Lettre testament de Rosa Bonheur

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E. Flammarion (p. 419-421).
Lettre-testament du 28 novembre 1898

J’écris cette lettre parce que je regarde comme un devoir d’honneur de le faire pour justifier ma conduite envers Mesdames Micas, mes amis, et celle que j’ai à tenir envers Mademoiselle Anna Klumpke, qui veut bien accepter de vivre auprès de moi. Et afin qu’on me comprenne dans ce que j’ai l’honnêteté de devoir faire en garantissant les intérêts matériels de Mademoiselle Anna Klumpke, qui pourraient être compromis en demeurant chez moi.

J’ai fait Anna Klumpke ma légataire universelle par un testament en règle, en deux exemplaires déposés chez deux notaires, entièrement écrits et signés de ma main désirant que l’on sache la vérité et que c’est moi qui ai engagé Mademoiselle Klumpke à rester avec moi ; je désire qu’on ne suppose pas qu’elle ait accepté par intérêt matériel, mais bien par affection pour moi, de rester aussi en France auprès de sa mère et de ses sœurs.

Je désire qu’on sache que vivant seule, et souvent malade depuis la perte cruelle de ma vénérée amie Mademoiselle Micas, n’ayant plus d’amie pour prendre mes intérêts et m’aider à tenir en ordre ma maison, la vie ne m’était plus absolument aimable et je perdais un temps que je regrette maintenant à m’occuper seule de mes affaires ; aucune de mes nièces ne pouvant sans doute me proposer de venir chez moi, même pour me soigner dans mes crises de maladie, l’une étant mariée, les deux autres ne pouvant quitter leur mère ; j’étais donc aux seuls soins de mes domestiques, n’ayant plus ma chère Nathalie Micas.

Il y a maintenant trois ou quatre mois, Mademoiselle Anna Klumpke, que j’avais l’honneur de connaître, ainsi que sa famille depuis huit ans, a désiré faire mon portrait, m’écrivant de Boston (Amérique) où elle demeurait depuis trois ans ; j’ai accepté, connaissant son talent très estimé. Mademoiselle Klumpke, arrivant d’Amérique aussi pour voir sa mère et ses sœurs, a été invitée par moi à rester tout le temps qu’elle voudrait pour exécuter mon portrait et les études dont elle pourrait profiter dans la forêt et la campagne de BY : c’est après avoir passé près de trois mois d’une vue devenue charmante, le caractère loyal, franc et noble de Mademoiselle Anna Klumpke m’ayant attachée sérieusement à elle et très attristée de son départ, que je lui ai proposé de rester auprès de moi et à ma grande joie, après avoir eu le temps de réfléchir, Mademoiselle Klumpke s’est décidée à rester en France et à partager ma vie à la campagne, se réservant d’avoir un atelier à Paris pour ses portraits de compatriotes américaines, ce qui s’arrange très agréablement pour deux artistes peintres ne faisant pas le même genre et pouvant travailler librement chacune de son côté mais résolues d’être ensemble le plus possible et de travailler, de nous rendre la vie agréable, confortable, d’améliorer les utilités de notre habitation, et moi heureuse de cette nouvelle vie, mais encore d’entrer en amitié et société d’une famille aussi distinguée et honorable qu’il était possible.

Mais ayant atteint l’âge des expériences de la vie en ce monde, je devais, en femme honnête et loyale, garantir les intérêts matériels de Mademoiselle Klumpke, ainsi que je l’avais fait avec mon amie Mademoiselle Nathalie Micas, nous garantissant mutuellement en cas de décès de l’une ou de l’autre afin qu’en cas de ma mort, Mademoiselle Klumpke entrant chez moi ne puisse pas risquer d’être mise à la porte, sans même avoir droit à ce qui lui appartient personnellement, et perdre le bénéfice des dépenses faites sur ma propriété où nous avons le droit, étant libres et célibataires toutes deux, de nous donner par notre travail les jouissances du confortable avec l’argent que nous gagnons par notre travail.

J’ai donc voulu faire les choses avec équité, ainsi que le devais, en garantissant les intérêts de mon amie Mademoiselle Klumpke, étant parfaitement libre de mon bien.

