Lettres, décrets et harangues

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Lettres, décrets et harangues
Traduction par Émile Littré.
Œuvres complètesJ. B. Baillière et FilsTome neuvième (p. 308-429).

ΕΠΙΣΤΟΛΑΙ. ΔΟΓΜΑ. ΕΠΙΒΩΜ10Σ

ΠΡΕΣΒΕΥΤΙΚΟΣ.

LETTRES. DECRET. DISCOURS A L* AUTEL. DISCOURS D’AMBASSADE.

ARGUMENT.

J’ai traité de ces pièces dans le t. Ier, pages 426-434 ; j’en ai traité de nouveau dans le t. VII, pages v-l ; je viens de les examiner dans le plus grand détail, notant les variantes, corrigeant le texte et traduisant. Ces trois opérations successives, exécutées à de longs intervalles, ont donné le même résultat, à savoir : que ces pièces ne méritent aucune confiance^, qu’elles sont apocryphes, et l’œuvre de faiseurs de pièces fausses.

Cela posé, ces pièces offrent des différences qui méritent d’être notées. Les lettres entre Démocrite et Hippocrate, sauf la dernière (no 23) où, en raison du style, on peut croire que l’auteur a copié ou imité des passages de quelque livre de Démocrite, sont dénuées de toute espèce d’intérêt. Il en est de même de la lettre d’Hippocrate à son fils et de celle au roi Démétrius. Le tout, au reste, se divise en trois groupes : 1° Le discours à l’autel et le discours d’ambassade, qui se rapportent à une querelle d’Athènes avec l’île de Cos, et présentent Hippocrate comme refusant les présents des rois de l’Illyrie et de la Péonie, et sauvant Athènes des ravages d’une peste qui ne paraît pas être la grande peste ; 2° les lettres du grand roi, de ses lieutenants, des habitants de Cos et le décret du peuple d’Athènes, qui présentent Hippocrate comme refusant les présents du roi de Perse et ayant déjà sauvé la Grèce d’une peste qui, cette fois sans doute, est la grande peste ; 3° les lettres relatives à la prétendue folie de Démocrite.

Tout porte à croire que les pièces de la première et de la deuxième catégorie sont fort anciennes ; elles témoignent donc que, de très-bonne heure, le nom d’Hippocrate fut assez illustre pour provoquer la création d’espèces de légendes, mais elle ne prouvent rien de plus ; on ne peut, de ces trois récits, tirer aucune conclusion qui y fasse découvrir la moindre parcelle de vérité ; ils ne renferment aucun noyau de réalité ; ou, s’ils en renferment, la critique n’a pas de moyen pour le dégager. Dans les livres hippocratiques, Hippocrate ou ses disciples ne pratiquent pas à Athènes ; ils ne disent pas un mot de la grande peste ; les seuls personnages considérables dont ils parlent, sont des seigneurs de la Thessaîie, et le grand roi n’est pas nommé ; les seuls philosophes qui soient cités sont Empédocle et Mélissus ; Démocrite ne l’est nulle part ; Thucydide nous apprend que rien ne put diminuer la violence du fléau qui désola Athènes ; voilà l’histoire. Nos pièces disent qu’Hippocrate sauva du fléau Athènes et la Grèce ; voilà la légende.

BIBLIOGRAPHIE,

MANUSCRITS.

2253 = A, 2146 = C, 2254 = D, 2144 = F, 2141 = G, 2142 = H, 2240 = I, 2143 = J, 2145 = K, Cod. Serv. ap. Foes = L, 2332 = X, Cod. Fevr. ap. Foes ==Q’, 2652 = o, 2755 = σ, 3047 = τ, 3050 = υ, 3052 = φ, 1327 = χ, 205 suppl. = ψ, 1760 = ω, Codex palatinus no 398 = b[1].

ÉDITIONS, TRADUCTIONS ET COMMENTAIRES.

Hippocratis epistolæ, latine, Francisco Aretino interprete, Florence, in-8o, 1486. — Hippocratis epistolæ, græce. Venise, Aldes, in-4o, 1499. Réimprimé en 1606, avec une traduction latine attribuée à Cujas. — Hippocratis Coi Epistolæ ad Damagetum, Alardo autore, Salingiaci, in-8o, 1530 et 1539. — Lettre d’Hippocrate sur la folie de Démocrite, par Tardy. Paris, in-8o, 1530. — Hippocratis lex, determinationes, dissectio, epistola ad Thessalum, cura Pauli Magnoli. Venetiis, in-12, 1542. — Hippocratis epistolæ cum Thessali oratione et Atheniensium decreto ex interpretatione Jani Cornarii, Francofurti, in-8o. 1542. Autre, à Cologne en 1544. — Largii Designatiani epistolæ ex Hippocrate latine datæ, dans : Medici antiqui omnes. Livre imprimé à Venise, chez les Aldes, in-fol. en 1547. — Hippocratis epistolæ, latine, Rainutio interprete, dans un recueil de lettres publié à Bâle, en 1554, in-12, par Gilbert Cousin. — La cause morale du riz de Démocrite, expliquée et témoignée par Hippocras, dans : Traité du riz, par Laurent Joubert. Paris, 1579, in-8o. — Hippocratis epistolæ, græce et latine, Eilhardo Lublino interprete, dans la collection de lettres grecques publiées en 1601, à Heidelberg, chez Comeline, in-8o ; autre édition en 1609, à Francfort. — Lettres d’Hippocrate, traduites et commentées par Marcelin Bompart. Paris, in-8o, 1632. — Hippocratis epistolæ cum notis Thomasii Halæ. In-8°, 1693. — Lettres d’Hippocrate à Damagète, Cologne, Lesage, in-12, 1700. — Locus emendatus a censore in Actis Erudit. mensis Augusti, 1711, p. 374. — Lettre d’Hippocrate sur la prétendue folie de Démocrite, traduite du grec par Parfait. Paris, in-12, 1730. — Theod. Ca. Schmidt Epistolarum quæ Hippocrati tribuuntur censura, Jenæ, 1813, in-8o. — Lettre d’Hippocrate à Damagète, nouvelle traduction sur le texte grec, par M. le docteur Pariset, in-8o, 16 p., Paris, 1825. Tiré à 100 exemplaires. — Hippocrate et Artaxerce, par M. K. E. Chr. Schneider, dans Janus, t. I, p. 85, 1846. — Bemerkungen zu einer Hippocrates betreffenden Anecdote, von Dr  Greenhill, Prof. in Oxford, dans Janus, t. III, p. 357, 1848. — Petersen, Zeit und Lebensverhæltnisse des Hippokrates, dans Philologus, iv, Jahrg. 2, 1850.



LETTRES, DÉCRET ET HARANGES.

1. Le grand roi des rois, Artaxerce, à Ρætus, salut.

Une maladie, celle qui est nommée pestilentielle, s’est étendue sur nos années ; et, en dépit de tout ce que nous avons fait, elle n’a point de relâchement. Aussi, je te prie de toute façon et par tous les dons qui te viennent de moi, envoie-moi sans retard ou quelque secours tiré de la nature, ou quelque remède venant de l’art, ou le conseil de quelque autre homme capable de guérir ; fustige, je te prie, ce fléau ; car règnent parmi la multitude l’angoisse et cette agitation excessive qui rend la respiration grande et fréquente. Sans que nous fassions la guerre, on nous la fait, ayant pour ennemi la bête qui dévaste les troupeaux ; elle en a blessé beaucoup, les laissant incurables, et lance traits sur traits. Je n’y résiste pas, je ne sais plus prendre conseil avec des hommes utiles. Sauve-moi de tout, sans délai, par un heureux avis. Adieu.

2. Pætus au roi des rois, le grand Artaxerce, salut.

Les secours naturels ne dissipent pas l’épidémie d’une affection pestilentielle ; sans doute les maladies qui proviennent de la nature, sont guéries par la nature elle-même qui les juge ; mais celles qui proviennent d’épidémie, le sont par l’art qui détermine, suivant l’art, la modification du corps. Hippocrate, médecin, guérit cette maladie. Il est dorien de race, de la ville de Cos, fils d’Héraclide, fils d’Hippocrate, fils de Gnosidique, fils de Nebros, fils de Sostrate, fils de Théodore, fils de Cleomyttides, fils de Crisamis. Lui, il est doué d’une nature divine, et il a élevé la médecine d’une condition petite et vulgaire à une condition grande et scientifique. Le divin Hippocrate est donc le neuvième depuis le roi Grisamis, le dix-huitième depuis Esculape, et le vingtième depuis Jupiter. Il a pour mère Praxithée, fille de Phénarète, de la famille des Héraclides ; de sorte que, des deux côtés, le divin Hippocrate est issu des Dieux, étant Asclépiade par son père, Héraclide par sa mère. Il a appris l’art de la médecine de son père Héraclide et de son grand-père Hippocrate. Mais, naturellement, il ne fut d’abord initié par eux que dans ce que, sans doute, ils savaient de la médecine ; mais, pour l’ensemble de l’art, il fut à lui-même son propre instituteur, doué qu’il est d’une nature divine, et dépassant ses ancêtres autant par l’heureuse disposition de l’âme, qu’il les dépasse par l’excellence de l’art. Il purge la terre et la mer non pas des bêtes farouches, mais des maladies sauvages et malfaisantes, dispersant de toute part les secours d’Esculape, comme Triptolème dispersait les graines de Cérès. Aussi, est-ce en toute justice que lui-même a reçu les honneurs divins en bien des lieux de la terre, et que les Athéniens lui ont attribué les mêmes offrandes qu’à Hercule et à Esculape. Fais-le venir auprès de toi, commandant qu’on lui donne tout l’argent et l’or qu’il voudra ; car il sait plus d’un moyen de guérir le mal, lui le père de la santé, lui le sauveur, lui le guérisseur de la douleur, lui, en un mot, le chef de la science divine. Adieu.

3. Le grand Artaxerce, roi des rois, à Hystane, gouverneur de l’Hellespont, salut.

Hippocrate, médecin de Cos, issu d’Esculape, a, dans son art, un renom qui est venu jusqu’à moi. Donne-lui donc autant d’or qu’il voudra, donne-lui en profusion tout ce dont il manque, et fais-le venir auprès de nous ; il sera égal en honneur aux premiers des Perses. Et s’il est en Europe quelque autre homme excellent, attache-le à la maison du prince sans rien épargner ; car il n’est pas facile de trouver des gens qui aient quelque puissance par le conseil. Adieu.

4. Hystane, gouverneur de l’Hellespont, à Hippocrate, issu des Asclépiades, salut.

Artaxerce, le grand roi, ayant besoin de toi, nous a adressé des officiers, commandant de te donner argent, or et tout le reste, à profusion, dont tu manques, et autant que tu veux, et de t’envoyer hâtivement près de lui, et te promettant que tu seras égal en honneur aux premiers des Perses. Arrive donc au plus tôt. Adieu.

5. Hippocrate, médecin, à Hystane, gouverneur de l’Hellespont, salut.

A la lettre que tu m’as adressée, disant qu’elle vient du roi, fais parvenir au roi ma réponse au plus tôt : nous avons provisions, vêtement, logement et tout ce qui suffit à la vie. A moi il n’est pas permis d’user de l’abondance des Perses ni de soustraire aux maladies les barbares qui sont les ennemis de la Grèce. Adieu.

6. Hippocrate à Démétrius, salut.

Le roi des Perses me demande auprès de lui, ne sachant pas que la sagesse a auprès de moi plus de puissance que l’or. Adieu.

7. Hystane, gouverneur de l’Hellespont, au roi des rois, Artaxerce, mon puissant maître, salut.

La lettre que tu m’as adressée en m’ordonnant de l’envoyer à Hippocrate, médecin, de Cos, issu des Asclépiades, je l’ai fait parvenir, et j’ai reçu de lui une réponse qu’il a écrite et remise et qu’il a commandé qu’on envoyât en ta demeure. J’en ai donc chargé Gymnasbès Dieutychès qui te parlera. Adieu.

8. Le grand roi des rois Artaxerce dit ceci aux habitants de Cos :

Livrez à mes messagers Hippocrate, médecin, animé de mauvais sentiments et qui insulte à moi et aux Perses. Sinon, vous apprendrez que vous avez à recevoir le châtiment même de l’ancienne injure[2] ; car, ravageant votre cité et jetant l’île dans la mer, je ferai qu’à l’avenir on ne saura s’il y eut en ce lieu une île ou une ville de Cos.

9. Réponse des habitants de Cos.

Il a été résolu par le peuple de répondre aux messagers d’Artaxerce, que les gens de Cos ne feront rien d’indigne ni de Mérops[3], ni d’Hercule, ni d’Esculape, pour l’honneur de qui tous les citoyens sont décidés à ne pas livrer Hippocrate, quand même ils devraient périr de la pire des morts. A Darius et à Xercès, qui, écrivant à nos pères, leur demandèrent la terre et l’eau, le peuple refusa de les donner, voyant qu’ils étaient semblables aux autres hommes et mortels comme eux ; maintenant il fait la même réponse. Partez donc de Cos, car nous ne livrerons pas Hippocrate ; et annoncez au roi, vous, ses messagers, que les Dieux ne nous oublieront pas.

