées. Pour moy, quoy que je sceusse les incommoditez qui suivent nécessairement les sièges qui se font en cette saison, j’arrestay mon jugement. Je pensay que ceux qui avoient présidé à ce conseil avoient veu les mesmes choses que je voyois, et qu’ils en voyoient encore d’autres que je ne voyois pas ; qu’ils ne se seroient pas engagez légèrement au siège d’une place sur laquelle toute la chrestienté avoit lesyeux ; et, dès que je fus asseuré qu’elle estoit attaquée, je ne doutay quasi plus qu’elle ne deust estre prise : car, pour en parler sainement, nous avons veu quelquefois monsieur le cardinal se tromper dans des choses qu’il a fait faire par les autres ; mais nous ne l’avons jamais veu encore manquer dans les entreprises qu’il a voulu exécuter luy-mesme et qu’il a soustenuës de sa présence. Je creus donc qu’il surmonteroit toutes sortes de difficultez, et que celuy qui avoit pris la Rochelle malgré l’Océan prendroit encore bien Corbie en dépit des pluyes et de l’hyver. Mais, puis qu’il vient à propos de parler de luy et qu’il y a trois mois que je ne l’ay osé faire, permettez-le moy à cette heure, et trouvez bon que, dans l’abbatement où vous met cette nouvelle, je prenne mon temps de dire ce que je pense.

Je ne suis pas de ceux qui, ayant dessein, comme vous dites, de convertir des éloges en brevets, font des miracles de toutes les actions de monsieur le cardinal, portent ses louanges au delà de ce que peuvent et doivent aller celles des hommes, et, à force de vouloir trop faire croire de bien de luy, n’en disent que des choses incroyables ; mais aussi n’ay-je pas cette basse malignité de haïr un homme à cause qu’il est au dessus des autres, et je ne me laisse non plus emporter aux affections ni aux haines publiques, que je sçay estre quasi tousjours injustes. Je le considère avec un jugement que la passion ne fait pencher ni d’un costé ni d’autre, et je le voy des mesmes yeux dont la postérité le verra. Mais, lors que, dans deux cens ans, ceux qui viendront après nous liront en nostre histoire que le cardinal de Richelieu a démoly la Rochelle et abbattu Fheresie, et que, par un seul traitté, comme par un coup de rets, il a pris trente ou quarante de ses villes pour une fois ; lors qu’ils apprendront que, du temps de son ministère, les Anglois ont esté battus et chassez, Pignerol conquis, Cazal secouru, toute la Lorraine :jointe à cette couronne, la plus grande partie de l’Alsace mise sous nostre pouvoir, les Espagnols deffaits à Veillane et à Avein, et qu’ils verront que, tant qu’il a présidé à nos affaires, la France n’a pas un voisin sur lequel elle n’ait gagné des places ou des batailles, s’ils ont quelque goutte de sang françois dans les veines et quelque amour pour la gloire de leur païs, pourront-ils lire ces choses sans s’affectionner àluy ? Et, à vostre advis, l’aimeront-ils ou l’estimeront-ils moins à cause que de son temps les rentes sur l’Hostel de Ville se seront payées un peu plus tard, ou que l’on aura mis quelques nouveaux officiers dans la Chambre des comptes ? Toutes les grandes choses coustent beaucoup ; les grands efforts abbattent, et les puissans remèdes affaiblissent. Mais, si l’on doit regarder les Estats comme immortels, et y considérer les commoditez à venir comme présentes, comptons combien cet homme, que Ton dit qui a ruiné la France, luy a espargné de millions par la seule prise de la Rochelle, laquelle, d’icy à deux mille ans, dans toutes les minoritez des roys, dans tous les mécontentemens des grands et dans toutes les occasions de révoltes, n’eust pas manqué de se rebeller, et nous eust obligez à une éternelle despense. Ce royaume n’avoit que deux sortes d’ennemis qu’il deust craindre : les huguenots et les Espagnols. Monsieur le cardinal, dans les affaires, se mit en l’esprit de ruiner tous les deux. Pouvoit-il former de plus glorieux ni de plus utiles desseins ? Il est venu à bout de l’un, et il n’a pas achevé l’autre ; mais, s’il eust manqué au premier, ceux qui crient à cette heure que c’a esté une resolution téméraire, hors de temps et au dessus de nos forces, que de vouloir attaquer et abbatre celles d’Espagne, et que l’expérience l’a bien montré, n’auroient-ils pas condamné de mesme le dessein de perdre les huguenots ? N’auroient-ils pas dit qu’il ne falloit pas recommencer une entreprise où trois de nos roys avoient manqué, et à laquelle le feu roy n’avoit osé penser ? Et n’eussent-ils pas conclu, aussi faussement qu’ils font encore