Ensuite, ma famille m’ayant toute ma vie assez mal jugée en mon droit de vivre librement, après avoir d’abord avoir fait mon devoir envers elle et ayant droit après à l’indépendance de toute personne majeure gagnant elle-même sa vie, je n’ai pas voulu insulter la mémoire de mon amie Mademoiselle Micas et à celle de sa mère, mère et fille méritant tous les respects, et laisser penser sur leurs mémoires l’affront du bruit répandu à un moment, lorsque j’ai voulu vivre auprès de ces dames (qu’elles vivaient à mes dépens) et maintenant que j’ai l’occasion de le dire, mon devoir est de dire la vérité parce que ces dames m’ont aidée à payer des dettes à la mort de mon père et que mon amie, Mademoiselle Micas m’a fait son héritière universelle. Je n’ai donc pas voulu, par dignité même pour ma famille, qu’elle puisse plus tard profiter de ce qui me venait de mes amies Mesdames Micas.

J’ai la conscience d’avoir fait mon devoir aussi envers ma tante que j’étais seule à soutenir, en lui faisant une pension de 300 F par mois ; ayant après la mort de mon père, payé les billets et dettes de la famille ; de plus ayant laissé tout l’argent procuré par la direction de l’École de dessin pour les demoiselles dont j’avais eu la succession après mon père et enfin donné jusqu’alors presque tout l’argent que je commençais à gagner avec mes tableaux. Je suis obligée ici de dire tout cela, parce qu’il faut bien que la vérité se sache et que j’ai le devoir de prouver que je suis libre de faire ce qu’il me plaît et de défendre une bonne fois pour toutes l’honneur des autres et le mien.

J’avais aussi le droit après la mort mon cher père, de quitter la famille pour vivre avec Mesdames Micas, et avoir un atelier à moi ; mon frère Auguste s’étant marié et ayant des enfants ne pouvait m’aider ; quant à mon frère Isidore, le plus brave et le plus honnête des hommes, il n’a jamais quitté ma sœur, devenue Mme Peyrol, la femme du fils de notre belle-mère, et par son travail a toute sa vie fait marcher la maison de bronzes exploitée par mon beau-frère Peyrol. Je dois dire encore vant de terminer cette longue lettre justificatrice de ma conduite et de celle de mes amies que j’ai choisies en ma vie, qu’à partir de l’achat de ma propriété de By, ma sœur, ainsi qu’il était juste, a toujours été, ainsi que son mari et ses enfants, mes neveux, reçue toujours de mon mieux, leur donnant l’hospitalité la meilleure qu’il m’est été été possible d’offrir.

Je n’ai donc rien à me reprocher envers ma famille et j’ai pensé que maintenant, j’avais le droit de vivre pour moi et de disposer à mon gré de mon bien personnel, n’ayant eu ni enfants, ni tendresse pour le sexe fort, si ce n’est pour une franche et bonne amitié pour ceux qui avaient toute mon estime.

Mes nièces, Dieu merci, ont eu un père qui a pioché comme un cheval et gagné plus d’argent que moi pour leur assurer une vie tranquille et honorable, qu’elles aient à se marier ou à vivre filles comme moi ; quant à mes deux neveux, ce sont des hommes solides et bien portants, ils n’ont qu’à faire comme moi, car les hommes ayant la force physique ne doivent pas, s’ils sont fiers et braves, compter sur l’héritage d’une femme dont le travail a souvent été interrompu par les conditions de son sexe et qui ont fait avec raison penser aux hommes justes et dignes de ce titre, que l’homme est fait pour travailler pour la femme et les enfants ; mais hélas ! les femmes ont souvent été obligées de les remplacer quand ils manquent à leur devoir.

Je termine cette lettre explicative de ma volonté et de ma justice de tester en faveur d’une compagne artiste comme moi, gagnant noblement sa vie comme moi, désirant ainsi que moi continuer de travailler en paix, continuer sa carrière d’artiste et m’accompagner loyalement jusqu’au dernier jour de mon voyage en ce monde.

J’ai fini et j’espère, au jour où on devra lire cette lettre être comprise et approuvée par ma famille et mes vrais amis.

Signé : Rosa Bonheur.
Fait à By, le 28 novembre 1898


De plus j’ajoute que si, par des circonstances imprévues, mon frère Isidore se trouvait après moi gêné dans ses affaires d’intérêts, je connais assez Mademoiselle Klumpke, mon amie, pour lui confier les mêmes devoirs que moi-même.

Signé : Rosa Bonheur.