10. Le sénat et le peuple des Abdéritains à Hippocrate, salut.

Le plus grand péril menace en ce moment notre cité, Hippocrate, en menaçant un de nos citoyens, en qui, pour le présent et pour l’avenir, la ville voyait une gloire perpétuelle. Certes, maintenant, ô grands dieux ! il ne serait pas un objet d’envie ; tant il est devenu malade par la grande sagesse qui le possède ; de sorte qu’il y a crainte non petite que, si Démocrite perd la raison, la ville de nous Abdéritains ne soit véritablement abandonnée. En effet, oublieux de tout et d’abord de lui-même, il demeure éveillé de nuit comme de jour, riant de chaque chose grande et petite, et pensant que la vie entière n’est rien. L’un se marie, l’autre fait le commerce, celui-ci harangue, d’autres commandent, vont en ambassade, sont mis dans les emplois, en sont ôtés, tombent malades, sont blessés, meurent ; lui rit de tout, voyant les uns tristes et abattus, les autres pleins de joie. Même il s’inquiète des choses de l’enfer, et il en écrit ; il dit que l’air est plein de simulacres, il écoute les voix des oiseaux, et, maintes fois se levant de nuit, seul il a l’air de chanter doucement des chants ; d’autres fois, il raconte qu’il voyage dans l’espace infini, et qu’il y a d’innombrables Démocrites semblables à lui. Et sa couleur n’est pas moins altérée que ses idées. Voilà ce que nous craignons, Hippocrate, voilà ce qui nous trouble. Viens donc promptement nous sauver, viens consoler notre patrie ; ne nous dédaigne point, car nous ne méritons point le dédain, et les témoignages en sont parmi nous. Il ne te manquera ni gloire pour avoir sauvé un tel homme, ni argent, ni savoir. Sans doute, le savoir est, à tes yeux, bien préférable aux biens de la fortune ; mais ces biens mêmes te seront donnés par nous en abondance et avec libéralité. Car, pour l’âme de Démocrite, la ville, quand elle serait or, ne suffirait pas à payer ta venue et ta hâte à venir. Nous pensons, Hippocrate, que nos lois sont malades, nous pensons qu’elles délirent. Viens, ô le meilleur des hommes, soigne un homme illustre ; sois non le médecin, mais le fondateur de toute l’Ionie, élevant autour de nous un plus sacré rempart. Tu traiteras la cité, non un homme ; notre sénat malade et risquant de se fermer, tu le rouvriras, toi législateur, toi juge, toi magistrat suprême, toi sauveur. C’est artisan de tout cela que tu tiendras. Voilà ce que nous attendons de toi, Hippocrate, voilà ce que tu seras parmi nous. Une ville qui n’est pas sans illustration, bien plus, la Grèce entière, te supplie de conserver le corps de la sagesse. Imagine que c’est le savoir même qui semble en ambassade auprès de toi, te demandant à être délivré de ce délire. La sagesse, sans doute, est quelque chose qui touche tout le monde ; mais, ceux qui ont été plus près d’elle comme nous, elle les touche bien davantage. Sache-le bien, tu auras la reconnaissance même du siècle futur, si tu n’abandonnes pas Démocrite, pour cette vérité dans laquelle il se flatte d’exceller. Toi, tu tiens, à Esculape par l’art et le sang ; lui descend d’un frère d’Hercule, duquel est né Abderus, comme sans doute tu l’as appris, éponyme de notre ville ; de sorte qu’Hercule aussi saura gré de la guérison de Démocrite. Ainsi donc, ô Hippocrate, voyant un peuple et un homme illustre tomber dans la démence, arrive, nous t’en supplions, en hâte parmi nous. Hélas ! comme le bien même, quand il va dans l’excès, se tourne en maladie ! Car, autant Démocrite s’éleva aux sommités de la sagesse, autant maintenant il est en péril de succomber à la paralysie de l’intelligence et à la stupidité. Au lieu que le gros des Abdéritains, qui sont restés étrangers an savoir, conservent le sens commun, et même, devenus plus intelligents, ils savent juger la maladie d’un sage, eux qui, naguère, n’étaient qu’un vulgaire ignorant. Viens donc avec Esculape le père, viens avec Épione, fille d’Hercule, viens avec les fils d’Esculape, qui furent de l’expédition d’Ilion, viens apporter les remèdes de Péon contre la maladie. La terre produira des racines, des herbes, des fleurs alexipharmaques de la folie ; et peut-être jamais la terre ni les sommets des monts ne produiront rien de plus efficace que ce qui doit rendre présentement la santé à Démocrite. Adieu.

11. Hippocrate au sénat et au peuple des Abdéritains, salut.

Votre concitoyen Amelesagorès est venu à Cos ; c’était, ce jour-là, la prise de la verge, fête annuelle, comme vous savez, procession magnifique et pompeuse jusqu’au cyprès, solennité célébrée suivant la coutume par ceux qui appartiennent au Dieu. Mais comme il était visible par les discours et par l’apparence d’Amelesagorès qu’il avait hâte, persuadé, ce qui était en effet, que la chose pressait, j’ai lu votre lettre, et me suis étonné que la cité se troublât comme un seul homme, pour un seul homme. Heureux les peuples qui savent que les hommes excellents leur servent de défenses qui sont, non dans les tours ni dans les murailles, mais dans les sages conseils des hommes sages ! Pour moi, convaincu que les arts sont des grâces des Dieux, mais que les hommes sont des œuvres de la nature, vous ne vous courroucerez pas, à Abdéritains, si j’imagine que c’est non pas vous mais la nature qui m’appelle pour sauver son ouvrage en danger de périr par la maladie. Aussi, obéissant moins à vous qu’à la nature et aux Dieux, j’ai hâte de guérir Démocrite malade, si tant est que ce soit maladie et non une illusion qui vous égare, ce que je désire, et ce qui serait, puisqu’il aurait suffi d’un soupçon pour vous troubler, un plus grand témoignage de votre affection. Pour venir, ni la nature ni le dieu ne m’offriraient de l’argent ; ne me faites donc pas non plus violence, ô Abdéritains, mais permettez que les œuvres d’un art libéral soient libérales aussi. Ceux qui reçoivent un salaire, forçant les sciences à servir en esclaves, semblent leur ôter leur ancienne franchise et les mettre aux fers ; et ils sont bien capables de mentir comme si la maladie était grande, de nier comme si elle était petite, de ne pas venir bien qu’ayant promis, et de venir bien qu’on ne les ait pas appelés. Misérable certes est la vie humaine, pénétrée qu’elle est tout entière par l’intolérable cupidité d’argent comme par un souffle d’orage. Et plût au ciel que tous les médecins se réunissent pour guérir cette maladie plus fâcheuse que la folie ! Car on tient à bonheur ce qui est maladie et fait tant de mal. Pour moi, je regarde toutes les maladies de l’âme comme des folies intenses qui créent dans la raison certaines opinions et fantaisies dont on guérit purgé par la vertu. Si je voulais m’enrichir par tout moyen, je n’irais pas auprès de vous, ô Abdéritains, pour dix talents, mais je me rendrais auprès du grand roi des Perses, chez qui des villes entières remplies de toute l’opulence humaine deviendraient mon partage ; je guérirais la peste qui y règne. Mais j’ai refusé de délivrer d’une maladie mauvaise un pays ennemi de la Grèce, portant, moi aussi, pour ma part, un coup à la puissance navale des barbares. La richesse du roi et cette opulence ennemie de ma patrie me seraient un opprobre, et je ne les posséderais qu’à titre de machine de guerre menaçant les villes de Grèce. Richesse n’est pas gagner de l’argent de tout côté ; et grandes sont les saintetés de la vertu, que la justice ne cache pas, mais dévoile. Ne pensez-vous pas que c’est une égale faute de sauver des ennemis et de guérir des amis pour de l’argent ? Telle n’est pas notre conduite, ô peuple d’Abdère ; je ne tire pas parti des maladies, et je ne me suis pas félicité en apprenant que Démocrite délire, lui qui, s’il est sain d’esprit, deviendra mon ami, et, s’il est malade, guéri par moi, le deviendra encore davantage. Je sais qu’il est grave, de mœurs sévères et l’ornement de votre cité. Portez-vous bien.

12. Hippocrate à Philopémen, salut.

Les envoyés qui m’ont remis la lettre de la ville d’Abdère, m’ont aussi remis la tienne ; et je me suis réjoui grandement de l’offre que tu me fais de l’hospitalité et du reste. Nous arriverons sous de bons auspices, et, je pense, avec de meilleures espérances que la lettre ne fait augurer. Ce n’est pas folie, c’est excessive vigueur de l’âme qui se manifeste en cet homme n’ayant plus dans l’esprit ni enfants, ni femme, ni parents, ni fortune, ni quoi que ce soit, concentré en lui-même jour et nuit, vivant isolé, dans des antres, dans des solitudes, sous les ombrages des bois, ou sur les herbes molles, ou le long des eaux qui coulent. Sans doute il arrive souvent que ceux qui sont tourmentés par la bile noire en font autant ; ils sont parfois taciturnes, solitaires et recherchent les lieux déserts ; ils se détournent des hommes, regardant l’aspect de leurs semblables comme l’aspect d’êtres étrangers ; mais il arrive aussi à ceux que le savoir occupe de perdre toutes les autres pensées devant la seule affection à la sagesse. De même que les serviteurs et les servantes qui dans les maisons se livrent au tumulte et aux querelles, si tout à coup la maîtresse survient, s’effrayent et deviennent tranquilles, ainsi font les passions de l’âme qui sont pour l’homme les ministres du mal ; quand la sagesse apparaît, les autres affections s’écartent comme des esclaves. Ce ne sont pas seulement les aliénés qui cherchent les antres et le calme ; ce sont aussi les contempteurs des choses humaines, par le désir d’être en dehors des troubles ; quand l’esprit, fatigué par les soins du dehors, veut reposer le corps, alors, bien vite, il va dans les lieux tranquilles, et, là, éveillé dès le matin, il considère en lui-même le champ de la vérité où n’est ni père, ni mère, ni femme, ni enfants, ni frère, ni parents, ni serviteurs, ni fortune, ni absolument rien de ce qui cause l’agitation ; tout ce qui trouble, exclu et par crainte se tenant loin, n’ose pas s’approcher, respectant les habitants du lieu ; et les habitants de ce lieu sont les arts, toutes les vertus, les dieux, les démons, les conseils, les sentences ; et dans ce lieu le ciel immense a sa couronne d’astres toujours en mouvement. Peut-être Démocrite y est-il déjà transporté par la sagesse ; et, ne voyant plus ceux de la ville en raison d’un si lointain voyage, il est taxé de folie parce qu’il cherche la solitude. Les Abdéritains, avec leur argent, montrent bien vite qu’ils ne comprennent pas Démocrite. Quoi qu’il en soit, toi, ami Philopémen, prépare-nous l’hospitalité ; car, à la ville déjà troublée, je ne veux pas causer de l’embarras, étant uni depuis longtemps, comme tu sais, avec toi par une hospitalité particulière. Porte-toi bien.

13. Hippocrate à Dionysius, salut.

Ou attends-moi, ami, à Halicarnasse, ou viens ici toi-même avant que je ne parte ; car, de toute nécessité, il me faut aller à Abdère pour Démocrite ; il est malade, et la ville m’a demandé ; on y éprouve pour lui une indicible sympathie ; et la ville, comme une seule âme, est malade avec son citoyen ; de sorte qu’eux aussi me semblent avoir besoin de traitement. Quant à moi, je pense que c’est non pas maladie, mais excès de science, non pas excès en réalité, mais excès dans l’idée des gens. L’excès de la vertu n’est jamais un mal ; mais ce qui excède est pris pour une maladie par l’ignorance de ceux qui en jugent. Chacun conclut de ce qui lui manque à lui-même que ce qui abonde en autrui est excessif ; c’est ainsi que de l’excès est trouvé par le lâche dans la vaillance, par l’avare dans la libéralité, et que toute défaillance regarde comme excessif le juste tempérament de la vertu. Mais, en le voyant lui-même, en tirant de là le pronostic, en écoutant ses discours, nous saurons mieux à quoi nous en tenir. Mais toi, fais diligence, ô Dionysius, pour arriver ; car je désire que tu viennes résider dans mon pays jusqu’à mon retour, afin que tu prennes soin de nos affaires, et surtout de notre ville ; toutefois je ne sais par quel concours de circonstances, l’année est salubre et garde sa constitution antécédente, de sorte qu’on ne sera affligé que de peu de maladies. Cependant viens nous trouver. Tu habiteras ma maison dans d’excellentes circonstances ; ma petite femme va demeurer chez ses parents, pendant mon voyage. Pourtant aie aussi l’œil sur sa conduite, afin qu’elle vive sagement et que l’absence de son mari ne lui soit pas une cause de songer à d’autres hommes. Elle fut toujours pleine de réserve, et ses parents sont d’honnêtes gens, surtout son père, petit vieillard singulièrement mâle et haïssant énergiquement le mal. Mais une femme a toujours besoin de qui la dirige ; car elle a, de nature, en elle, quelque chose qui s’emporte et qui, s’il n’est pas réprimé chaque jour, a, comme les arbres, une folle végétation. Pour moi, je regarde un ami comme un gardien de la femme plus vigilant que les parents ; car lui n’est pas, comme eux, prévenu d’un sentiment d’affection qui souvent jette une ombre sur les avertissements. En général, plus le cœur est libre, plus grande est la prudence, que l’affection ne vient pas troubler. Adieu.

