Lettre sur les États-Unis

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LETTRE


SUR LES ÉTATS-UNIS.

Nous partîmes de Point-Breeze, résidence du comté de Survilliers, dans une petite voiture de Quakers, et nous arrivâmes au village de Washington, palpitans, couverts de poussière, et accablés par la chaleur presque intolérable qui avait envahi l’atmosphère. Onze diligences arrivèrent à la file avec leurs poudreuses compagnies, et nous montâmes à bord du bateau à vapeur qui devait nous mèner à New-York, en descendant la rivière Rariton ; nous y arrivâmes vers neuf heures du soir, par un orage des plus violens : les éclairs étaient presque continuels, et faisaient jaillir à chaque instant, de l’épaisseur profonde de la nuit, la ligne immobile des maisons de New-York, sur lesquelles ils jetaient en frémissant leur éblouissante lumière.

Après avoir cherché vainement à me placer dans plusieurs hôtels qui tous étaient pleins, je réussis à Washington-Hall, et le lendemain, à six heures et demie du matin, je descendais Broadway sous un ciel superbe. À sept heures, je faisais le millième passager sur le steamboat North-America. Il y en avait autant la veille, et pendant les mois de juillet et d’août, il est rare que ce nombre diminue. Ce bâtiment est le meilleur de ceux qui remontent la rivière du Nord, ou l’Hudson ; il a deux machines, et sa force est de deux cents chevaux ; il a deux cents pieds de long et quatre-vingts de large ; sa marche ordinaire est de seize milles à l’heure, ou cinq lieues. Son propriétaire assure que, dès qu’il le voudra, il en doublera la vitesse ; il n’attend que le moment où quelque nouveau bateau viendrait établir une concurrence avec le sien, pour lui ajouter encore un degré de force plus considérable. Il a quatre ponts ; le plus bas a trois superbes salons, dont un, réservé pour les dames, est orné de pianos, de sophas, de meubles de la plus grande élégance et du meilleur goût. Le second, qui est celui par lequel on entre, est un peu au-dessus du niveau de l’eau. Le troisième est recouvert d’un auvent élégant pour défendre du soleil ; c’est celui d’où l’on jouit le mieux de la vue, et où l’on se promène. Le quatrième ne sert qu’aux timoniers qui conduisent le bateau. Je fus étonné du bas prix qu’on me demanda pour faire cent quarante-cinq milles, le déjeûner compris : c’étaient huit francs ! Ce bon marché vient du grand nombre de bateaux à vapeur qui font tous les jours ce voyage.

Le North-America remonte jusqu’à Albany, à cinquante lieues de New-York, en onze heures et demie.

Rien de plus pittoresque que les bords de l’Hudson jusqu’aux Highlands. À peu de distance de New-York commence ce qu’on appelle les Palissades ; c’est une longue suite de rochers à pic, qui s’étendent sur le côté occidental de la rivière, et qui s’élèvent, depuis quinze jusqu’à cinq cent cinquante pieds, à l’entrée des Highlands, ou terres élevées, à peu près à quarante milles de la ville. Une de ces montagnes a douze cent vingt-huit pieds de haut. On aperçoit bientôt à la gauche Westpoint, et les ruines du fort Putnam, à cinq cent quatre-vingt-dix-huit pieds au-dessus de la rivière. Westpoint a été un poste célèbre dans la guerre de la révolution d’Amérique, et c’est là que s’élèvent maintenant les bâtimens de l’École militaire des États-Unis, calquée, à peu de chose près, sur notre École polytechnique. Le nombre des cadets est fixé à deux cent cinquante, et chaque état a le droit d’y en envoyer un certain nombre, suivant sa population.

