Lettres à Falconet/16

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Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 252-266).


XV


Mai 1708.


Il y a si longtemps, cher ami, que je ne vous ai écrit, et j’ai tant de choses à vous dire, que je ne sais par où commencer. Il me paraît par votre dernier billet que vous avez appris la cruelle maladie que j’ai faite. Cela a commencé par une attaque de goutte au pied gauche. Je plaisantais autrefois des goutteux. J’ai appris à les plaindre. La leçon a été forte… Cette goutte maudite s’est mise à voyager à petites journées, car elle a employé près de trois mois entiers à faire le tour de ma machine. Son dernier gîte a été dans la tête ; elle m’avait laissé, en déménageant de là, une surdité très-bizarre. J’entendais les autres à merveille, mais je ne m’entendais pas moi-même, et c’était, quand je parlais, un retentissement qui m’étourdissait et qui me faisait parler si bas que je n’étais point entendu. Tout s’est dissipé sans remèdes, sans médecins, et je me porte aussi bien que jamais. Eh bien, nous avons perdu le prince de Galitzin. C’est un honnête homme qui s’était concilié l’estime de tous les honnêtes gens, qui vivait avec les gens de lettres, et qui en était autant aimé et révéré qu’il les aimait et révérait. Pour les artistes, ils en étaient fous. Je ne vous dirai rien de notre séparation. Sur la fin de son séjour, nous étions tombés dans un silence et une tristesse dont nous n’osions nous demander la raison. Il semblait que nous fussions convenus tacitement, en nous-mêmes, de nous épargner l’un à l’autre la douleur d’un adieu. Nous nous tînmes parole ; seulement la veille de son départ, allant ensemble dans sa voiture examiner des tableaux à l’hôtel d’Ancezune, nos regards s’étant rencontrés, nous nous mîmes à pleurer tous les deux.

Je ne l’oublierai jamais. Je le regrette tous les jours. Il vous a envoyé des tableaux qui justifieront, je crois, les progrès qu’il avait faits dans l’étude des beaux-arts. Il parcourt la Flandre et la Hollande ; il fait connaissance avec Rubens, Téniers, Lairesse, Van-Dyck, dans leur patrie. Un petit tour d’Italie en ferait vraiment un connaisseur. Entre nous, en le rappelant d’ici on a bien secondé les vues du ministre qui l’avait pris en grippe, et le souhait de nos prétendus amateurs parce qu’il mettait le prix aux bonnes choses qu’ils veulent avoir pour rien. Je suis désolé de son absence. Gaignat est mort. Cet homme, qui avait la fureur des livres, des tableaux, sans s’y connaître, laisse après lui la collection la plus parfaite de tableaux et la collection de livres la plus variée. J’ai déjà fait quelques tentatives pour avoir le tout. J’ai vu les héritiers, les légataires, l’exécuteur testamentaire, mais sans autorité, sans caractère, sans mission, beaucoup d’obstacles, peu de moyens pour les vaincre ; que diable voulez-vous que cela devienne, surtout avec la circonspection qu’il faut que je garde, si je ne veux pas me faire lapider par une infinité de gens qui soupiraient depuis longtemps après la mort de Gaignat, et encourir la haine des maîtres qui voient avec dépit des choses précieuses sortir du royaume ? Les imbéciles qu’ils sont ne voient pas que ce qu’ils auraient de mieux à faire, ce serait de faire naître des hommes et non pas d’arrêter aux barrières les productions.