14. Hippocrate à Damagète, salut.

Ayant été chez toi à Rhodes, Damagète, j’ai vu ce vaisseau qui avait pour inscription le soleil, magnifique bâtiment, avec un bel arrière, une bonne quille et un large pont. Tu me vantais l’équipage comme agile, sûr et habile à manœuvrer et le bâtiment comme bon marcheur. Envoie-nous-le, mais, s’il est possible, avec des ailes, non avec des rames. Car, mon ami, la chose presse ; il me faut faire hâtivement la traversée d’Abdère ; et je désire de guérir la cité devenue malade par la maladie du seul Démocrite. Cet homme, dont sans doute la réputation est venue jusqu’à toi, sa patrie l’accuse d’être tombé dans la folie. Moi je prétends, ou plutôt je le souhaite, que c’est non pas une folie véritable, mais une imagination de ces gens-là. Il rit, disent-ils, toujours, il ne cesse de rire sur toute chose, et ce leur semble un signe de folie. En conséquence, dis à nos amis de Rhodes de garder toujours un juste milieu, de n’être ni très-rieurs ni très-graves, mais de tenir un tempérament entre les deux, afin de paraître aux uns un homme aimable, aux autres un penseur méditant sur la vertu. Il y a pourtant, Damagète, quelque mal à ce qu’il rie pour chaque chose. Si l’excès est un défaut, l’excès continu est encore pire. Aussi lui dirais-je : Démocrite, une maladie, un meurtre, une mort, un siège, bref tout mal qui arrive et tout ce qui se fait est pour toi matière à rire. Mais n’est-ce pas aller contre les Dieux, si, la joie et la peine étant toutes deux dans le monde, tu en bannis l’une des deux ? Fortuné tu serais (mais cela est impossible), si jamais n’étaient malades mère ou père, et plus tard enfants, femme ou amis, et que par ton seul rire tout te fut conservé prospère. Mais tu ris quand on est malade, tu te réjouis quand on meurt, tu es bien aise de tout mal que tu apprends. Quel méchant homme tu fais, ô Démocrite, et combien loin de la sagesse, si tu penses que ce ne sont pas là des maux ! Certes, ta raison est troublée, Démocrite, tu cours risque de devenir Abdéritain, et ta ville est plus sage que toi. Mais de tout cela nous parlerons plus exactement sur lieu et place, Damagète ; et le vaisseau est en retard de tout ce temps que je mets à t’écrire. Adieu.

15. Hippocrate à Philopémen, Salut.

Pensant à Démocrite et soucieux, dans mon sommeil de cette nuit, j’eus, vers le lever de l’aurore, la vision d’un songe qui me persuade (car la surprise me réveilla pleinement) qu’il n’y a rien de dangereux. Il me semblait voir Esculape lui-même ; il était près de moi, et nous touchions déjà aux portes d’Abdère. Esculape se montrait, non comme le représentent d’ordinaire les images, doux et tranquille, mais animé en sa démarche et d’un air qui ne laissait pas d’inspirer la crainte ; il était suivi de dragons, sorte de reptiles énormes, se hâtant, eux aussi, dans leurs longs replis, et faisant entendre, comme dans les déserts et les creux vallons, un sifflement formidable ; ses compagnons, tenant des boîtes de médicaments bien closes, venaient derrière. Le dieu me tendit la main ; et moi, la saisissant avec ardeur, je le priai de se joindre à moi et de ne pas m’abandonner dans le traitement. Mais lui : « Tu n’as pas besoin de moi, dit-il, en cette occurrence ; mais, présentement, celle-ci, déesse commune des immortels et des mortels, te conduira. » Et moi, me retournant, j’aperçois une femme belle et grande, coiffée simplement, magnifiquement vêtue ; le globe de ses yeux rayonnait d’une pure lumière, de sorte qu’on aurait dit des étoiles. Le dieu s’éloigna, et cette femme, me serrant la main avec une certaine force sans violence, me conduisit par la ville avec complaisance. Lorsque nous fûmes près de la maison où je pensais que l’hospitalité m’était préparée, elle s’en alla comme une vision, disant seulement : « Demain, je te retrouverai chez Démocrite. » Déjà elle se retournait, lorsque je lui dis : « Je te prie, noble dame, qui es-tu et quel est ton nom ? — La Vérité, dit-elle ; et celle que tu vois s’approcher (tout-à-coup en effet une autre m’apparut, non dépourvue non plus de beauté, mais d’un air et d’une démarche plus hardie) se nomme l’Opinion, et elle habite chez les Abdéritains. » A mon réveil, m’expliquant le songe, je compris que Démocrite n’avait pas besoin de médecin, puisque le dieu même qui traite les malades s’éloignait comme n’ayant pas matière à son art ; mais que la vérité de la santé réside en Démocrite, tandis que l’opinion qu’il est malade réside chez les Abdéritains. J’ai confiance, Philopémen, qu’il en est ainsi ; oui, cela est, et je ne rejette pas les songes, surtout ceux qui gardent un ordre. La médecine et la divination sont proches parentes, puisque Apollon est le commun père de ces deux arts, lui qui est aussi notre ancêtre, présageant les maladies qui sont et qui seront, guérissant les malades actuels et les malades à venir. Porte-toi bien.

16. Hippocrate à Cratevas, salut.

Je sais, ami, que tu es un rhizotome excellent et par ta propre pratique et par l’héritage glorieux de tes ancêtres, de sorte que tu ne le cèdes en rien pour l’habileté à ton grand-père Cratevas. Recueille donc, car c’est le cas ou jamais et la nécessité presse, recueille en fait de plantes ce que tu pourras de mieux, et envoie-les-moi ; il s’agit d’un homme valant toute une ville, un Abdéritain il est vrai, mais Démocrite, que l’on dit être malade et avoir grandement besoin de purgation, vu la folie qui l’afflige. Nous n’aurons pas besoin, j’en ai la confiance, de médicaments, mais il faut être pourvu en tout cas. J’ai bien des fois admiré auprès de toi la vertu des plantes, ainsi que la nature et l’arrangement de toute chose, et le sol très-sacré de la terre, qui enfante les animaux, les végétaux, les aliments, les remèdes, la fortune et la richesse elle-même. Car, sans elle, la cupidité n’aurait pas où poser le pied, et les Abdéritains ne me présenteraient point l’appât de dix talents, témoignant que je suis non un médecin, mais un mercenaire. Plût au ciel, Cratères, que tu pusses extirper la racine amère de la cupidité, sans en laisser aucun reste ! nous purgerions, sache-le bien, avec les corps, les âmes malades des hommes. Mais ce ne sont là que des souhaits ; et, pour le cas présent, recueille surtout les plantes des montagnes et des hautes collines ; elles sont plus denses et plus actives que les plantes plus aqueuses, à cause de la densité de la terre et de la ténuité de l’air ; car ce qu’elles attirent a plus de vie. Néanmoins ne néglige pas de cueillir les plantes de nature marécageuse qui croissent près des étangs, celles qui viennent le long des fleuves, des sources, des fontaines, qui, je le sais, sont faibles, peu actives, et d’un suc doux. Que tout ce qui sera suc et jus liquide soit porté dans des vases de verre ; que tout ce qui sera feuilles ou fleurs ou racines, le soit dans des vases de terre neufs bien fermés, afin que, frappées par l’haleine du vent, elles ne perdent pas, dans une sorte de lipothymie, la vertu médicamenteuse. Envoie-nous donc cela aussitôt ; car la saison de l’année est favorable, et la nécessité de cette folie prétendue est urgente. Tout art est ennemi du délai, surtout la médecine pour qui retarder est compromettre la vie ; les opportunités sont les âmes du traitement, et les observer en est le but. J’espère que Démocrite est sain, même sans traitement ; pourtant, s’il y avait soit quelque faute de nature ou d’opportunité soit quelque autre cause (car bien des choses nous échappent, à nous mortels, qui n’avons pas une bien grande force de certitude), il est nécessaire que toute sorte de ressources soient prêtes pour ce qui est inconnu. Car celui qui est en danger ne se contente pas de ce que nous pouvons ; il veut même ce que nous ne pouvons pas. Presque toujours nous luttons contre deux termes, le patient et l’art, le patient où tout est caché, l’art qui est borné. Des deux cotés il est besoin de la fortune ; et à ce qu’il y a d’impossible à prévoir dans les purgations, il faut pourvoir par la prudence, soupçonnant le mal fait à l’estomac, et ajustant par conjecture la proportion du remède à une nature inconnue ; car la nature de toute chose n’est ni la même ni une ; sans cesse elle détermine et assimile ce qui est autre ; et parfois aussi elle compromet le tout. Beaucoup de reptiles épanchent leur venin sur les plantes, et, béants, ils insufflent, par leur air intérieur, un maléfice en place du remède ; et l’on ne s’en apercevra pas, à moins que quelques taches, quelque souillure, quelque odeur sauvage et malfaisante ne soit l’indice de ce qui est arrivé ; puis, par ce hasard de fortune, l’art manque le succès. Aussi les purgations par les ellébores sont-elles plus sûres, celles dont on raconte que Mélampe se servit pour les filles de Prartus, et Anticyrée pour Hercule. Fasse le ciel que nous ne nous servions, pour Démocrite, de rien de tout cela, et que chez lui la sagesse soit le terme des remèdes les plus médicaux et les plus efficaces.