En continuant à remonter, on s’arrête aux petites villes de Newburgh et de Poughkepsee, et l’on découvre sur la gauche la chaîne des montagnes Catskill. On me fit remarquer sur une d’elles un point blanc très-visible, à trois mille pieds : c’est une magnifique auberge qui vient d’y être bâtie, où les diligences montent deux fois par jour. La plus haute montagne a quatre mille pieds au-dessus de la rivière, et se nomme North-mountain. Sur la droite, à quelque distance, est la ville d’Hudson, et plus loin enfin, sur la gauche, celle d’Albany, capitale ou plutôt siége du gouvernement de l’état de New-York. Ce voyage fut pour moi une charmante promenade. Notre société à bord était composée de femmes charmantes et de jeunes demoiselles ravissantes de fraîcheur et de beauté, et de cette grâce naïve qui ne se trouve guère qu’aux États-Unis. Le temps était superbe, et l’Hudson uni comme une glace. Nous nous croisions avec des steamboats qui descendaient rapidement avec tous leurs pavillons étoilés, flottans, et leurs galeries couvertes de passagers. Les vagues que nous soulevions arrachaient à leur léthargie les sloops et les goëlettes nombreuses, à côté desquelles nous passions, et qui, malgré toutes leurs voiles déployées, semblaient endormies sur les eaux. Le paysage sans cesse varié qui longe la rivière, les élégantes maisons de campagne qui percent au milieu des forêts, les villes et les villages auxquels on aborde, le mouvement continuel des voyageurs qui partent ou qui arrivent, contribuèrent à me faire paraître les cinquante lieues très-courtes. Je repartis d’Albany en diligence, le lendemain à midi, pour les eaux de Saratoga ; je passai d’abord par la petite ville de Skenectady, bâtie sur le canal, ensuite par les eaux de Ballston, et à huit heures et demie du soir j’entrai à Saratoga : c’est le lieu de réunion de tous les voyageurs des États-Unis. Les élégans, ou pour parler comme dans le pays, les beaux et les belles s’y donnent rendez-vous. C’est une véritable lanterne magique, où chaque jour se présentent cent ou deux cents figures nouvelles, et où une semaine s’écoule très-agréablement. La voiture s’arrêta à la porte du Congress-Hall, où résonnaient de nombreux instrumens ; les fenêtres, étincelantes de bougies, laissaient voir des têtes couronnées de fleurs, des têtes blondes, des têtes frisées, s’agitant, se mêlant en mesure. Tout y était plein ; il fallut aller plus loin, à l’United-States hotel. L’escalier et la galerie y étaient couverts de jeunes gens et de jeunes personnes qui montaient en voiture pour se rendre au bal d’où nous venions. Nous n’y fûmes pas plus heureux. Enfin nous trouvâmes à nous placer au Pavillion.

Les eaux minérales de Saratoga sont très-efficaces ; mais on y va en général plutôt par amusement que par motif de santé, et surtout aussi pour quitter la ville, où la chaleur est insupportable. C’est là que se trouve réunie toute la société des États-Unis, sud, nord, est et ouest.

Bien avant le déjeûner, qui a lieu à huit heures, ceux qui veulent jouir de tous les plaisirs, vont boire à la fontaine sept à huit verres d’eau, et reviennent avec appétit. La salle à manger de mon hôtel était grande, et près de deux cents personnes s’y réunissaient tous les jours. En sortant de table, on va faire sa toilette, on se rend au salon, on fait quelques visites aux autres hôtels, ou on se promène sous les grands verandahs, où tout le monde est réuni. On rentre au salon, et souvent on y voit un cercle formé autour de quelque jeune personne timide que sa mère y aura envoyée. Elle joue une sonate sur le piano, ou chante Nel cor piu mi sento, ou O Pescator. Bien ou mal, on se tait, on n’en parle pas, et l’heure du dîner arrive. En sortant de table, on est libre de ses actions : on cueille des fleurs dans le jardin, s’il y en a, et si on a quelqu’un à qui en faire hommage. On se promène en traversant les bosquets, car on y trouve des bosquets artificiels où le plus subtil rayon de soleil ou de lune aurait peine à pénétrer. Sept heures arrivent ; la cloche sonne, et l’on prend le thé. Immédiatement après, on monte s’habiller pour le bal qui doit se donner, soit dans votre propre hôtel, soit dans un autre, car on est toujours sûr d’un bal par soirée. Toutes ou presque toutes les femmes y sont charmantes. L’orchestre est mauvais et composé de nègres, mais on n’en danse pas avec moins de plaisir. Si quelques demoiselles osent valser, aussitôt un cercle de curieux les entoure, les yeux fixés sur ces couples, qui ont le courage de braver ainsi les préjugés qui existent encore contre cette danse en Amérique ; ils ont plutôt l’air d’envier leur sort que de vouloir leur en faire des reproches. La soirée se passe ; les rafraîchissemens se distribuent, et vers minuit, tout est replongé dans le silence jusqu’au jour suivant, où doit recommencer cette succession de plaisirs vifs et innocens.