en cette autre affaire, que la chose n’estoit pas faisable, à cause qu’elle n’auroit pas esté faite ? Mais jugeons, je vous supplie, s’il a tenu à luy ou à la fortune qu’il ne soit venu à bout de ce dessein. Considérons quel chemin il a pris pour cela et quels ressorts il a fait jouer. Voyons s’il s’en est fallu beaucoup qu’il n’ait renversé ce grand arbre de la maison d’Austriche, et s’il n’a pas esté ébranlé jusques aux racines, ce tronc qui de deux branches couvre le septentrion et le couchant, et qui donne de l’ombrage au reste de la terre. Il fut chercher jusques sous le pôle ce héros qui sembloit estre destiné à y mettre le fer et à l’abbatre. Il fut l’esprit meslé à ce foudre, qui a remply l’Allemagne de feu et d’éclairs, et dont le bruit a esté entendu par tout le monde. Mais, quand cet orage fut dissipé et que la fortune en eut destourné le coup, s’arresta-t-il pour cela, et ne mit-il pas encore une fois l’Empire en plus grand hazard qu’il n’avoit esté par les pertes de la bataille de Leipsic et de celle de Lutzen ? Son adresse et ses pratiques nous firent avoir tout d’un coup une armée de quarante mille hommes dans le cœur de l’Allemagne, avec un chef qui avoit toutes les qualitez qu’il faut pour faire un changement dans un Estât. Que si le roy de Suéde s’est jette dans le péril plus avant que ne devoit un homme de ses desseins et de sa condition, et si le duc de Fridlandt, pour trop différer son entreprise, l’a laissée descouvrir, pouvoit-il charmer la balle qui a tué celuy-là au milieu de sa victoire, ou rendre celuy-cy impénétrable aux coups de pertuisane ? Que si en suite de tout cela, pour achever de perdre toutes choses, les chefs qui commandoient l’armée de nos alliés devant Norlinghen donnèrent la bataille à contre-temps, estoit-il au pouvoir de monsieur le cardinal, estant à deux cens lieues de là, de changer ce conseil et d’arrester la précipitation de ceux qui pour un empire (car c’estoit le prix de cette victoire) ne voulurent pas attendre trois jours ? Vous voyez donc que , pour sauver la maison d’Austriche et pour destourner ses desseins, que Ton dit à cette heure avoir esté si téméraires, il a fallu que la fortune ait fait depuis trois miracles, c’est à dire trois grands évenemens qui, vraysemblablement, ne dévoient pas arriver : la mort du roy de Suéde, celle du duc de Fridlandt et la perte de la bataille de Norlinghen. Vous me direz qu’il ne se peut pas plaindre de la fortune pour l’avoir traversé en cela, puis qu’elle l’a servy si fidellement dans toutes les autres choses ; que c’est elle qui luy a fait prendre des places sans qu’il en eust jamais assiégé auparavant, qui luy a fait commander heureusement des armées sans aucune expérience, qui l’a mené tousjours comme par la main et sauvé d’entre les précipices où il estoit jette, et enfin qui l’a fait souvent paroistre hardy, sage et prévoyant. Voyons-le donc dans la mauvaise fortune, et examinons s’il y a eu moins de hardiesse, de sagesse et de prévoyance. Nos affaires n’alloient pas trop bien en Italie, et, comme c’est le destin de la France de gagner des batailles et de perdre des armées, la nostre estoit fort déperie depuis la dernière victoire qu’elle avoit emportée sur les Espagnols. Nous n’avions gueres plus de bonheur devant Dole, où la longueur du siège nous en faisoit attendre une mauvaise issue, quand on sceut que les ennemis estoient entrez en Picardie, qu’ils avoient pris d’abord la Capelie, le Castelet et Corbie, et que ces trois places, qui les dévoient arrestef plusieurs mois, les avoient à peine arrestez huit jours. Tout est en feu jusques sur les bords de la rivière d’Oise. Nous pouvons voir de nos fauxbourgs la fumée des villages qu’ils nous brûlent. Tout le monde prend l’allarme, et la capitale ville du royaume est en effroy. Sur cela, on a advis de Bourgogne que le siège de Dole estoit levé, et de Xaintonge qu’il y a quinze mille païsans révoltez qui tiennent la campagne, et que l’on craint que le Poictou et la Guyenne ne suivent cet exemple. Les mauvaises nouvelles viennent en foule ; le ciel est couvert de- tous costez ; l’orage nous bat de toutes parts, et il ne nous luit pas de quelque endroit que ce soit un rayon de bonne fortune. Dans ces ténèbres, monsieur le cardinal a-t-il veu moins clair ? a-t-il perdu la tramontane ? Durant cette tempeste, n’a-t-il pas tousjours tenu le gout jrnail d’une main et la boussole de l’autre ? s’est-il jette dedans l’esquif pour se sauver ? et, si