17. Hippocrate à Damagète, salut.

Il en est, Damagète, comme nous l’avions pensé : Démocrite ne délirait pas ; mais il méprisait tout, et il nous instruisait et, par nous, tous les hommes. Je t’ai renvoyé, ami, le vaisseau qui est vraiment celui d’Esculape ; au signe du soleil qu’il porte déjà, ajoutes-y la santé ; car il a eu en effet une navigation fortunée et est arrivé à Abdère le jour même que je leur avais dit que j’arriverais. Aussi les trouvai-je rassemblés devant les portes et m’attendant comme de raison ; non seulement les hommes, mais aussi les femmes, les vieillards, les enfants, les petits enfants, tous, je te le jure, dans la tristesse ; cette tristesse leur venait de ce qu’ils croyaient Démocrite fou ; et lui, pendant ce temps, était tout entier livré à une philosophie transcendante. En me voyant, ils parurent revenir un peu à eux, et eurent bon espoir. Philopémen me pressait de me rendre à sa demeure hospitalière, et c’était aussi l’avis des autres. Mais moi : je n’ai, dis-je, ô Abdéritains, rien de plus pressé que de voir Démocrite. Ils approuvèrent mon dire, et, joyeux, ils me conduisirent aussitôt à travers le marché, les uns derrière, les autres devant, d’autres sur les côtés, et me criant de sauver, de secourir, de traiter. Et moi je leur donnais bon courage, assuré d’après la saison étésienne que sans doute il n’y a aucun mal, ou que, s’il y en a, il est petit et facile à réparer. Tout en parlant ainsi, je cheminais ; la maison n’était pas loin, et la ville tout entière n’est pas grande. Nous voilà donc arrivés, la maison se trouvant proche du rempart ; ils me conduisent sans bruit à une colline élevée qui était derrière la tour et qu’ombrageaient des peupliers hauts et touffus. De là on apercevait le logis de Démocrite, et Démocrite lui-même assis sous un platane épais et très-bas vêtu d’une tunique grossière, seul, le corps négligé, sur un siégé de pierre, le teint très-jaune, amaigri, la barbe longue. Près de lui, à droite, un filet d’eau, courant sur la pente de la colline, murmurait doucement. Sur cette colline était un temple consacré, autant que je conjecturai, aux nymphes et tapissé de vignes nées spontanément. Démocrite tenait avec tout le soin possible un livre sur ses genoux ; quelques autres étaient jetés à sa droite et à sa gauche ; et de nombreux animaux entièrement ouverts étaient entassés. Lui, tantôt, se penchant, écrivait d’une teneur, tantôt il cessait, arrêté longtemps et méditant en lui-même. Puis, peu après, cela fait, il se levait, se promenait, examinait les entrailles des animaux, les déposait, revenait et se rasseyait. Cependant les Abdéritains, qui m’entouraient, affligés et bien près d’avoir les larmes aux yeux : Tu vois, me disent-ils, la vie de Démocrite, ô Hippocrate, et comme il est fou, ne sachant ni ce qu’il veut, ni ce qu’il fait. Et l’un d’entre eux, voulant démontrer encore plus sa folie, poussa un gémissement aigu semblable à celui d’une femme pleurant la mort de son enfant ; puis un autre se lamenta imitant à son tour un voyageur qui avait perdu ce qu’il portait. Démocrite, qui les entendit, sourit pour l’un, éclata de rire pour l’autre, et cessa d’écrire, secouant fréquemment la tête. Et moi : Vous, dis-je, ô Abdéritains, restez ici ; je veux m’approcher davantage de la parole et de la personne de notre homme, je le verrai, je l’entendrai, et je saurai, la vérité du cas. Ayant ainsi parlé, je descendis doucement. Le. lieu était roide et en pente ; aussi le pied me manquait et je n’arrivai qu’avec peine. M’étant avancé, j’allais l’aborder, mais je le trouvai écrivant d’enthousiasme et avec entraînemet. Je m’arrêtai donc Sur place, attendant que vînt l’intervalle de repos. Et de fait, lui, ayant peu après cessé de tenir le stylet, m’aperçut qui m’avançais et me dit : Salut, étranger. Et à toi aussi mille saluts, répondis-je, Démocrite, le plus sage des hommes. Lui, honteux, je pense, de ne m’avoir pas appelé par mon nom : Et toi, dit-il, comment te nommes-tu ? C’est l’ignorance de ton nom qui a été cause que je t’ai appelé étranger. Mon nom, repartis-je, est Hippocrate le médecin. Il répondit : La noblesse des Asclépiades et la grande gloire de ton habileté dans la médecine sont venues jusqu’à moi. Mais quelle affaire, ami, t’a conduit ici ? Avant tout, assieds-toi ; tu vois ce siège de feuilles encore vertes et molle », il n’est pas désagréable ; les sièges de l’opulence qui attirent l’envie ne le valent pas. Je m’assis, et il continua : Est-ce pour une affaire privée ou publique que tu es venu ici ? Parle, et je t’aiderai autant qu’il sera en mon pouvoir. Et moi : A dire vrai, repris-je, c’est pour toi que je viens, désireux d’avoir une entrevue avec un homme sage ; et l’occasion a été fournie parla patrie, dont j’accomplis une ambassade. Alors, dit-il, use avant tout chez moi de l’hospitalité. Voulant tâter mon homme de tout côté, bien que déjà je visse clairement qu’il ne délirait pas, je répondis : Tu connais Philopémen, qui est un de vos concitoyens ? Très-bien, reprit-il, tu parles du fils de Damon, qui demeure près de la fontaine Hermaïde. De celui-là même, dis-je ; je suis, du chef de nos pères, son hôte particulier ; mais toi, Démocrite, donne-moi une hospitalité qui vaut mieux, et d’abord, dis-moi, qu’est-ce que tu écris là ? Il s’arrêta un moment, puis il dit : J’écris sur la folie. Et moi m’écriant : Ο roi Jupiter, quel à-propos et quelle réplique à la ville ! De quelle ville, Hippocrate, parles-tu ? me dit-il. Ne fais pas attention, repris-je, ô Démocrite, je ne sais comment cela m’a échappé ; mais qu’écris-tu sur la folie ? Qu’écrirais-je autre chose, répondit-il, que sur sa nature, sur ses causes et sur les moyens de la soulager ? Les animaux que tu vois ici ouverte, je les ouvre, non pas que je haïsse les œuvres de la divinité, mais parce que je cherche la nature et le siège de la bile ; car, tu le sais, elle est, d’ordinaire, quand elle surabonde, la cause de la folie ; sans doute elle existe chez tous naturellement, mais elle est plus ou moins abondante en chacun ; quand elle est en excès, les maladies surviennent, et c’est une substance tantôt bonne, tantôt mau¬vaise. Et moi : Par Jupiter, m’écriai-je, ô Démocrite, tu parles avec sagesse et vérité ; et je t’estime heureux de jouir d’une si profonde tranquillité, tandis qu’à moi cela n’est pas permis. Il me demanda : Et pourquoi cela ne t’est-il pas permis, Hippocrate ? Parce que, dis-je, les champs, la maison, les enfants, les emprunts, les maladies, les morts, les serviteurs, les mariages, et tout le reste, en ôtent l’occasion. Là, notre homme, retombant dans son affection habituelle, se mit à beaucoup rire et à se moquer, puis garda le silence. Et moi je repris : Pourquoi ris-tu, Démocrite ? Est-ce des biens ou des maux dont j’ai parlé ? Mais Lui rit encore plus fort ; et, des Abdéritains qui à l’écart regardaient, les uns se frappèrent la tête ou le front, les autres s’arrachèrent les cheveux ; car, comme ils le déclarèrent ensuite, son rire avait été plus bruyant que d’ordinaire. Moi je repris : Ο Démocrite, le meilleur des sages, je désire apprendre la cause de ce qui t’émeut, et pourquoi j’ai paru risible, moi ou ce que j’ai dit, afin que, mieux informé, je cesse d’y donner lieu, ou que toi, réfuté, renonces à tes rires inopportuns. Et lui : Par Hercule, si tu peux me réfuter, tu feras une cure comme tu n’en as jamais fait, Hippocrate. Et comment, cher ami, ne serais-tu pas réfuté ? Ou penses-tu n’être pas extravagant en riant de la mort, de la maladie, du délire, de la folie, de la mélancolie, du meurtre, et de quelque accident encore pire ? On, inversement, des mariages, des panégyries (sorte de solennité), des naissances d’enfants, des mystères, des commandements, des honneurs, ou de tout antre bien ? De fait, tu ris de ce qui devrait faire pleurer, te pleures. de ce qui devrait réjouir ; de sorte que pour toi il n’y a pas de distinction du bien et du mal. Et lui : C’est très-bien dit, ô Hippocrate ; mais tu ne connais pas la cause de mon rire ; quand tu la connaîtras, je sais que, pour le bien de ta patrie et pour le tien, tu remporteras, avec mon rire, une médecine meilleure que ton ambassade, et pourras donner la sagesse aux autres. En échange, sans doute, tu m’enseigneras, à ton tour, l’art médical, mettant à son prix tout cet intérêt pour les choses sans intérêt qui fait consumer la vie à poursuivre ambitieusement ce qui est sans valeur et à faire ce qui est digne de rire. Là-dessus je m’écrie : Achève, au nom des Dieux ; car il semble que le monde entier est malade sans le savoir, le monde qui n’a pas où envoyer une ambassade à la recherche du remède ; car qu’y aurait-il en dehors ? Lui reprenant : il est, Hippocrate, bien des infinités de mondes ; et ne va pas, ami, rapetisser la richesse de la nature. Quant à cela, lui dis-je, ô Démocrite, tu en traiteras en son temps ; car j’appréhende que tu ne te mettes à rire, même en expliquant l’infinité ; pour le moment, sache que tu dois au monde compte de ton rire. Et lui, jetant sur moi un regard perçant : Tu penses qu’il y a de mon rire deux causes, les biens et les maux ; mais, au vrai, je ne ris que d’un seul objet, l’homme plein de déraison, vide d’œuvres droites, puéril en tous ses desseins, et souffrant, sans aucune utilité, d’immenses labeurs, allant, au gré d’insatiables désirs, jusqu’aux limites de la terre et en ses abîmes infinis, fondant l’argent et l’or, ne cessant jamais d’en acquérir, et toujours troublé pour en avoir plus, afin de ne pas déchoir. Et il n’a pas honte de se dire# heureux, parce qu’il creuse les profondeurs de la terre par les mains d’hommes enchaînés, dont les uns périssent sous les éboulements de terrains trop meubles, et les autres, soumis pendant des années à cette nécessité, demeurent dans le châtiment comme dans une patrie. On cherche l’argent et l’or, on scrute les traces de poussière et les raclures, on amasse un sable d’un côté, un autre sable d’un autre côté, on ouvre les veines de la terre, on brise les mottes pour s’enrichir, on (ait de la terre notre mère une terre ennemie, et, elle qui est toujours la même, on l’admire et on la foule aux pieds. Quel rire en voyant ces amoureux de la terre cachée et pleine de labeur outrager la terre qui est sous nos yeux ! Les uns achètent des chiens, les autres des chevaux ; circonscrivant une vaste région, ils la nomment leur, et, voulant être maîtres de grands domaines, ils ne peuvent l’être d’eux-mêmes ; ils se hâtent d’épouser des femmes que bientôt après ils répudient ; ils aiment, puis haïssent ; ils veulent des enfants, puis, adultes, ils les chassent. Quelle est cette diligence vaine et déraisonnable, qui ne diffère en rien de la folie ? Us font la guerre à leurs propres gens et ne veulent pas le repos ; ils dressent des embûches aux rois qui leur en dressent, ils sont meurtriers ; fouillant la terre, ils cherchent de l’argent ; l’argent trouvé, ils achètent de la terre ; la terre achetée, ils en vendent les fruits ; les fruits vendus, ils refont de l’argent. Dans quels changements ne sont-ils pas et dans quelle méchanceté ? Ne possédant pas la richesse, ils la désirent ; la possédant, ils la cachent, ils la dissipent. Je me ris de leurs échecs, j’éclate de rire sur leurs infortunes, car ils violent les lois de la vérité ; rivalisant de haine les uns contre les autres, ils ont querelle avec frères, parents, concitoyens, et cela pour de telles possessions dont aucun à la mort ne demeure le maître ; ils s’égorgent ; pleins d’iniquité, ils n’ont aucun regard pour l’indigence de leurs amis ou de leur patrie ; ils enrichissent les choses indignes et inanimées ; au prix de tout leur avoir ils achètent des statues, parce que l’œuvre semble parler, mais ils haïssent ceux qui parlent vraiment ; ce qu’ils recherchent, c’est ce qui n’est pas à portée : habitant le continent, ils veulent la mer ; habitant les îles, ils veulent le continent ; ils pervertissent tout pour leur propre passion. On dirait à la guerre qu’ils louent le courage, et pourtant ils sont vaincus journellement par la débauche, par l’amour de l’argent, par toutes les passions dont leur âme est malade. Ce sont tous des Thersites de la vie. Pourquoi, Hippocrate, as-tu blâmé mon rire ? On n’en voit pas un se rire de sa propre folie, mais chacun se rit de celle d’autrui, celui-ci des ivrognes, quand il se juge sobre, celui-là des amoureux, tout affligé qu’il est d’une pire maladie ; d’autres rient des navigateurs, d’autres des agriculteurs ; car ils ne sont d’accord ni sur les arts ni sur les œuvres. Là je pris la parole : Voilà, ô Démocrite, de grandes vérités, et il n’y a point de langage plus propre à montrer la misère des mortels ; mais agir est imposé par la nécessité, à cause de la gestion des affaires domestiques, à cause de la construction des navires, à cause de tout ce qui concerne l’État, opérations auxquelles il faut que l’homme soit employé ; car la nature ne l’a pas engendré pour ne rien faire. Avec ces prémisses, l’ambition si générale a mené à faux l’âme droite de beaucoup, qui s’occupaient de toute chose comme devant réussir, et qui n’avaient pas la force de prévoir ce qui était caché. Qui donc, ô Démocrite, en se mariant, a songé à la séparation ou à la mort ? en ayant des enfants, à les perdre ? Il n’en est pas autrement pour l’agriculture, la navigation, la royauté, le commandement et tout ce qui se trouve dans le siècle ; personne n’a songé à l’insuccès, mais chacun est animé de bonnes espérances, sans se souvenir des chances mauvaises. Ton rire n’est-il donc ici pas hors de propos ? Mais Démocrite : Combien, Hippocrate, ton esprit est lent, et que tu t’éloignes de ma pensée, en ne considérant pas, par ignorance, les limites du calme et du trouble ! Tout ce que tu viens de dire, ceux qui en disposent avec une sage intelligence se tirent facilement des difficultés et m’épargnent le rire. Au lieu de cela, l’esprit troublé par les choses de la vie, comme si elles étaient solides, les hommes s’enorgueillissent dans leur intelligence déraisonnable et ne se laissent pas instruire à la marche irrégulière des choses, car ce serait un enseignement suffisant que la mutation de toutes choses, intervenant par de brusques retours et imaginant toute sorte de roulements soudains. Eux, comme si elle était ferme et stable, oublient les accidents qui surviennent incessamment, souhaitent ce qui afflige, recherchent ce qui n’est pas utile, et se précipitent dans toute sorte de malheurs. Mais celui qui songerait à faire toutes choses selon ce qu’il peut, tiendrait sa vie à l’abri des revers, se connaissant soi-même, comprenant clairement sa propre constitution, n’étendant pas à l’infini les soins du désir, et contemplant dans le contentement la riche nature, nourrice de tout. De même que, dans l’embonpoint, l’excès de santé est un péril manifeste, de même la grandeur des succès est dangereuse ; et on contemple ces illustres personnages dans leurs mauvaises fortunes. D’autres, mal instruits des histoires anciennes, ont péri par leur propre mauvaise conduite, ne prévoyant pas les choses visibles, pas plus que si elles étaient invisibles, bien qu’ils aient la longue vie comme enseignement de ce qui advient et de ce qui n’advient pas, d’où il fallait savoir reconnaître l’avenir. Donc le sujet de mon rire, c’est les hommes insensés, qui portent la peine de la méchanceté, de la cupidité, de l’insatiabilité, de la haine des guet-apens, des perfidies, de l’envie (c’est vraiment un labeur d’énumérer la multiplicité des ressources qu’a le mal, et là aussi est une espèce d’infini) ; les hommes qui rivalisent d’astuce entre eux, dont l’âme est tortueuse, et chez qui aller vers le pire est une manière de vertu ; car ils exercent le mensonge, cultivent la volupté, désobéissant aux lois. Mon rire condamne leur inconsistance, eux qui n’ont ni yeux ni oreilles ; or il n’y a que le sens de l’homme qui voie loin par la justesse de la pensée, et qui présage ce qui est et ce qui sera. Les hommes se déplaisent à toutes choses et derechef se jettent dans les mêmes choses ; ayant refusé de naviguer, ils naviguent ; ayant repoussé l’agriculture, ils cultivent ; ils chassent leur femme et en prennent une autre ; ils engendrent des enfants et les enterrent ; les ayant enterrés, ils en ont d’autres et les élèvent ; ils souhaitent la vieillesse, et, quand ils y sont, ils gémissent, sans conserver en aucune condition la constance de l’esprit. Les chefs et les rois estiment heureux les particuliers ; ceux-ci souhaitent la royauté ; celui qui régit la cité envie l’artisan comme étant hors de péril ; l’artisan envie le chef comme puissant en toute chose. Car les hommes n’aperçoivent pas le droit chemin de la vertu, chemin libre, uni, où l’on ne choppe pas, et pourtant où nul ne veut s’engager ; au lieu de cela, ils se jettent dans la voie rude et tortueuse, marchant péniblement, glissant, trébuchant, la plupart même tombant, haletant comme s’ils étaient poursuivis, disputant, en avant, en arrière. Les uns, brûlés d’amours illégitimes, se glissent furtivement dans le lit d’autrui, forts de leur impudence ; les autres sont consumés par l’amour de l’argent, maladie insatiable. Ailleurs on se dresse réciproquement des embûches ; celui que l’ambition élève jusqu’aux nues est précipité par le poids de sa méchanceté dans le fond de la ruine. On abat et l’on réédifie ; on fait des grâce3 et l’on s’en repent ; on ravit ce qui est dû à l’amitié, on pousse les mauvais procédés jusqu’à la haine, on fait la guerre aux liens de la parenté, et de tout cela la cause est dans l’amour de l’argent. En quoi diffèrent-ils d’enfants qui se jouent, et pour qui, la pensée étant sans jugement, tout ce que le hasard amène est divertissant ? Dans les passions, qu’ont-ils laissé aux bêtes irraisonnables, sauf que les bêtes se tiennent à ce qui les satisfait ? En effet, quel lion a enfoui de l’or en terre ? quel taureau a mis ses cornes au service de son ambition ? quelle panthère s’est montrée insatiable ? Le sanglier boit, mais pas plus qu’il n’a soif ; le loup, ayant déchiré sa proie, ne pousse pas plus loin une alimentation nécessaire ; mais l’homme, pendant des jours et des nuits consécutives, ne se rassasie pas de la table. L’ordre d’époques annuelles amène pour les animaux la fin du rut ; mais l’homme incessamment est piqué par le taon de la luxure. Quoi, Hippocrate ! je ne rirai pas de celui qui gémit d’amour, parce que, heureusement, un obstacle l’arrête ? et surtout je n’éclaterai pas de rire sur celui qui, sans égard pour le péril, se lance à travers les précipices ou sur les gouffres marins ? je ne me moquerai pas de celui qui, ayant mis sur la mer un navire et sa cargaison, s’en va accuser les flots de l’avoir englouti tout chargé ? Pour moi, je ne crois pas même rire suffisamment, et je voudrais trouver quelque chose qui leur fût affligeant ; quelque chose qui ne fût ni une médecine qui les guérit ni un Péon qui leur préparât les remèdes. Que ton ancêtre Esculape te soit une leçon, sauvant les hommes et ayant pour remercîments des coups de foudre. Ne vois-tu pas que moi aussi j’ai ma part dans la folie ? moi qui en cherche la cause, et qui tue et ouvre des animaux ; mais c’était dans l’homme qu’il fallait la chercher. Ne vois-tu pas aussi que le monde est plein d’inimitié pour l’homme, et a rassemblé contre lui des maux, infinis ? L’homme n’est, de naissance » que maladie ; en nourrice, il est inutile à lui-même et demandant secours ; ayant grandi, il est méchant, insensé, et remis à des maîtres ; adulte, il est téméraire ; sur le déclin, il est misérable, ayant semé par sa folie les maux qu’il recueille. Le voilà en effet tel qu’il sort du sein sanglant de sa mère, Puis les violents, pleins d’une colère sans mesure, vivent dans les malheurs et les combats ; les autres dans les séductions et les adultères ; d’autres dans l’ivresse ; ceux-ci à désirer ce qui est à autrui, ceux-là à perdre ce qui est à eux. Que n’ai-je le pouvoir de découvrir toutes les maisons, de ne laisser aux choses intérieures aucun voile, et d’apercevoir ce qui se passe entre ces murailles ? Nous y verrions les uns mangeant, les autres vomissant, d’autres infligeant des tortures, d’autres mêlant des poisons, d’autres méditant des embûches, d’autres calculant, d’autres se réjouissant, d’autres se lamentant, d’autres écrivant l’accusation de leurs amis, d’autres fous d’ambition. Et si l’on perçait encore plus profondément, on irait aux actions suggérées par ce qui est caché, dans l’âme, chez les jeunes, chez les vieux, demandant, refusant, mendiant, regorgeant, accablés par la faim, plongés dans les excès du luxe, sales, enchaînés, s’enorgueillissant dans les délices, donnant à manger, égorgeant, ensevelissant, méprisant ce qu’ils ont, se lançant après les possessions espérées, impudents, avaricieux, insatiables, assassinant, battus, arrogants, enflés d’une vaine gloire, passionnes pour les chevaux, pour les hommes, pour les chiens, pour la pierre, pour le bois, pour l’airain, pour les peintures, les uns dans les ambassades, les autres dans les commandements militaires, d’autres dans les sacerdoces, d’autres portant des couronnes, d’autres armés, d’autres tués. Il faut les voir allant, les uns aux combats de mer, les antres à ceux de terre, d’autres à l’agriculture, d’autres aux navires de commerce, d’autres à l’agora, d’autres à l’assemblée, d’autres au théâtre, d’autres à l’exil, en un mot, les uns d’un côté, les autres d’un autre, ceux-ci à l’amour des plaisirs, au bien-être et à l’intempérance, ceux-là à l’oisiveté et à la fainéantise. Comment donc, voyant tant d’âmes indignes et misérables, ne pas prendre en moquerie leur vie livrée à un tel désordre ? Ta médecine même, je suis bien sur qu’elle n’est pas bien venue auprès d’eux ; leur désordre les rend maussades pour tout, et ils traitent de folie la sagesse. Et certes je soupçonne que bonne partie de ta science est mise à mal par l’envie ou par l’ingratitude ; les malades, dés qu’ils sont sauvés, attribuent leur salut aux dieux ou à la fortune ; d’autres en font honneur à la nature et haïssent leur bienfaiteur, s’indignant, ou peu s’en faut, si on les croit débiteurs. La plupart, étant en eux-mêmes étrangers à toute idée d’art, et n’ayant aucun savoir, condamnent ce qui est le meilleur ; car les votes sont entre les mains des stupides. Ni les malades ne veulent confesser, ni les confrères ne veulent témoigner, car l’envie s’y oppose. Ce n’est certes pas à un homme épargné par ces misérables propos que je parle ici, sachant bien que toi aussi as souvent subi des indignités, sans avoir voulu, pour argent ou pour envie, dénigrer à ton tour, mais il n’y a ni connaissance ni confession de la vérité. Il souriait en me parlant ainsi, et il me paraissait, Damagète, un être divin, et j’oubliais qu’il était un homme. Alors je repris la parole : O Démocrite plein de gloire, je rapporterai à Cos de bien grands dons de ton hospitalité ; car tu m’as rempli d’une immense admiration pour ta sagesse ; je m’en retourne, proclamant que tu as exploré et saisi la vérité de la nature humaine. J’ai reçu de toi le remède qui guérira mon intelligence, et je prends congé, car l’heure l’exige, ainsi que les soins réclamés par le corps ; mais demain et les jours suivants nous nous reverrons. A ces mois, je me levai, et lui, se préparant à me suivre, donna les livres à quelqu’un qui sortit je ne sais d’où. Alors je pressai le pas, et m’adressant à ceux (véritables Abdéritains, ceux-là) qui m’attendaient sur la hauteur : Amis, dis-je, je vous dois bien des grâces de m’avoir appelé au milieu de vous ; car j’ai vu le très-sage Démocrite, seul capable de rendre sages les hommes. Voilà ce que j’ai à t’annoncer au sujet de Démocrite, avec une pleine satisfaction. Porte-toi bien.