Je passai ainsi huit jours à Saratoga au milieu des fêtes, et je partis de cette ville avec une aimable famille de la Nouvelle-Orléans pour les chutes du Niagara, en suivant l’Erie canal. Nous avions loué une diligence entière jusqu’à Skenectady, où nous devions nous embarquer.

Le pays que nous traversâmes est triste et sablonneux ; mais les environs de ce village, situé dans une vallée où la jolie rivière Mohawk fait une quantité de détours, à travers les bois, les champs et au pied des collines, sont charmans. Nous y arrivâmes à six heures et demie, et après souper, à huit heures, nous nous embarquâmes sur le Pacquet-boat Mohawk.

Le canal Érié joint la rivière du Nord, à partir d’Albany, à la ville de Buffalo, parcourant une distance de trois cent soixante-trois milles ; il a encore beaucoup d’autres branches divergentes, et une, entre autres, qui va au lac Champlain. Ce canal n’est terminé que depuis cinq ans, et a coûté 50 millions ; sa profondeur est de trois pieds, sa largeur varie entre trente, quarante et cinquante. Une distance de trois milles a été creusée dans le roc, et les bords y ont vingt pieds d’élévation, tandis que la largeur est de cinquante environ ; ces trois milles ont coûté 5 millions. Il y a dans toute la longueur de ce canal quatre-vingt-trois écluses et dix-huit aqueducs ; les écluses sont en pierres de taille, ont quinze pieds de largeur et quatre-vingt-dix de longueur. Parmi les aqueducs les plus longs, on remarque celui de Rochester, qui a huit cent quatre pieds, et un autre qui traverse au-dessus de la Mohawk, dont la longueur est de mille cent quatre-vingt-huit pieds.

Le bateau dans lequel j’étais mérite une description particulière. Il avait environ quatre-vingts pieds de longueur et quatorze de largeur, et ne tirait pas deux pieds d’eau ; la cabine occupait toute la longueur du pont, excepté huit à dix pieds réservés à l’arrière pour la cuisine ; la chambre avait huit pieds de hauteur, et était bordée de couchettes qui se placent le soir dans la salle des hommes, et qui sont à demeure dans celle des femmes : celle-ci est séparée de l’autre par une porte d’acajou, ou par un rideau vert qui se baisse comme une toile de théâtre. Quant à l’ameublement, il y avait des canapés, des glaces, etc. Entre la chambre des dames et l’avant du bateau est un espace de quatre à cinq pieds à peu près, où l’on peut s’asseoir, et jouir à son aise et sans danger de la vue du pays qu’on traverse ; je dis sans danger, car en restant sur le haut du bateau, on serait très-exposé, si l’on n’était constamment sur ses gardes. On passe sous un pont à chaque demi-mille, et c’est tout au plus si, couché à plat-ventre, on peut tenir entre le toit et la partie inférieure de ces ponts. Les accidens sont assez fréquens, quoique le timonier ait soin de crier bridge ! au moment du passage. Trois chevaux attelés l’un devant l’autre, et dont le dernier est monté, font faire près de cinq milles par heure à ces bateaux. Les relais ne sont pas éloignés les uns des autres ; et, lorsqu’on en approche, le timonnier entonne l’éternel air de sweet home sur son bugle.