le grand vaisseau qu’il conduisoit avoit à se perdre, n’a-t-il pas tesmoigné qu’il y vouloit mourir devant tous les autres ? Est-ce la fortune qui l’a tiré de ce labirinthe, ou si c’a esté sa prudence, sa constance et sa magnanimité ? Nos ennemis sont à quinze lieues de Paris, et les siens sont dedans. Il y a tous les jours advis que l’on y fait des pratiques pour le perdre. La France et l’Espagne, par manière de dire, sont conjurées contre luy seul. Quelle contenance a tenu parmy tout cela cet homme, que l’on disoit qui s’estonneroit au moindre mauvais succez, et qui avoit fait fortifier le Havre pour s’y jetter à la première mauvaise fortune ? Il n’a pas fait une démarche en arrière pour cela. Il a songé aux périls de l’Estat, et non pas aux siens, et tout le changement que Ton a veu en luy durant ce tempslà est qu’au lieu qu’il n’avoit accoustumé de sortir qu’accompagné de deux cens gardes, il se promena tous les jours suivy seulement de cinq ou six gentils-hommes. Il faut advoùer qu’une adversité soutenue de si bonne grâce et avec tant de force vaut mieux que beaucoup de prosperitez et de victoires. Il ne me sembla pas si grand ni si victorieux, le jour qu’il entra dans la Rochelle, qu’il me le parut alors, et les voyages qu’il fit de sa maison à l’arcenal me semblent plus glorieux pour luy que ceux qu’il a faits delà les monts, et desquels il est revenu avecque Pigneroi et Suze. Ouvrez donc les yeux, je vous supplie, à tant de lumière. Ne haïssez pas plus long-temps un homme qui est si heureux à se venger de ses ennemis, et cessez de vouloir du mal à celuy qui le sçait tourner à sa gloire et qui le porte si courageusement. Quittez vostre party devant qu’il vous quitte. Aussi bien une grande partie de ceux qui haïssoient monsieur le cardinal se sont convertis par le dernier miracle qu’il vient de faire, et, si la guerre peut finir, comme il y a apparence de l’espérer, il trouvera moyen de gagner bien-tost tous les autres. Estant si sage qu’il est, il a connu, après tant d’expériences, ce qui est de meilleur, et il tournera ses desseins à rendre cet Estât le plus florissant de tous, après l’avoir rendu le plus redoutable. Il s’avisera d’une sorte d’ambition qui est plus belle que toutes les autres, et qui ne tombe dans l’esprit de personne, de se faire le meilleur et le plus aimé d’un royaume, et non pas le plus grand et le plus craint. Il connoist que les plus nobles et les plus anciennes conquestes sont celles des cœurs et des affections, que les lauriers sont des plantes infertiles, qui ne donnent au plus que l’ombre, et qui ne valent pas les moissons et les fruits dont la paix est couronnée ; il voit qu’il n’y a pas tant de sujet de louange à estendre de cent lieues les bornes d’un royaume qu’à diminuer un sol de la taille, et qu’il y a moins de grandeur et de véritable gloire à défaire cent mille hommes qu’à en mettre vingt millions à leur aise et en seureté. Aussi ce grand esprit, qui n’a esté occupé jusqu’à présent qu’à songer aux moyens de fournir aux frais de la guerre, à lever de l’argent et des hommes, à prendre des villes et à gagner des batailles, ne s’occupera désormais qu’à restablir le repos, la richesse et l’abondance. Cette mesme teste qui nous a enfanté Pallas armée nous la rendra avecque son olive, paisible, douce et sçavante, et suivie de tous les arts qui marchent d’ordinaire avec elle. Il ne se fera plus de nouveaux edits que pour régler le luxe et pour restablir le commerce. Ces grands vaisseaux qui avoient esté faits pour porter nos armes au delà du destroit ne serviront qu’à conduire nos marchandises et à tenir la mer libre, et nous n’aurons plus la guerre qu’avecque les corsaires. Alors les ennemis de monsieur le cardinal ne sçauront plus que dire contre luy, comme ils n’ont sceu que faire jusqu’à cette heure ; alors les bourgeois de Paris seront ses gardes, et il connoistra combien il est plus doux d’entendre ses louanges dans la bouche du peuple que dans celle des poëtes. Prévenez ce temps-là, je vous conjure, et n’attendez pas à estre de ses amis jusques à ce que vous y soyez contraint. Que si vous voulez demeurer dans vostre opinion, je n’entreprens pas de vous l’arracher par force ; mais aussi ne soyez pas si injuste que de trouver mauvais que j’aye défendu la mienne, et je vous promets que je liray volontiers tout ce que vous m’escrirez quand les Espagnols auront repris Corbie. Je suis, Monsieur, vostre, etc.


De Paris, ce 14 décembre 1636.