18. Démocrite à Hippocrate, salut.

Tu vins, Hippocrate, vers moi comme vers un aliéné, prêt à m’administrer l’hellébore, sur la foi d’hommes insensés auprès de qui le labeur de la vertu passe pour folie. Mais tu me trouvas écrivant sur la disposition du monde, sur le pôle et sur les astres du ciel. Or, tu sais avec quelle perfection l’ensemble de ces choses est arrangé, et combien, là, on est loin de la folie et du délire ; aussi as-tu été satisfait de l’état de mon esprit, et ce sont ces gens que tu as jugés farouches et aliénés. Toutes les choses qui, errant dans l’air, nous trompent par des images, choses qui se voient avec le monde et qui sont dans un flux continuel, toutes ces choses, dis-je, mon esprit explorant exactement la nature, les a mises en lumière ; témoin les livres que j’ai composés là-dessus. Il ne faut donc pas, ô Hippocrate, que tu ailles avec de telles gens et que tu les fréquentes, eux dont l’esprit est superficiel et incertain. Si, te confiant en eux, tu m’avais fait prendre, comme à un aliéné, la potion d’hellébore, ma sagesse fut devenue folie, et ils auraient accusé ton art d’avoir été cause accessoire de mon délire ; car l’hellébore, donné dans la santé, obscurcit l’intelligence ; donné dans la folie, est souverain d’ordinaire. Vois, en effet, si tu m’avais surpris, non pas écrivant, mais étendu ou marchant à pas comptés, me parlant à moi-même, tantôt fâché, tantôt souriant à propos des conceptions de mon esprit, ne faisant aucune attention à ceux des gens de ma connaissance qui m’abordaient, captivant mon attention et contemplant assidûment, tu aurais pensé que Démocrite, à s’en rapporter au témoignage des yeux, ressemblait à l’image de la folie. Il est donc nécessaire que le médecin juge des maladies, non pas seulement par la vue, mais par les faits mêmes ; qu’il examine en général les rythmes de la maladie, si elle est au commencement, au milieu, au déclin ; et qu’observant les différences, la saison et l’âge, ainsi que l’ensemble de tout le corps, il applique le traitement ; car c’est par ces indications que tu découvriras facilement la maladie. Je t’envoie le Discours sur la folie. Porte-toi bien.

19. Discours sur la folie.

Nous devenons aliénés, comme je l’ai dit dans le livre de la Maladie sacrée (§§ 14 et 15), par l’humidité de l’encéphale, dans lequel sont les opérations de l’âme. Quand l’encéphale est plus humide qu’il ne convient, nécessairement il se meut ; se mouvant, ni la vue ni l’ouïe ne sont sûres ; le patient entend et voit tantôt Une chose, tantôt une autre ; la langue exprime ce qu’il voit et entend ; mais tout le temps que le cerveau est dans le repos, l’homme a sa connaissance. L’altération du cerveau se fait par la pituite ou par la bile ; voici les signes distinctifs : les fous par l’effet de la pituite sont paisibles et ne crient ni ne s’agitent ; les fous par l’effet de la bile sont batteurs, malfaisants, et toujours en mouvement. Telles sont les causes qui font que la folie est continue. Si le malade est en proie à des craintes et à des terreurs, cela provient du changement qu’éprouve le cerveau échauffé par la bile qui s’y précipite par les veines sanguines ; mais, quand la bile rentre dans les veines et dans le corps, le calme revient. D’autre part, le patient est livré à la tristesse, à l’angoisse et perd la mémoire, quand le cerveau est refroidi contre la règle par la pituite et se contracte contre l’habitude. Quand subitement le cerveau est échauffé par la bile au moyen des veines susdites, le sang bouillonne, le patient voit des songes effrayants ; et, de même que, chez un homme éveillé, le visage est ardent, les yeux rouges, et l’esprit songeant à commettre quelque acte de violence, de même le sommeil offre ces phénomènes ; mais le calme retient quand le sang se disperse de nouveau dans les veines. Dans le cinquième livre des Épidémies, j’ai rapporté (§ 80) comment survint perte de la voix, perte de la connaissance, accès fréquents de délire et récidives ; la langue était sèche ; et s’il ne l’humectait pas, il n’était pas en état d’articuler ; la langue était presque toujours très-amère ; la saignée résolvait ; de l’eau, de l’hydromel en boisson, potions d’hellébore ; le patient, ayant résisté quelque temps, succomba. Il y en avait un autre (§ 81), qui, quand il se lançait à boire, s’effrayait de la joueuse de flûte, si elle se mettait à jouer ; mais, de jour, s’il l’entendait, il n’éprouvait aucune émotion.