Nous fûmes souvent éveillés pendant la nuit par les furieux chocs que se portent les bateaux qui se rencontrent allant dans une direction opposée, et qui surprennent assez la première fois qu’on les ressent. Le lendemain matin, nous jouîmes de la vue d’un pays digne de l’Italie et de la Suisse. Après avoir passé les villages d’Amsterdam, Scahorie, etc., nous arrivâmes à Littlefalls. Jusqu’à ce village, le canal suit une délicieuse vallée, et côtoie presque constamment la Mohawk, au même niveau ou plus élevé ; mais alors il entre dans un pays magnifique, qui rappelle le Simplon et les sites sauvages de la Suisse : rochers, torrens, montagnes, rien n’y manque ; mais il y a de plus ce joli et paisible canal, uni et clair comme une glace, réfléchissant les arbres et les rochers, et passant si facilement dans ces endroits qui, avant d’y arriver, vous semblent impraticables. Nous étions alors dans le comté d’Onéida, où les Indiens de cette tribu, au nombre de quinze cents, ont encore quatorze mille acres de terre. Nous en rencontrâmes un grand nombre assis sur les bords du canal avec leurs arcs ou leurs longues carabines à leurs pieds, fumant gravement, et entourés de leurs nombreux chiens de chasse à oreilles droites.

Situé au pied des montagnes Catsberg et près des chutes de la Mohawk, le village de Littlefalls est composé d’une centaine de maisons, et forme un tableau des plus pittoresques. Un aqueduc y traverse la rivière, et il est singulier de se voir glisser si paisiblement sur l’eau, tandis qu’au-dessous la chute forme des rapides qui bouillonnent avec un bruit étourdissant. Nous traversâmes encore deux petits villages, Herkimer et Francfort, et arrivâmes le soir à Utica, à quatre-vingt-trois milles de Skenectady. Nous avions passé dans ces vingt-quatre heures vingt-six écluses de huit pieds chaque, et nous étions élevés par conséquent de deux cent huit pieds.

Il était huit heures quand nous entrâmes dans la ville ; nous la traversâmes en grande partie glissant le long des maisons éclairées, devant lesquelles les habitans étaient réunis pour nous voir passer, et nous nous arrêtâmes à la porte de l’auberge. La population d’Utica augmente rapidement : elle est actuellement de huit mille cinq cents âmes. Il y a de superbes maisons, et les rues y sont aussi larges que la rue de la Paix à Paris ; ce qui pour le moment est un défaut, en ce qu’elles semblent désertes. La grande rue est la seule qui fasse exception, car il y arrive à chaque instant du jour des diligences de tous les points des États-Unis. L’hôtel dans lequel j’étais reçoit par jour, dans la saison, plus de cent voyageurs.

Le lendemain, après avoir déjeûné avec une quarantaine de convives, nous allâmes à quatorze milles d’Utica, en voiture, visiter les fameuses chutes nommées Trenton-falls. Utica est située, comme Lucques en Italie, dans un entonnoir, et se voit jusqu’à ce qu’on soit descendu de l’autre côté des montagnes qui l’entourent. Le pays y est encore très-sauvage, inculte et couvert de forêts, et ce n’est qu’à de grandes distances qu’on rencontre quelques cabanes, dans un carré où les arbres ont été brûlés, et dont les troncs noircis sont encore debout.

À onze heures, nous étions à l’auberge, située auprès d’un bois magnifique où s’élèvent des arbres gigantesques. Pour en sortir, on descend cinq escaliers de quarante marches chacun, qui vous placent au niveau de la rivière Mohawk ; on est alors encaissé entre deux murailles de rochers perpendiculaires de quatre cents pieds d’élévation, et éloignés de quarante pieds l’un de l’autre. La rivière, noire comme de l’encre, y coule sans bruit, mais avec une rapidité effrayante ; une pierre que j’y jetai fut enlevée à plus de douze pieds avant de disparaître. Il y a des passages dangereux, et qui pourraient faire tourner la tête, si l’on n’avait eu le soin de fixer dans le rocher des chaînes auxquelles on se tient, et qui donnent de l’assurance. La première chute a trente-trois pieds ; la seconde, qui n’en est pas éloignée, est divisée en deux : la partie la plus élevée a quarante pieds, et la seconde quarante-cinq. Il y en a encore trois autres à peu de distance de celle-ci, aussi belles et à peu près aussi hautes. On compte un peu plus de deux milles de la dernière chute à la première. Les voyageurs qui vont au Niagara s’arrêtent ordinairement à Utica pour jouir de la vue des chutes.

