Lettre sur la situation (18710201)

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CORRESPONDANCE.


AU DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.


Mon cher monsieur,

Puisque tout nous manquait à la fois, les armées de secours et les vivres, ce n’était plus un devoir, ce pouvait être un crime de prolonger la résistance. On ne joue pas avec la famine aux dépens de deux millions d’hommes ; il fallait donc que la lutte cessât. J’en ai le cœur meurtri. C’est un genre de douleur plus profond qu’aucune autre, et qui semble les comprendre toutes. Ce noble et cher pays, ne méritait-il pas d’être autrement payé de tant de sacrifices, de si vaillans efforts, de ces flots de sang si largement versé au nom du droit et de la patrie ? Paris debout, intact dans son armure de fer après un siège de cent trente-deux jours, après un mois d’odieux bombardement ; la France épuisée, hors d’haleine, enfantant tout à coup quatre grandes armées, n’était-ce pas deux prodiges qui semblaient nous promettre la joie bien achetée de chasser ces barbares et de leur donner notre sol pour tombeau ? Dieu ne l’a pas permis, il aura craint de nous livrer trop vite à un retour d’orgueil, et cette fois encore, la dernière, croyons-le, il nous a châtiés ; mais dans ce châtiment, quelque sévère qu’il soit, ne sentez-vous pas, à plus d’un signe, que sa rigueur se lasse et s’adoucit ? En nous frappant, il nous ménage, car il frappe aussi nos vainqueurs d’une prudence inattendue ; il veut qu’ils nous épargnent un révoltant spectacle, la plus cruelle peut-être des blessures, et nous permet ainsi, dans nos murailles restées vierges, de marcher tête haute sans bravades et sans provocations. Que Paris s’en rende témoignage, il a, pour sa défense, fait plus que son devoir ; il a surabondamment satisfait à l’honneur. L’Allemagne en convient, l’Europe en est émue, et bientôt le monde entier saura que sans la famine, cet auxiliaire qui donne le succès, mais exclut la victoire, les armées allemandes se seraient longtemps encore morfondues sous nos murs, et que peut-être avant deux mois, je ne crains pas de le dire, elles s’y seraient usées. Quel adoucissement sur les plaies de notre juste orgueil ! pour notre avenir quelle leçon ! hélas ! et quel sujet aussi de regret éternel ! Songez qu’entre le 4 et le 17 septembre la moindre prévoyance pouvait doubler nos approvisionnemens et du même coup sauver la France !

Ne récriminons pas ; chassons les regrets inutiles ; il est plus digne et plus viril de ne penser aux fautes que pour les réparer ou du moins pour apprendre à ne les plus commettre. Surtout ne laissons pas s’ébranler notre foi en nos propres efforts ; sachons ce que nous avons fait pour mesurer ce que nous pouvons faire. Si cette résistance de Paris ne nous a pas donné la délivrance, comprenons les bienfaits et les nobles profits que déjà nous en avons reçus, sans compter ceux que l’avenir nous assure, si nous y prenons quelque peine. Je sais qu’il est des gens peu nombreux, je l’espère, mais enfin il s’en trouve, qui, n’estimant que le succès, font fi de ce long siège. « Que n’a-t-on traité plus tôt, disent-ils, au lendemain de Sedan ? il nous en eût coûté moins cher, et nous aurions la paix depuis cinq mois. » Ce qui veut dire, ce me semble : « depuis cinq mois nous ferions des affaires, et nous aurions déjà gagné bien de l’argent. » Si c’est là ce qu’ils rêvent, conseillez-leur de rappeler l’empire, lui seul est fait pour s’entendre avec eux. Je ne connais pas de plus digne remède à cette maladie, cette misérable soif de lucre et de spéculation. Est-ce au contraire un sentiment d’un autre ordre, une sorte de patriotisme prudent et mitigé qui inspire à certains esprits ces timides regrets ? Pensent-ils que la France, laissant là cette guerre où la folie d’un homme l’avait précipitée, coupant court à l’invasion, et liquidant sa ruine en toute hâte, se serait ménagé de plus amples ressources pour travailler à sa revanche, pour la faire éclater plus tôt, plus à coup sûr ? Spécieuse illusion ! Ce n’est pas sa revanche qu’elle aurait préparée, c’est son bien-être qu’elle se serait rendu. Moins épuisée, plus riche, j’en conviens, mais aussi plus molle et plus engourdie, n’ayant vu le danger que de loin, juste assez pour le craindre et pour vouloir le fuir, elle n’aurait eu qu’un but et qu’un instinct, s’étourdir sur sa honte. Pensez donc sous quelles fourches il fallait l’obtenir, cette paix hâtive qu’on nous vante ! C’était en acceptant d’emblée, du premier coup, par calcul financier, la mutilation de la France, sans faire le moindre effort, sans donner à nos frères d’Alsace et de Lorraine le moindre témoignage de regret et de sympathie, sans avoir fait de notre sang versé à cause d’eux comme un ciment de plus qui les retient à nous. Nous les abandonnions ; qu’importe l’intention de les revendiquer plus tard ? Ce n’est pas la bonté du but qui sanctifie la honte du moyen. Bénissons donc, nous qui aimons la France, bénissons, je ne le dirai jamais assez, les arrogantes prétentions qui, à Ferrières, lui ont ouvert les yeux. Ce jour-là, c’est sa vie, son honneur, sa vraie grandeur de nation, que ses ennemis lui ont rendus en la forçant à résister. Vous aurez beau m’étaler le spectacle de ses misères et de ses douleurs, me montrer depuis ce jour-là tant de champs dévastés, tant de maisons en cendres, tant de familles au désespoir, mon cœur en saignera ; mais je n’en défie pas moins qu’on m’ose soutenir que depuis ce jour-là la France n’a pas grandi.