20. Hippocrate à Démocrite, salut.

La plupart des hommes, ô Démocrite, ne louent pas ce que l’art médical fait de bien, mais souvent ils attribuent aux dieux le résultat ; et, si la nature, venant à contrarier l’opération, cause la mort de celui qui est en traitement, on accuse les médecins et l’on oublie le divin dans les maladies. Oui, je pense que l’art a en partage plus de blâme que de louange. Certes, je ne suis point arrivé au plus haut point de)a médecine, bien que vieux déjà ; même Esculape n’y était pas, lui qui en est l’inventeur ; car il est souvent en désaccord avec lui-même, comme nous l’ont appris les livres des auteurs. La lettre que tu m’as adressée m’inculpait au sujet de l’administration de l’hellébore. J’étais en effet amené, ô Démocrite, comme devant helléboriser un aliéné, et sans avoir deviné quel tu étais ; mais, éclairé par notre entrevue, j’ai connu, non, par Jupiter, une œuvre de folie, mais une œuvre digne de tout honneur ; j’ai grandement approuvé ton esprit, et je t’ai jugé le meilleur interprète de la nature et de monde ; mais ceux qui me conduisaient, je les ai blâmés comme des aliénés, c’étaient eux qui avaient besoin de purgation. Donc, puisque le hasard nous a réunis, tu feras bien de m’écrire plus souvent et de me communiquer les traités que tu composes. Moi, je t’envoie le Discours sur l’helléborisme. Porte-toi bien.

21. Hippocrate à Démocrite sur l’helléborisme.

Chez ceux qui n’évacuent pas facilement par le haut, il tant rendre, avant d’administrer la potion, le corps humide par une nourriture plus abondante et par le repos (Aphor. IV, 13). Engager celui qui a bu de l’hellébore à se donner plus de mouvement et non à se livrer au sommeil ; la navigation prouve que le mouvement trouble les corps (Ib. 14). Quand vous voulez que l’hellébore opère davantage, prescrivez le mouvement (Ibid. 15). L’hellébore est dangereux pour ceux qui ont les chairs saines (Ib. 16.) Chez ceux qui, ayant pris un médicament évacuant, n’ont pas soif, l’évacuation continue jusqu’à ce que la soif survienne (Ib. 19). Le spasme qui suit l’administration de l’hellébore est funeste (Aph. VII, 25). Dans une superpurgation, s’il survient spasme ou hoquet, cela est mauvais (Ib. 41). Si, dans les dérangements abdominaux et dans les vomissements qui surviennent spontanément, ce qui doit être évacué, est évacué, ils sont utiles et les malades les supportent facilement ; sinon, c’est le contraire (Aph. 1, 2). Comme je l’ai dit dans le Pronostic (la citation est fausse ; c’est Aph. IV, 17, 18 et 20), l’évacuation par le haut à celui qui, étant sans fièvre, a anorexie, ou cardialgie, ou vertige, ou amertume de la bouche ; en général elle convient dans les douleurs siégeant au-dessus du diaphragme ; l’évacuation par le bas convient là où, sans fièvre, il y a tranchées, douleur des lombes, pesanteur des genoux, menstrues laborieuses, douleur au-dessous du diaphragme. Dans l’administration des potions évacuantes, il faut prendre garde à ceux qui ont le corps en bon état, et surtout à ceux qui sont noirs, à ceux qui ont les chairs humides, à ceux qui sont un peu secs, à ceux qui bégayent ou balbutient. Les médecins qui cherchent à procurer, tout d’abord, par des potions évacuantes administrées dès le début, la résolution des inflammations, comme je l’ai dit.dans le livre de la Ptisane (Du Régime dans les Maladies aiguës, Appendice, § 3), ne soulagent en rien ce qui est tendu et enflammé ; car la maladie, étant dans sa crudité, ne laisse rien passer ; mais ils déterminent la fonte des parties qui sont saines et qui résistent au mal ; le corps ayant été débilité, la maladie prend le dessus, et la guérison devient impossible. Il faut purger par l’hellébore (Ib. § 16) ceux chez qui une fluxion descend de la tête ; on ne le donnera pas dans les cas d’empyème ; on n’évacuera pas (Ib. § 23) les gens décolorés, enroués, ayant la rate affectée, anémiques, ayant la respiration gênée, une toux sèche, de la soif, de la pneumatose, les hypochondres ainsi que les côtés et le dos tendus ; de l’engourdissement, la vue obscurcie, des bourdonnements d’oreille, l’incontinence de l’urètre, l’ictère, le ventre faible, des hémorragies, des rumeurs. Si (ib. § 25) des évacuations sont jugées convenables, vous les procurerez avec sûreté par le haut à l’aide de l’hellébore, mais non par le bas ; Ce qu’il y a de plus efficace, c’est le régime. Comme je l’ai dit dans le Prorrhétique (Prorrh. I, 71), on n’évacuera pas ceux qui ont des vomissements noirs, du dégoût pour les aliments, du délire, une petite douleur au pubis, le regard hardi et incliné, de la tuméfaction, des vertiges ténébreux, de la décoloration, ou, dans une fièvre ardente, de la résolution du corps. Comme je l’ai dit dans le livre de la Ptisane (Du Régime dans les Maladies aiguës, Appendice, § 28), le sésamoïde (isopyrium thalictroides, L.) évacue par le haut ; la potion est une demi-drachme pilée dans l’oxymel ; on le combine aussi aux hellébores, à la dose d’un tiers de cette potion, et ce mélange cause moins d’étouffement. Évacuez aussi dans les fièvres quartes chroniques, dans les fièvres lipyriques chroniques, ceux qui n’ont ni soif ni excrétion, mais ces derniers pas avant trois semaines ; évacuez encore parfois dans les pleurésies, dans les iléus, et, comme j’ai dit dans le livre des Maladies des femmes, dans les cas où la matrice a besoin de purgation.

22. Hippocrate à son fils Thessalus.

Occupe-toi, mon fils, de l’étude de la géométrie et de l’arithmétique ; car elle rendra non-seulement ton existence glorieuse et grandement utile dans les choses humaines, mais encore ton esprit plus pénétrant et plus clairvoyant pour profiter en médecine de tout ce qui est utile. Et en effet, la géométrie étant variée de formes et de position, et procédant en tout par démonstration, servira pour la situation des os, leurs déplacements et tout l’arrangement des membres ; devenu plus habile connaisseur de la variété de ces choses, et mettant en œuvre la réduction des articulations luxées, la résection et l’excision des os fracturés, la coaptation, l’extraction et tout le reste du traitement, tu sauras quel est le lieu et l’os qui en est sorti. Mais l’ordre de l’arithmétique s’appliquera suffisamment aux périodes, aux changements réguliers des fièvres, aux crises des malades et aux sécurités dans les maladies. Car c’est une grande chose d’avoir dans la médecine un secours qui te fasse connaître, sans erreur, les termes de l’exacerbation et de la rémission, qui sont, de leur nature, inégaux. Ainsi donc acquiers grandement l’usage de cette expérience.

23. Démocrite à Hippocrate, sur la nature de l’homme.

Tous les hommes doivent connaître l’art de la médecine, ô Hippocrate, et surtout ceux qui ont acquis de l’instruction et qui sont versés dans les doctrines ; car c’est une chose à la fois belle et profitable à la vie. Je pense que la connaissance de la philosophie est sœur de la médecine et vit sous le même toit ; en effet, la philosophie délivre l’âme des passions, et la médecine enlève au corps les maladies. L’esprit croit, tant qu’est présente la santé, à laquelle il est bien que veille un homme sage ; mais, quand la constitution corporelle souffre, l’esprit n’a plus même de souci pour le soin de la vertu ; car la maladie actuelle obscurcit l’âme terriblement par la sympathie qui s’exerce sur l’intelligence. La description de la nature humaine se représente ainsi : L’encéphale tient garnison dans le sommet du corps, chargé de la sûreté du reste, logé dans des membranes nerveuses, au-dessus desquelles des os naturellement doubles, arrangés par la nécessité, cachent l’encéphale, maître et gardien de l’intelligence. L’heureuse disposition des cheveux est pour orner le corps. La faculté visive des yeux, qui sont enfoncés sous plusieurs tuniques en un lit de liquide et fixes sous le front pour gouverner, est la cause de la vision ; la pupille fidèle est soumise au tarse de la paupière, gardien de l’opportunité. Les deux narines, habiles à flairer, séparent les yeux voisins. Les lèvres, formant un souple contour autour de la bouche » produisent, par leur gouvernement) le sens des mots et la juste articulation. Le menton, qui termine, est en forme de tortue, avec une garniture de dents comme de clous. Le suprême artisan a ouvert les oreilles pour recevoir les paroles, qui, à leur tour, provoquent le langage, serviteur mal sûr de la déraison. La langue, mère du parler, messagère de l’âme, portière du goût, est gardée par les solides créneaux des dents. Le larynx et le pharynx sont voisins et agencés ensemble ; l’un pour le chemin de l’air, l’autre pour celui de la nourriture qu’il envoie dans le fond de l’estomac, en poussant fortement. Le cœur, conoïde, est roi, nourrit la colère, et est revêtu du thorax contre toute embûche. Les nombreux conduits des poumons, parcourus par l’air, enfantent le souffle, cause de la voix. Le fournisseur du sang, celui qui le change en aliment, avec ses lobes plusieurs fois enlacés à la veine cave, le foie, sera la cause du désir. La bile verte, qui demeure au foie, devient, quand elle surabonde, la corruption du corps humain. L’hôte inutile et nuisible du corps, la rate, dort en face, ne demandant rien. Entre les deux règne l’estomac, réceptacle commun, et il est couché, procurant la digestion. Attachés à l’estomac, et contournés par l’œuvre qui les disposa, les intestins forment des circonvolutions dans le ventre, et sont causes de l’ingestion et de l’égestion. Les reins, jumeaux, répondant aux hanches, entourés de graisse, ne sont pas étrangers à la séparation de l’urine. Mais le maître de tout le ventre, c’est ce qu’on nomme l’épiploon, embrassant l’abdomen tout entier, sauf la rate seule. Puis la vessie, membraneuse, ayant son orifice fixé à l’ischion par des vaisseaux entrelacés, est la cause de l’excrétion de l’urine. Dans le voisinage, est cachée la mère des enfants, la source de vives douleurs, la cause de mille maux, la matrice ; à l’entrée, une chair qui se jette aux profondeurs des hanches, est serrée par des nerfs, et verse un flux venant de la pléthore du ventre, en prévoyance de la grossesse. Suspendus en dehors du corps, les testicules, créateurs engendrés, sous leurs enveloppes multiples habitent une maison ; en bon accord avec le pubis, un lacis de veines et de nerfs, procurant l’issue de l’urine, instrument de la copulation, a été fabriqué par la nature, le jeune âge préparant le désir. Les jambes, les bras et les extrémités qui y sont appendues, possédant ensemble le principe de tout service, accomplissent le sûr office des nerfs. Cependant la nature incorporelle, dans ses retraites, a fabriqué des viscères de toute forme dont la mort survenant supprime bien vite les fonctions.

24. Conseil d’hygiène adressé par Hippocrate au roi Démétrius.

Hippocrate de Cos au roi Démétrius, salut.

Nous étant autrefois, ô roi, occupé de faire, au sujet de la nature humaine, un résumé qui en embrassât les parties, nous l’écrivîmes et te l’envoyâmes, comme tu, l’avais désiré. Maintenant, au sujet de ce qu’un homme sensé doit particulièrement observer, nous écrivons pour toi ce que nous avons en, partie recueilli chez nos prédécesseurs, en partie trouvé nous-même et ajouté ; si tu suis ces préceptes et les signes qui sont survenus dans tes maladies antécédentes, et que tu en uses assidûment, tu seras exempt de maladies tout le temps de ta vie. Il y a deux genres de maladies pour tous les animaux, celles qui diffèrent par l’espèce et celles qui diffèrent par l’affection. Tu verras que tes désirs d’aliment vont par les contraires, désirs de sec pour l’humide, d’humide pour le sec, de vide pour le plein, de plein pour le vide ; tu verras aussi que toutes les maladies sont constituées par les contraires, et que des maladies naissent de maladies. Dans les spasmes, la fièvre survenant arrête la maladie ; du sang faisant issue par les oreilles ou par les narines dissipe les violentes douleurs de tête ; les spasmes survenant chez les mélancoliques font cesser les mélancolies. En général, la tête est la racine des maladies humaines, et c’est d’elle que viennent les affections les plus graves ; en effet, surmontant le corps, elle est comme une ventouse qui attire à elle les restes de toutes les ingestions et les humeurs ténues. Il faut donc faire attention à ces parties et vivre spécialement pour les disposer de façon que les maladies qui surviennent ne prennent aucun accroissement, grâce à tes soins et à ta régularité, ne te livrant ni aux intempérances vénériennes, ni aux excès des différents aliments, ni aux sommeils qui relâchent sans mesure un corps inexercé, mais ayant l’œil sur les signes qui surviennent dans le corps, et observant le temps de chacun d’eux ; si bien que, ayant garde de la maladie qui s’achemine, et usant du traitement que j’écris, tu demeures exempt de maladie.