À quatre heures, nous repartîmes, et après quatorze milles de marche, nous arrivâmes à la ville. Deux heures après, nous étions encore embarqués sur le Canal-boat-Oneida. Notre route courait alors à travers les forêts les plus sauvages. C’est un beau spectacle que ces forêts vierges de l’Amérique, mais pour quelques heures seulement : leur monotonie finit par fatiguer. Que de temps et d’habitans il faudra encore pour peupler cet état de New-York, quand on considère l’immensité des forêts et des terrains incultes qui s’y trouvent !

Après avoir traversé sept ou huit petits villages à grands noms, tels que Camillus, Manlius, etc., nous arrivâmes à sept heures du soir à Weedsport, où nous prîmes une diligence qui nous descendit à l’auberge d’Auburn à dix heures. Cette petite ville est renommée par sa belle prison.

Le lendemain, nous allâmes par terre, au lieu de continuer par le canal, qui, pendant cinquante milles au moins, est constamment percé dans les bois. Vers neuf heures, nous traversâmes la pointe du charmant lac Cayouga sur un pont de deux milles de longueur. Sa largeur est de trois milles, et sa longueur de trente-deux : un bateau à vapeur le traverse d’un bout à l’autre, et va jusqu’à la ville d’Ithaque, à l’une de ses extrémités. Vers onze heures, nous côtoyâmes, pendant un mille environ, un autre joli lac nommé Seneca. La ville de Geneva s’élève sur une des collines qui le bordent. Le lac Seneca a trois ou quatre milles de largeur et trente-six de longueur, et ne gèle jamais. À quinze milles plus loin, nous en côtoyâmes encore un autre nommé Canaindagua. Il donne son nom à la ville située sur ses bords, et d’où la vue est très-étendue. Toutes les maisons de ces villes américaines sont d’une propreté et d’une élégance remarquables ; elles sont également bâties en briques ou en bois, avec des terrasses à l’italienne, des galeries, et des colonnes entourées de plantes grimpantes, des persiennes bien vertes, et des fleurs et des arbres devant la porte. Il y a le long de ce dernier lac une assez grande quantité de maisons de campagne.

Nous avions fait soixante-dix milles à cinq heures et demie, quand nous entrâmes à Rochester, très-jolie ville dont beaucoup de maisons peuvent se comparer à celles qu’on admire à New-York. Elle compte déjà treize mille habitans ; il y a quatorze ans, ce n’était qu’une forêt, où les Indiens seuls, peut-être, avaient pénétré. Mais ce canal, percé à travers l’état, porte la vie partout où il passe, et avant dix ans, tous ces villages qui s’élèvent sur ses bords seront des villes florissantes et peuplées comme Rochester.

Nous y trouvâmes une excellente auberge, car l’Amérique est le pays des auberges et des voyageurs. Elle était tenue par un Canadien, qui nous mena voir toute la ville, le chapeau à la main. (Chose remarquable aux États-Unis qu’une politesse si grande !) Il nous montra, entre autres, un passage avec des boutiques qui pouvait presque rivaliser avec ceux de Paris pour l’élégance de l’architecture.

À huit heures, nous étions sur un nouveau bateau, le New-York. Jusqu’à Lockport, ou port des écluses, nous avançâmes toujours à travers les forêts. Le canal a un cours de soixante à soixante-dix milles entièrement de niveau jusqu’à ce village ; mais là il se trouve arrêté au pied d’une colline qui se passe au moyen de cinq belles écluses de douze pieds chacune, jointes à cinq autres de même dimension pour descendre : ainsi, un bateau qui s’élève de soixante pieds peut en voir un à côté de lui descendant en même temps. Le tout est construit en pierres de taille, et un escalier, avec des rampes de fer des deux côtés, sépare les écluses montantes et descendantes. Lockport avait deux maisons en 1820 ; aujourd’hui, en 1830, il en a quatre cents.