N’est-ce donc rien que d’avoir vu ce colosse, cette armée la plus forte et la mieux équipée, la plus instruite et la moins scrupuleuse qui depuis que ce monde est créé se soit encore mise en campagne, se ruer, s’acharner sur Paris, faire rage pendant près de cinq mois sans pouvoir constater autre chose que sa continuelle impuissance ? N’est-ce rien que ce bombardement qui n’a pas avancé d’un jour la chute de la place, barbarie gratuite, d’une parfaite innocence au point de vue de l’attaque, mais d’une efficacité merveilleuse pour assassiner nuit et jour nos plus paisibles habitans, produisant de plus ce double effet, imprévu, je suppose, à ces habiles gens, d’exciter dans l’Europe entière un mouvement de réprobation et d’horreur, en même temps que chez nous était mise en lumière la fermeté stoïque de notre population ? Ne les avez-vous pas vus, ces Parisiens de tout rang, de toute condition, prêts à souffrir s’il l’eût fallu pendant trois mois encore cette même pluie d’obus pour peu qu’il dût s’ensuivre la moindre chance de débloquer Paris ? Interrogez les étrangers qui sont encore ici, restés fidèles témoins du siège, ils ne parlent qu’avec admiration, avec attendrissement, de ce qu’ils ont vu faire et souffrir, pendant ces jours sinistres, non par les hommes seulement, par les enfans et par les femmes. N’est-ce donc rien que la révélation de tels trésors d’abnégation et de patriotisme ? Il y a là une force immense, inconnue jusque-là de nous-mêmes comme celle de nos remparts., et dont un jour nous saurons, je l’espère, tenir largement compte.