25. Décret des Athéniens.

Il a été décrété par le sénat et le peuple des Athéniens : Vu que Hippocrate de Cos, médecin, issu d’Esculape, a témoigné aux Grecs une grande et salutaire bienveillance, quand, la peste venant de la terre des Barbares et gagnant la Grèce, il envoya ses disciples en différents lieux et prescrivit de quel traitement il fallait user pour échapper sans dommage à la peste qui arrivait, montrant comment l’art médical d’Apollon, transmis aux Grecs, sauve ceux d’entre eux qui sont malades ; vu qu’il a publié libéralement des livres composés sur l’art de la médecine, voulant que les médecins qui sauvent fussent nombreux ; vu que, le roi des Perses l’ayant fait demander, et lui offrant des honneurs égaux aux siens et des dons tels que lui, Hippocrate, les voudrait, il a dédaigné les promesses du barbare, ennemi commun et avoué de la Grèce ; en conséquence le peuple des Athéniens, afin de témoigner l’affection qu’il a toujours eue pour le bien de la Grèce et de donner à Hippocrate une récompense convenable pour ses services, a ordonné de l’initier aux grands mystères aux frais de l’État, comme Hercule, fils de Jupiter ; de le couronner d’une couronne d’or de la valeur de mille pièces d’or ; de proclamer le couronnement lors des grandes Panathénées, dans le combat gymnique ; d’ouvrir aux enfants des gens de Cos le gymnase d’Athènes, comme il est ouvert aux jeunes Athéniens eux-mêmes, puisque leur patrie a produit un tel homme ; et d’accorder à Hippocrate le droit de cité et la nourriture dans le Prytanée, sa vie durant.

26. Discours à l’autel.

Ο vous, qui êtes ici en nombre, habitants de villes nombreuses, vous dont l’illustration est grande, et qui portez le nom commun de Thessaliens, c’est pour tous les hommes une amère nécessité de supporter la destinée, car elle contraint à souffrir ce qu’elle veut. Et c’est à elle que j’obéis en ce moment, quand, avec ma famille, et portant des rameaux, je m’appuie suppliant à l’autel de Minerve. Qui je suis, il faut le dire à ceux qui l’ignorent. Ο Thessaliens, c’est Hippocrate, de Cos, le médecin, qui, pour une cause grave et honorable, se remet, lui et ses enfants, entre vos mains. Vous me connaissez, ô peuple ; en effet nous ne sommes pas étrangers les uns aux autres ; et, pour le faire bref, je suis connu de plusieurs de vous et dans plusieurs de vos villes. Mon nom est allé plus loin que ma personne ; et je crois que je dois à mon art, qui est pour les hommes cause de santé et de vie, d’être connu, non-seulement aux gens de mon pays, mais encore à beaucoup de ceux d’entre les Grecs qui habitent dans le voisinage. Maintenant il me faut dire pourquoi je me suis résolu à me charger d’une si grande affaire. Les Athéniens, ô gens de la Thessalie, abusant de leur supériorité, traitent Cos, notre métropole, comme une cité esclave, soumettant par le droit de la lance ce que nous tenons de nos ancêtres en toute liberté, ne révérant pas la parenté qui leur vient par Apollon et Hercule, desquels Ænius et Sunias sont les fils, enfin ne remettant pas dans leur esprit le souvenir des services d’Hercule, que ce dieu bienfaisant, qui est commun à nous et à vous, leur a rendus. Eh bien donc ! vous, au nom de Jupiter protecteur des suppliants, au nom des dieux protecteurs de notre race, avancez, défendez-nous, délivrez-nous, faisant pleinement honneur à votre magnanimité.