En quittant ce bel ouvrage, qui, de loin, offre un coup-d’oeil très-pittoresque, on fait trois milles taillés dans le roc, et à sept milles plus loin on entre dans la petite rivière Tonnewanta, où le bateau va beaucoup plus vite, la largeur de cette rivière étant de cent à cent cinquante pieds, et l’eau y offrant moins de résistance. De là on rejoint le canal sur les bords élevés du Niagara, qu’on a à sa droite. On passe à Blackrock, et en remontant toujours le long de la rivière, on arrive à Buffalo.

Il faisait presque nuit à notre arrivée à Blackrock, et nous étions encore dans l’admiration, tournés du côté où le soleil venait de noyer ses feux dans la belle et calme rivière du Niagara, à l’endroit où, selon notre capitaine, devaient être les chutes. Mais en vain interrogeâmes-nous l’horizon, aucune vapeur ne s’en élevait, et nos oreilles attentives ne purent distinguer d’autre bruit que celui de l’eau que fendait notre bâtiment.

Vers huit heures et demie, enveloppés de nos manteaux, nous nous arrêtâmes à Buffalo.

Cette ville est située sur les bords du lac Érié, et a près de huit mille habitans et quatorze cents maisons. Elle est bien bâtie, mais elle a le même défaut que toutes les villes commerçantes des États-Unis : les rues y sont trop larges pour leur peu de population. En 1814, elle fut prise et brûlée par les Anglais par représailles contre les Américains qui avaient précédemment brûlé York, dans le Haut-Canada. Quant au lac Érié, on croit voir la mer : il n’y a de différence que dans le goût de ses eaux. Tous ces lacs vont en cascades, si l’on peut s’exprimer ainsi. L’Érié est à deux cents pieds au-dessus de l’Ontario; mais le lac Supérieur est le plus élevé de tous, tellement qu’ayant plus de cinq cents pieds de profondeur, son fond est au niveau de Buffalo.

Une grande quantité d’Indiens se promènent dans les rues de cette ville, et y vendent leurs mocassins, leurs paniers et autres ouvrages, très-bien travaillés en poil de porc-épic. La tribu des Tuscarora, qui n’en est qu’à quatre milles, est la plus nombreuse de celles des environs : ils sont à peu près quatre cents.

Le lendemain 24 août, nous remontâmes en diligence, repassâmes à Blackrock, et de là, dans une espèce de bac par des chevaux, et en nombreuse compagnie d’Indiens, nous traversâmes le Niagara. Le petit village où nous abordâmes au côté opposé, qui est anglais, s’appelle Waterloo. Nous continuâmes en voiture, en descendant le long de la rive gauche de la rivière, par la route la plus belle qu’on puisse imaginer ; et vers dix heures, un petit nuage blanc, immobile au milieu de l’azur du ciel, nous indiqua l’endroit des chutes. Bientôt nous aperçûmes les tourbillons de vapeurs blanches qui s’en élancent à deux cents pieds de haut. Bientôt l’eau commença à se briser contre les rochers, à écumer, tourbillonner d’une manière effrayante, et à former ce qu’on appelle les rapides, avant d’arriver à l’endroit où, devant nous, à un demi-mille, se dessinaient cent arcs-en-ciel sur les nuages épais et blancs qui bondissaient en l’air. Déjà depuis une demi-heure nous entendions un bruit sourd qui augmentait sans cesse, et qui, sous les chutes, ne peut se comparer qu’au fracas de cent tonnerres.

Enfin, dix minutes plus tard, nous admirions cette merveille de la nature, dont l’imagination la plus étendue, la plus vaste, la plus poétique ne pourra jamais se faire une idée. Il faut voir et entendre les chutes du Niagara, ce hell of waters, cet enfer des eaux, comme dit Byron, pour pouvoir les comprendre.