Eh bien ! tout cela vous échappait, si vous aviez précipité la paix après Sedan. Pour quelques écus de plus, quelques souffrances de moins, vous auriez établi dans l’opinion des hommes que ce peuple sans aïeux, né d’hier à la gloire, dont on ne peut citer avant le dernier siècle ni un exploit ni un nom, était désormais le seul et digne élève, l’héritier légitime des Vauban, des Turenne et des Napoléon, qu’à lui seul appartenait la force et que l’empire du monde lui revenait de droit ; tandis que nous, les fils de la race guerrière qui fut la terreur des Romains, nous qui de siècle en siècle n’avons jamais perdu nos traditions de gloire et dont le drapeau vainqueur flottait encore il y a soixante ans au cœur de tant de capitales, nous n’étions plus qu’une foule énervée, sans cœur et sans vergogne, propre à faire des émeutes, à conduire des quadrilles ou à dire des bons mots ! La rougeur m’en monte au visage ; mais, Dieu merci, nous avons pris le temps d’éviter la méprise, de montrer qui nous sommes. Le défaut d’organisation a seul trahi nos efforts ; cette force méthodique, c’est le temps qui l’engendre ; lui seul il la façonne et l’affermit ; ce n’est pas le courage qui peut l’improviser ; mais tout ce que la valeur native d’un sang naturellement guerrier a jamais produit d’héroïque et de beau, je le demande à ceux qui dans ces derniers mois ont étudié de près les luttes acharnées dont la Loire, le Doubs, la Seine, l’Oise et la Marne ont été le théâtre, ne l’ont-ils pas trouvé, et par milliers d’exemples, dans les rangs de nos jeunes armées, ces masses citoyennes devenues spontanément soldats ? Grâce au ciel, tout a marché dans l’ordre : les premiers à la mort se sont bien trouvés ceux qui avaient reçu de leurs pères le précepte et l’exemple de mourir pour la France. Je n’en veux citer aucun, la liste en est trop longue, sans compter que ce glorieux nécrologe, je le voudrais grossir de tous les noms obscurs qu’un même dévoûment, un même amour de la patrie ont unis aux plus éclatans. Rassurons-nous ; ce qui nous a manqué, le temps et la persévérance nous le feront acquérir ; ce qui ne se donne pas, nous l’avons. Nous sommes encore nous-mêmes, notre feu n’est pas mort ; nous n’avons succombé qu’au milieu d’une alerte, dans une heure de surprise, inévitable suite d’une orgie de vingt ans ; mais le sort de la France, je le tiens pour meilleur depuis qu’elle a sombré. Son unité, sa cohésion, sa nationalité, sont maintenant sous la garde d’une force qui ne peut périr après s’être ainsi révélée. Les grands esprits, les nobles cœurs, les âmes patriotes qui l’ont faite ou qui l’ont sauvée, saint Louis, Jeanne d’Arc, Henri IV et tous ceux qui dans la même voie ont obéi à la même pensée, n’ont rien à craindre pour leur œuvre. Je ne sais comment ni à quel titre ces deux provinces qu’on nous veut arracher, et qui pour être des dernières venues ne nous en sont que plus chères, conserveront la liberté de nous rester fidèles, mais j’ai la ferme confiance que nous ne les perdrons pas. Sans parler de l’Europe, dont l’attitude au moins, à défaut du langage, ne peut manquer de nous servir, comptons sur ces cinq mois de réveil national et sur la résistance de Paris. Mieux que les débris d’armées qui nous restent encore, ce souvenir vivant, plein de menaces, soutiendra l’assemblée que nous allons élire et lui donnera la force de se faire écouter.

Mais le bienfait du siège ne se borne pas là. S’il nous a sauvé notre honneur, s’il l’a mis hors d’atteinte, s’il nous a restitué la conscience de nous-mêmes, le sentiment de notre force et le respect de nos ennemis, ce n’est pas là tout ce qu’il nous a donné ; il a déposé dans les cœurs d’admirables semences, des germes régénérateurs dont il dépend de nous, par un peu de culture, de faire sortir des biens inespérés et le remède à de grands maux. Cette occasion manquait : l’avenir de notre société, surtout depuis la plaie du luxe asiatique où l’empire nous avait plongés, semblait s’assombrir d’heure en heure ; une sorte d’hostilité secrète, haineuse et incurable, pétrie de mutuels préjugés, menaçait d’éclater entre les points extrêmes de notre vieil édifice. C’est alors que la guerre s’est abattue sur nous ; des nouveautés effrayantes, des nécessités inouïes, les détresses d’un siège immense, démesuré, des blessés par milliers, des mourans, des malades, la misère, la famine, le froid, les bombes, tous les fléaux se sont déchaînés à la fois sur Paris, pendant que la France aussi sur plus d’un tiers de sa surface était frappée des mêmes plaies et accablée des mêmes maux ; mais en regard de ces scènes lugubres de merveilleux contrastes nous ont illuminés ; des trésors imprévus de charité vivace, active, militante, du jour et de la nuit, se sont versés sur nos détresses à pleines mains. Il s’est révélé tout à coup des aptitudes singulières, des vocations à panser, à guérir les blessures, à soulager tendrement le malheur, chez qui ? chez celles-là qu’on aurait pu la veille accuser de frivolité, tout au moins d’un peu trop d’élégance. Avec quel art et quelles fatigues elles ont dérobé leur secret aux véritables infirmières ! On a vu des salons dorés se transformer en ambulances et ne garder d’autre reflet de leur luxe passé qu’une hospitalité plus large, des soins plus généreux, de meilleures chances de guérison, et partout, même aussi sous le toit de la modeste aisance, même ardeur à panser, à consoler les malheureux ! Pouvez-vous croire qu’il n’en restera rien ? que de ce mouvement spontané, sans exemple, il ne résultera ni rapprochement ni concorde, surtout lorsque déjà une sorte d’émulation semble s’être établie entre les libéralités bienfaisantes et les misères soulagées ; lorsque vous avez vu chez ceux qui ont le plus souffert, dans les rangs les plus éprouvés de la population ouvrière, un courage si mâle, si simple, si résigné, tant de maux acceptés sans murmure ? Il n’est pas jusqu’au patriotisme qui ne soit devenu comme un lien nouveau entre des cœurs qui s’ignoraient, comme un moyen d’éteindre les rancunes, de dissiper les préjugés. Ce n’est plus cette fois comme en 1815, on ne verra plus de mouchoirs s’agiter pour insulter à nos désastres ; nous n’avons tous qu’une âme, mêmes vœux pour la France, même horreur de ses ennemis !