27. Discours d’ambassade de Thessalus, fils d’Hippocrate.

Il convient, je pense, ô Athéniens, que celui qui est devant vous et qui n’est pas connu de toute la foule, expose d’abord qui et d’où il est, puis en vienne au sujet qui l’amène. J’ai pour père Hippocrate, que vous connaissez, et vous savez quelle est son habileté dans la médecine. Mon nom est Thessalus ; je suis connu aussi de vous, et connu non pas de peu d’entre vous ni des derniers. Ma patrie est Cos, cité qui vous est conjointe depuis l’antiquité ; comment, c’est ce que diront d’autres plus habiles à raconter l’histoire. Je suis venu envoyé par mon père pour exposer quatre services rendus à vous par nous. L’un est de l’âge antique des aïeux et commun à tous les Amphictyons, dont vous n’êtes pas la moindre partie. L’autre ; encore plus grand, touche à la plupart des Grecs. Ces deux services, vous le verrez, sont de notre ville et de nos ancêtres. Le troisième est particulier à mon père et si grand que jamais aucun foraine n’en rendit un tel à vous et à la plupart des Grecs. Le dernier des quatre est commun à mon père et à moi ; celui-là ne concerne pas la pluralité des Grecs, il ne concerne que vous seuls ; et, si, à côté des trois premiers, il paraissait petit, il se relèverait, mesuré aux, bons offices d’autres gens. Tels sont les services que j’ai dit, en bref, avoir été rendus ; mais il ne suffit pas de le dire, il faut aussi démontrer qu’ils sont réels. Le commencement de mon discours sera le commencement de ; ces services ; et je raconterai d’abord les plus anciens, où peut-être vous trouverez que je rapporte des choses trop longues et trop fabuleuses ; mais sans doute elles demandent à être dites à la façon ancienne. Il y eut un temps où il existait un peuple Criséen ; il habitait autour du temple pythique, et possédait la contrée maintenant consacrée à Apollon ; elle se nomme la campagne criséenne ; les Locriens y sont adjacents ; la ville de Melaene y tient, ainsi que le mont Kirphius au long duquel font les Phocéens. Ces Criséens, alors nombreux, puissants et riches, se servirent de ces avantages pour le mal ; car, pleins d’insolence, ils commirent beaucoup d’actes violenta et injustes, insultant le Dieu, asservissent Delphes, pillant les voisins, dépouillant les envoyés qui allaient offrir des sacrifiées au temple, ravissant les femmes et les enfants, et outrageant leurs personnes. Ces méfaits irritèrent les Amphictyons, qui, ayant envoyé une armée dans leur pays, et les ayant défaits en bataille, ravagèrent leurs campagnes et détruisirent leurs villes. De la sorte, ayant commis bien des violences, ils éprouvèrent un sort rigoureux, et ne furent pas moins punis qu’ils n’avaient péché. Les moins à plaindre étaient ceux qui périssaient dans le combat, puis ceux qui, faits captifs, étaient transportés dans d’autres contrées et d’autres villes, n’ayant pas du moins leurs misères sous les yeux. Les plus malheureux des captifs étaient ceux qui demeuraient sur place, et qui, dans cette humiliante condition, sur leur propre territoire, avec leurs femmes et leurs enfants, voyaient leurs champs et leurs demeures livrés à l’incendie ; et pire encore était le sort de ceux qui, retranchés derrière les murailles, apercevaient partie de tous ces maux ou en apprenaient partie en des récits dépassant, comme c’est l’ordinaire, la réalité, et n’avaient que de chétives espérances de salut. Ils possédaient une ville très-grande, près de ce lieu où est maintenant l’emplacement des courses à cheval ; ils en fortifièrent les murailles, y reçurent les fugitifs des autres villes, mirent dehors ce qui était inutile, introduisirent ce qui était nécessaire, et se résolurent à tenir bon, espérant que la ville ne serait prise ni par bataille d’ennemis, ni par longueur de temps. De leur côté, les Amphictyons détruisirent les autres places, bloquèrent la ville défendue, disposèrent tout pour le siège, et renvoyèrent le reste des soldats dans leurs foyers. Avec le temps, Une maladie pestilentielle envahit le camp, les soldats devinrent malades, quelques-uns moururent, d’autres abandonnèrent le blocus à cause de la maladie ; là-dessus les Amphictyons se troublèrent, et les avis s’y partagèrent, comme c’est l’usage dans les corps délibérants. Finalement, inquiets de la maladie et ne s’accordant pas entre eux, ils se tournèrent vers le Dieu et demandèrent ce qu’il fallait faire. Le Dieu leur commanda de continuer la guerre et promit le succès, si, allant à Cos, ils en ramenaient à leur aide le fils du cerf avec l’or, en hâte et avant que les Criséens enlevassent le trépied dans le sanctuaire ; sinon, la ville ne serait pas prise. La réponse entendue, ils se rendirent à Cos et exposèrent l’oracle ; mais les gens de Cos ne surent que dire et déclarèrent leur ignorance ; sur quoi un homme se leva, Asclépiade de race, un de nos ancêtres, et, de l’aveu de tous, alors le plus habile médecin de la Grèce ; il se nommait Nébros, et il dit que l’oracle s’adressait nominativement à lui : " Si le Dieu vous a en effet ordonné de venir à Cos et d’emmener à votre aide le fils du cerf, voilà bien la ville de Cos, le faon du cerf se nomme nébros, mon nom est Nébros. Et, pour une armée malade, quel secours peut être préféré à un médecin ! Et ceci encore se rapporte:je ne pense pas que, à des gens qui l’emportent tant, parmi les Grecs, en richesse, le Dieu ait prescrit de venir à Cos pour demander une pièce d’or (χρυσός); mais cette parole du Dieu s’adresse à ma famille : Chrysus (Χρυσός) est le nom du plus jeune de mes garçons, tout à fait distingué (c’est un père qui parle) par son extérieur et par l’excellence de l’âme entre ses concitoyens. Si donc vous n’en décidez pas autrement, je partirai, j’emmènerai mon fils, avec une galère de cinquante rames armée à mes frais, apportant ainsi un double secours, l’un médical et l’autre militaire. » Il dit ainsi, son avis fut agréé, et les envoyés furent congédiés. Ce Nébros embarqua aussi avec lui un homme de Calydon, élevé chez lui, et duquel il sera question, dès que la chose l’exigera. Lors donc que ces gens furent arrivés aux lieux que l’armée occupait, le Dieu se montra satisfait : la mortalité cessa parmi les soldats, et le ciel voulut que le cheval d*Euryloque (Euryloque était Thessalien, issu des Héraclides, « t dirigeait la guerre) cassa, en se roulant dans la poussière, avec son sabot, le conduit par où l’eau venait dans la place. Nébros corrompit cette eau par des médicaments qui mirent à mal le ventre des Criséens, ce qui ne contribua pas peu à la prise de la ville. Dès lors le courage crût aux assiégeants, qui se voyaient clairement secourus par le Dieu ; on fit des attaques, on proposa des prix à ceux qui monteraient les premiers sur la muraille, un combat très-violent s’engagea, et la ville fut emportée. Chrysus fut le premier qui atteignit au haut du mur et saisit la tour ; et après lui et le touchant du bouclier, l’homme de Calydon dont j’ai parlé. Chrysus tomba du haut de la tour, percé d’une lance par Mermodès, frère de Lycus, lequel Lycus avait été tué à coups de pierres lorsqu’il pénétra dans le sanctuaire pour enlever le trépied. C’est ainsi que la ville fut prise ; le secours de Nébros avec Chrysus eut un plein succès, aussi bien médical que militaire, la parole du Dieu fut véritable, et il fit ce qu’il avait promis. De leur côté, les Amphictyons érigèrent à Apollon le temple qui est aujourd’hui à Delphes, établirent le combat gymnique et hippique, dont ils s’étaient jusqu’alors dispensés, consacrèrent tout le territoire des Criséens, donnant, suivant l’oracle, au donneur ce qu’il avait donné, ensevelissant Chrysus, fils de Nébros, dans l’hippodrome, et ordonnèrent que Delphes, aux frais du public, lui ferait des sacrifices. Aux Asclépiades de Cos, par reconnaissance pour Nébros, fut accordé le privilège qu’ont les hiéromnémons (les chefs des Amphictyons) de consulter les premiers l’oracle ; les Calydoniens, en souvenir de ce Calydonien et de ce service, reçurent et ont encore à Delphes le même privilège et l’alimentation perpétuelle aux frais du public. Mais je reviens à ce qui nous regarde ; la preuve que ce que je rapporte est véritable, c’est que, mon père et moi nous étant présentés, les Amphictyons renouvelèrent ces prérogatives, les rendirent et les inscrivirent sur une stèle, qui fut dressée à Delphes. Je termine ici mon récit, qui montre clairement que nos ancêtres vous ont été grandement utiles. Je laisse là ce discours, et j’en prends un autre, qui, sans être le même, est sur le même sujet. Quand le grand roi, avec les Perses et les autres barbares, se mit en campagne contre ceux des Grecs qui ne donnaient pas l’eau et la terre, notre patrie aima mieux périr de fond en comble que de s’armer contre vous et ceux qui pensaient comme vous, et d’envoyer une division navale ; elle refusa donc, par une noble magnanimité digne de nos pères, qui sont dits nés de la terre et Héraclides. Il fut résolu qu’on abandonnerait les quatre forteresses qui sont dans l’île, qu’on se réfugierait dans les montagnes et qu’on s’y défendrait. Mais aussi quels maux nous furent épargnés ? le territoire ravagé, les personnes libres réduites en servitude ou mises à mort, comme c’est l’usage entre ennemis, la ville et les autres défenses réduites en cendres, et tout ce qui restait livré en proie à la fille de Lygdamis, Artémise, héritière de la querelle paternelle. Pourtant, comme il apparut, nous ne fûmes pas oubliés des Dieux ; il survint de violentes tempêtes ; les vaisseaux d’Artémise coururent tous risque de périr, beaucoup même périrent effectivement ; son armée fut en butte à des foudres répétées ( et remarquez que l’île est rarement frappée de la foudre) ; on ajoute que des visions de héros apparurent à la reine. Effrayée de tout cela, elle renonça à ses œuvres de cruauté, et lui fut arraché un aveu amer, amer aussi à rapporter, et que j’omettrai. Ici encore je rendrai témoignage à mes ancêtres d’une particularité très-certaine qui montre que les gens de Cos ne prirent volontairement les armes ni contre vous ni contre les Lacédémoniens et les autres Grecs, bien que beaucoup de ceux qui habitent les îles et l’Asie se fussent joints aux barbares dans la guerre, sans y être contraints. Cette particularité, la voici : les chefs de la ville étaient alors Cadmus et Hippolochus ; il est avéré que Cadmus et Hippolochus sont mes ancêtres ; Cadmus, qui régissait le sénat, est du côté de ma mère ; Hippolochus est Asclépiade, et le quatrième à partir de Nébros, celui qui avait coopéré à la ruine des Criséens ; or, nous sommes Asclépiades du côté des mâles. Ainsi donc à nos ancêtres appartient cette belle action. Je reviens à Cadmus ; ce personnage avait tellement à cœur l’honneur de la Grèce que, quand l’île cessa d’être assiégée par Artémise, il laissa sa femme et sa famille, et se rendit avec ceux qui pensaient comme lui, en Sicile, afin d’empêcher Gélon et ses frères de s’allier aux barbares contre les Grecs ; il y a aussi de lui beaucoup d’autres actes honorables qu’il est hors de propos d’énumérer. Tels sont les services rendus par le peuple de Cos et par nos ancêtres à vous et aux Grecs, sans compter beaucoup d’autres semblables ; car la puissance de la parole me fait défaut. Maintenant je vais rapporter à ceux qui en ignorent le service d’Hippocrate, mon père ; et je ne dirai rien qui soit contraire à la vérité. La peste cheminait dans la contrée des barbares qui est au-dessus des Illyriens et des Péoniens. Quand le mal gagna leur pays, les princes de ces peuples, écoutant la gloire médicale, qui, étant réelle, a la force de parvenir partout, dépêchent un message auprès de mon père en Thessalie (C’était là qu’il faisait et qu’il fait encore sa demeure), l’appelant à leur secours, et promettant, non-seulement de lui envoyer de l’or, de l’argent et d’autres richesses, mais encore l’assurant, s’il venait à leur aide, qu’il emporterait tout ce qu’il voudrait, mais lui, ayant demandé quels sont alternativement les mouvements de chaleurs, de vents, de brouillards et des autres influences qui changent l’état habituel des corps, après information prise sur toute chose, déclara aux envoyés qu’ils eussent à s’en retourner et qu’il lui était impossible de se rendre dans leur pays. Et tout aussitôt il prit Soin, lui-même, d’exposer aux Thessaliens par quels moyens ils devaient se préserver du fléau qui arrivait. Il rédigea le traitement et fit mettre cet écrit dans les villes. Moi, je fus envoyé par lui en Macédoine ; car nous avons, avec les rois Héraclides de ce pays, une antique hospitalité qui vient de nos pères. Je me rendis donc là où il me commandait d’aller, quittant la Thessalie pour porter secours aux gens de là-bas ; j’avais l’ordre de me trouver avec lui dans votre ville. Mon frère Dracon partit de Pagases et gagna par mer l’Hellespont, envoyé par mon père, qui ne lui remit pas une prescription semblable à celle qu’il suivait lui-même, car tous les lieux ne produisent pas les mêmes remèdes, vu que l’air et les choses ambiantes n’y sont pas semblables. Polybe, mari de sa fille, ma sœur, et d’autres disciples, eurent mission d’aller chacun dans d’autres pays, cheminant par les marchés et par les routes, afin déporter secours au plus grand nombre possible. Quand il eut terminé en Thessalie, il passa chez les peuples limitrophes, qu’il secourut. Arrivé aux Thermopyles, il rendit service aux Doriens et à tous les Phocéens. A Delphes, il adressa au Dieu une supplication pour le salut des Grecs, et, ayant sacrifié, il se rendit chez les Béotiens ; après les avoir défendus contre la maladie, il vint chez vous et vous dit sans réserve et d’affection ce qui était nécessaire à votre salut, et que je rappelle présentement. Beaucoup savent, je pense, que je ne controuve rien ; car tout cela n’est pas vieux, et voilà seulement la neuvième année que je partis de chez vous, envoyé dans le Péloponnèse pour en secourir les habitants. Partout nous fûmes dignement traités, de parole et de fait, et nous n’eûmes aucun lieu de nous repentir de n’avoir pas accepté les offres des Illyriens et des Péoniens. Ce que vous donnâtes fut grand, au prix des autres villes ; votre république l’emporta sur les autres ; Athènes en effet a, pour la gloire, quelque chose de plus élevé que les autres cités ; et la couronne d’or décernée dans votre théâtre porta au comble notre ardeur. Mais vous ne vous en tintes pas à cette belle récompense, et, aux frais du public, vous nous initiâtes, mon père et moi, aux mystères de Cérès et de Proserpine. Voilà les trois services rendus à beaucoup de Grecs par notre cité, par nos ancêtres et par mon père, services que j’ai racontés en homme qui a hâte de finir ces discours et de sortir de ces dif— ficultés, Maintenant je viens an quatrième qui, comme je l’ai annoncé, est à mon père et à moi. La ville envoyait Alcibiade en Sicile, avec une force considérable, et encore plus admirable que considérable, tant il s’agissait de grandes entreprises ! On en était dans rassemblée à discourir sur un médecin destiné à suivre l’armée ; là-dessus, mon père, s’avançant, offrit de me donner le soin de vos hommes et de m’entretenir à ses dépens, sans demander aucun salaire, tant que durerait, l’expédition, préférant à des avantages considérables l’utilité qui vous en devait revenir. Pour moi, il ne s’agissait pas seulement de dépenser mon avoir, ce que je faisais en vous servant, mais encore d’être employé à de grandes opérations. Et cela est le moindre de ce qu’il y a à dire ; par mon père accepta, en la personne de moi son fils et en une terre étrangère, tous les hasards de la mer, de la guerre et des maladies auxquelles les existences errantes sont plus exposées qu’une vie réglée ; mais il savait que les services se mesurent aux services et qu’on ne se quitte pas, comme après un marché, la chose étant livrée de)a main à la main. Voilà donc ce qu’il fit ; et moi, fils d’un tel père, je n’omis rien, diligence et médecine, dans les secours à donner, et, quand c’était l’occurrence, dans les périls à partager, sans être arrêté, en l’un ou l’autre cas, ni par la maladie, ni par les souffrances, ni par la crainte présente de la mer ou des bras ennemis. Le témoignage en est non dans celui-ci pu celui-là, mais parmi vous-mêmes ; si quelqu’un a à me contredire, qu’il se lève sans tarder, mais je suis sûr de ne pas mentir. M’étant ainsi comporté pendant trois ans, récompensé d’une couronne d’or et d’un accueil encore plus beau que la couronne, je retournai dans mon pays pour m’y marier, et avoir des héritiers de notre art et de notre race. Voilà donc les services rendus à vous par notre cité, par nos ancêtres, par mon père et par moi ; il a été parlé aussi de ce que nous avons reçu de vous ; maintenant je pense que beaucoup parmi vous se demandent avec étonnement à quelle fin j’énumère tout cela ; il est donc temps que je m’en explique, afin que vous le sachiez et que j’obtienne ce que je désire. Mon père et moi, ô Athéniens, nous vous demandons (car des hommes libres et amis peuvent parler ainsi et être écoutés d’hommes libres et amis), de ne pas faire partir de votre patrie des armes ennemies ; même, s’il le faut, et sans doute il le faut de la part de ceux qui interviennent pour leur pays, nous vous prions de ne. pas nous réduire à la condition d’esclaves, nous qui sommes en grande estime et qui avons l’initiative de tels services ; enfin, puisque nous sommes réduits à nous exprimer de la sorte, nous vous supplions de ne pas faire de ce que nous possédons un butin de guerre, si, plus nombreux, vous triomphez de moins nombreux. Songez aussi que la fortune précipite les choses tantôt d’une façon, tantôt d’une autre ; que parfois les puissants ont eu besoin des petits, et que les forts ont été sauvés par les faibles. On a vu, cela est, je pense, certain, sans que j’entre en plus ample explication, on a vu un seul homme être utile, non-seulement à la cité, mais encore à plusieurs nations, dans la guerre et là où l’art prévaut. Ne nous dédaignez pas, car nous ne méritons pas le dédain (Lettre des Abdéritains, p. 323) ; et en nous-mêmes en est le témoignage ; car, à l’origine, ces personnages dont nous nous vantons de descendre, Esculape et Hercule, ont travaillé à l’utilité des hommes, et tous les hommes, pour leur vertu sur la terre, les mettent au rang des Dieux. Ma ville et moi qui vous parle, nous remontons jusqu’à eux, ainsi que les traditions le racontent. Aussi, la ville et nous, nous apparaissons en avant et à l’œuvre pour les Grecs, dans les plus beaux moments : l’expédition de Troie n’est pas un mythe, c’est un fait historique ; et là, tandis que Cos, avec ses îles, apporte un contingent, non pas petit mais très-grand, les fils d’Esculape servent |es Grecs, non-seulement comme médecins mais comme guerriers ; et Machaon même perdit la vie dans la Troade, lorsque, suivant le récit de ceux qui en ont écrit, il descendit du cheval dans la ville de Priam, Ainsi donc, soit parce que nous sommes de même race, soit parce que nous avons servi les Grecs et sommes issus de ceux qui les servirent, ne nous laites pas injustice. Je ne perdrai pas temps à revenir sur les affaires des Criséens ou des Perses, puisque vous m’avez entendu et qu’elles sont plus vulgairement connues que ce que j’ai rappelé ensuite ; mais ayez en la pensée qu’il est impie de faire injustice à ceux qui firent du bien. Or, puisque les faits eux-mêmes proclament que nous avons fait du bien, quels paraîtrez-vous, si vous préférez être injustes à être bons, vous les fils de pères tek que les traditions les représentent ? Je ne veux rien dire de trop amer ; mais vos pères, ô Athéniens, ont rendu aux Héraclides service pour service, et secouru plusieurs autres dont ils avaient reçu secours ; et le jour se passerait avant que j’eusse fini de raconter tous les bons traitements faits à beaucoup qui ne vous avaient été d’aucune utilité. Voyez-vous vous-mêmes, et, sans que je parle, connaissez ce que vous faites. L’absolu pouvoir, ô Athéniens, est mauvais ; car il ne sait pas se soumettre à une mesure, et il a perdu des cités et des peuples. Regardez dans les autres comme dans un miroir, et sachez ce que vous faites ; moi, je dis ce qui est vrai. C’est une nouvelle coutume de ne pas jeter, se fiant sur la bonne fortune, le regard aussi sur la mauvaise ; c’est une nouvelle coutume, mais non la vôtre ; car vous n’avez pas été, vous non plus, sans ressentir les coups du destin. Nous ne vous faisons aucune injustice ; et si nous vous en faisons, décidons-en, non par les armes, mais par la raison. Encore une chose que je vous demande, c’est que vous ne nous rendiez pas débiteurs envers d’autres qui nous secourraient ; car nous serons secourus, s’ils sont justes, par les gens de Thessalie, d’Argos et de Lacédémone, par les rois de Macédoine, et par tout ce qu’il y a d’Héraclides et de parents des Héraclides. Il vaut mieux faire ce qui est juste sans être violentés qu’en l’étant. Je n’ai pas parlé d’insurrection ; mais je montre que beaucoup prennent ou prendront intérêt à nous, si la bonté n’a pas disparu de partout chez les hommes. J’ai peu d’habileté à parler, m’étant livré à d’autres occupations, et je m’arrêterai ici ; mais, au nom de gens qui sont vos hôtes et qui ont coutume d’être vos conseillers, au nom des dieux, des héros, au nom des services qui sont d’hommes à hommes, je vous supplie d’arrêter les hostilités entre nous et d’en revenir à l’amitié ; car, si dans votre ville nous ne l’obtenons pas, je ne sais où nous irons pour que ce que nous souhaitons soit notre partage.



fin des lettres, du décret et des discours.
  1. Je dois la collation de ce manuscrit à M. le professeur Roullez de Bruxelles qui, l’ayant prise dans un voyage à Rome, a bien voulu la mettre à ma disposition. Je lui en témoigne ici ma reconnaissance.
  2. Il s’agit ici de la résistance des habitants de Cos à Darius et à Xerxès.
  3. Mérops était compté parmi les fondateurs de Cos.