Un superbe hôtel est situé à cent cinquante pas de la chute anglaise, nommée le Horse-shoe, ou le fer à cheval, parce qu’elle en a la forme. On la voit parfaitement des fenêtres de la maison, ainsi que la rivière, à une grande distance, avant qu’elle ne vienne se précipiter. Goat Island est une île assez étendue, qui la divise en deux, et forme deux chutes, l’une américaine, et l’autre anglaise ; la première, qui tombe en belle nappe, a cent cinquante pieds, et est de dix pieds plus élevée que la seconde.

Nous descendîmes une colline dans laquelle sont creusées des marches qui conduisent à côté et au niveau de la rivière, à l’endroit même où elle tombe, si près, qu’elle venait baigner mes pieds. On ne peut en voir le fond ; une vapeur blanche comme la neige, qui y tourne sans cesse, et qui s’en élève en larges et épaisses colonnes, empêche de rien distinguer.

Un peu plus loin, un escalier en colimaçon, et entouré de planches, descend le long d’un rocher à pic, à cent trente pieds, à quelque distance du bas de la chute. On passe alors dans une petite cabane, où l’on vous donne une capote de toile cirée, un chapeau ciré, de gros souliers, un parapluie même ; mais ces précautions sont presque inutiles, car, avant d’arriver à cette maison, on est déjà percé de part en part. Rien ne peut rendre ce qu’on éprouve là devant ces masses étourdissantes. Le craquement épouvantable de cette mer qui tombe, ces tourbillons de vapeurs qui vous éblouissent et vous coupent la respiration, ces coups de vent qui vous décoiffent et enlèvent votre parapluie (comme le mien qui vole encore), ne peuvent s’exprimer.

À quatre heures, nous allâmes en voiture jusqu’au lieu d’embarcation pour passer au côté américain. La rivière a dans cet endroit deux cent cinquante pieds de profondeur ; et lorsqu’on arrive au rivage après avoir bien dansé sur les vagues, on est à moins de cent pieds de la chute.

Un escalier très-élevé monte jusqu’au haut, et n’en est qu’à quarante pieds, de sorte qu’on peut jouir de la vue à son aise. Un peu plus haut, la rivière se passe sur un pont construit sur les rocs, au milieu des rapides, où l’eau descend et se brise avec une force et une vitesse effrayantes. On entre alors dans Goat Island, l’île qui sépare les deux chutes, où s’élève une forêt d’arbres énormes. On la traverse, et on trouve un pont posé sur les rochers, sur une partie même de la chute, et qui se termine à l’endroit où elle tombe à pic. Ce pont est constamment agité par les coups de vent produits par le mouvement de cette masse d’eau qui tombe, et c’est un imposant spectacle que celui qu’on a, en se penchant à l’extrémité, et en interrogeant l’abîme au-dessous de soi.

Le lendemain, m’étant armé de tout mon courage, j’allai jusqu’à quatre-vingts pas sous la chute anglaise. Il y fait extrêmement obscur, et j’avais la plus grande difficulté à respirer. Je marchais sur des dalles très-glissantes que l’eau couvrait à chaque instant. Des anguilles noires, grosses comme le bras, et que dans ma terreur je prenais pour d’horribles serpens à sonnettes, me passaient entre les jambes. J’étais étourdi par le fracas épouvantable de cette mer immense qui tombait de cent quarante pieds au-dessus de moi. Je pensais que le moindre faux pas pouvait me perdre ; je risquais d’être écrasé, anéanti… Le moment qui me sembla le plus difficile, fut, après avoir compté quatre-vingts pas, de me retourner pour revenir. Je me baissai cependant pour prendre une anguille qui me glissa dans les mains, et je me sentis plus léger en retrouvant le ciel sur ma tête au lieu de la chute du lac Érié.

J’escortai mes compagnons de voyage jusqu’au lac Ontario, à quatorze milles des chutes où ils allaient s’embarquer pour Montréal. Bientôt le steamboat l’Alciope partit. G… traversa la rivière dans un canot d’Indiens ; et moi, abandonné sur cette terre étrangère, regardant tantôt le bateau à vapeur qui s’évanouissait à l’horizon, tantôt le canot d’Indiens qui allait disparaître derrière les arbres, j’allai promener ma tristesse sur les bords silencieux du lac Ontario.


Eugnène Ney.