Voilà ce que nous laisse notre siège de Paris et son cortège de souffrances supportées en commun ; voilà le fruit de cette résistance qu’on voudrait nous faire regretter. Non, la preuve est trop éclatante que, malgré nos disgrâces, nos efforts sont bénis, que l’avenir nous est encore ouvert, et que, si nous le voulons bien, sur notre sol ainsi préparé nous pouvons faire germer la concorde et l’apaisement, c’est-à-dire le salut de notre société.

Mais prenons garde, sur ce sol préparé tout reste encore à faire, ou, pour mieux dire, il faut persévérer et lui donner désormais sans relâche les mêmes soins et les mêmes façons. Si après ces jours de dévoûment, de sainte et patriotique ardeur, nous reprenions nos molles habitudes, notre soif du plaisir, nos distractions et notre indifférence ; si ces vaillantes infirmières ne passaient plus leur temps qu’en stériles promenades, en futiles dissipations ; si tous, nous devenions moins assidus et moins habiles à chercher les souffrances, le cœur moins chaud, la main moins libérale, notre œuvre de ces cinq mois serait aussitôt perdue, mieux vaudrait n’avoir pas commencé. Il faut travailler tous, les riches comme les pauvres, de l’esprit et de l’âme aussi bien que des bras. Tout est à réparer, tout est à faire. C’est un siège nouveau que nous avons à soutenir : on n’en a pas fini de la vie du rempart : il en fait une encore, non moins virile, et constamment austère. Voilà notre besogne ; mais qui nous conduira ? qui sera chef de cette nation de travailleurs ? Elle ne peut pas longtemps errer à l’aventure. Qui saisira le gouvernail ? Je réponds : tout le monde ; et je tiens, quant à moi, pour le plus imprudent, le plus funeste des désirs tout besoin de chercher aujourd’hui dans un homme, dans une résurrection d’un passé quel qu’il soit et quelque confiance qu’il nous puisse inspirer, le messie que nous attendons tous. Je sais que l’heure est mal choisie, et que nos récentes expériences ont bien pu ne pas mettre en faveur, surtout dans nos provinces et même en partie dans Paris, le mot qui sert à désigner ce genre de gouvernement collectif et anonyme qui seul me semble, et viable aujourd’hui, et désirable désormais. Mais qu’importent les mots ? Je dis plus, y a-t-il rien qui soit plus secondaire que les formes de gouvernement ? Le fond seul m’intéresse, et le fond c’est la liberté, la vraie, celle qui garantit l’ordre et assure la sécurité. Que les libéraux sincères ne s’alarment donc pas : la république qu’il leur faut soutenir, la seule qui puisse prévaloir, la seule que la France voudra sanctionner, ce n’est pas celle qui s’est toujours montrée étroite, jalouse, exclusive, sorte de monopole, le patrimoine de quelques-uns ; c’en est une autre, ouverte à tous, généreuse, impartiale, protectrice de tous les droits et de tous les mérites, c’est-à-dire, je l’avoue, et j’aime à le reconnaître, un genre de gouvernement qui sera pour la France absolument nouveau. Point de copie du passé ; jeunesse, vie nouvelle, intelligence, travail, moralité, voilà le besoin du présent, la garantie de l’avenir, la condition du salut.

L. Vitet.