Faites-moi passer les ordres de notre souveraine sur la bibliothèque et sur les tableaux ; car après tout, il faut que je sois reconnaissant et que je lui marque en toute circonstance mon entier dévouement, au hasard de tout ce qui peut en arriver. C’est ma dernière résolution. Ah ! si le prince était ici, comme nous manœuvrerions ! mais il n’y est pas. J’ai vu, revu M. et Mme d’Arconville. J’ai sollicité par écrit et de vive voix votre Pygmalion. J’en suis fâché, mon ami, il n’y a rien à faire, et votre statue animée restera longtemps chez ces riches dévots couverte d’une chemise de satin qu’on lève de temps en temps en faveur des curieux. Votre maison, devenue vacante par le départ du prince, m’a procuré l’occasion de voir quelquefois M. Collin. C’est un tout à fait galant homme, d’une simplicité et d’une bonhomie qui m’ont d’autant plus charmé qu’il a eu tout le temps de s’en défaire. C’est une vraiment bonne tête, c’est une vraiment belle âme que la tête et l’âme qui ont pu résister si longtemps à l’air empesté de la cour. J’aimerais M. Collin et je crois que j’en serais aimé, si nous nous voyions un peu, mais il passe sa vie aux champs, et moi je suis condamné à la ville. Tout est arrangé ; votre maison sera louée et vendue pour la Saint-Michel prochaine. Le prince la garde jusqu’à ce temps parce qu’elle est remplie d’effets qui lui appartiennent et à l’impératrice, parce qu’il a donné asile à une artiste prussienne, qui est venue de Berlin se faire recevoir à l’Académie[1]. Je ne vous dirai rien de son talent. Vous en jugerez vous-même par un tableau qui s’achemine vers Pétersbourg. Le sujet est un petit satyre qui surprend Antiope. Cette femme s’est mise au-dessus de tous préjugés. Elle s’est dit à elle-même : Je veux être peintre, je ferai donc pour cela tout ce qu’il faut faire ; j’appellerai la nature, sans laquelle on ne sait rien ; et elle a courageusement fait déshabiller le modèle. Elle a regardé l’homme nu. Vous vous doutez bien que les bégueules de l’un et l’autre sexe ne s’en sont pas tues. Elles les a laissé dire et elle a bien fait : qu’en pensez-vous, mademoiselle Collot ? Voilà une lettre de M. Collin, avec un certificat de vie qu’il m’a renvoyé. Le papier cachant l’empreinte du cachet et le cachet cachant la signature, il est sans autorité. J’ai reçu le manuscrit il y a longtemps, mais je vous jure, mon ami, que je n’en ai pas encore lu la première ligne. Ce n’est point par négligence de ma part ; ce n’est pas plus le désir qu’il soit supprimé. Si j’avais pris ce dernier parti, je vous l’aurais dit avec ma franchise ordinaire. Je le confiai au prince de Galitzin, qui me dit, il est vrai, qu’il y avait par-ci par-là des choses méprisantes, injurieuses, dures, qu’un ami ne disait jamais à son ami. Je le communiquai ensuite à Naigeon qui me le rendit en jetant feu et flammes. Je n’en crus ni le littérateur ni l’homme du monde. Je pensai, comme je pense encore, que ces honnêtes gens-là avaient la peau un peu trop tendre, qu’une petite égratignure suffisait pour les faire crier et je me réservai le droit d’en juger par moi-même, lorsque mes occupations, qui s’étaient accumulées pendant ma maladie, me laisseraient un quart d’heure à donner à cette lecture. Ne vous fâchez donc point, ne soyez pas impatient. Après avoir attendu si longtemps, vous m’accorderez bien encore un moment. Je compte aller passer quelques beaux jours à la campagne. Là, je reverrai cette dispute. S’il y a dans mes papiers la moindre chose qui puisse vous blesser, je la supprimerai. S’il y a dans les vôtres des choses que vous n’avez pas pu me dire sans manquer à l’honnêteté, je vous les ferai observer. S’il y a lieu au moindre scandale pour le public aux yeux duquel nous nous exposerons, je vous en demanderai le sacrifice pour vous et pour moi. Comptez que j’insisterai beaucoup plus sur ce dernier point que sur aucun autre. Il faut qu’on nous voie l’un et l’autre tels que nous sommes. Il faut que nos amis soient contents ; il faut que nos envieux et nos ennemis se taisent ; il faut que j’aie travaillé à vous rendre estimable et que vous ayez eu le même but. Dans les endroits où mon petit amour-propre pourra me rendre partial, j’ai un arbitre tout prêt ; et cet arbitre a de l’âme, de la justesse, de la hauteur, un goût exquis ; ami de Diderot et de Falconet, il l’est encore plus de la vérité. En un mot je mettrai l’ouvrage tel que je voudrais qu’il fût. Je vous enverrai ma copie et la vôtre, et il en sera après cela tout ce qu’il vous plaira. Vous vous êtes donné la peine de vérifier mes citations. Vous me permettrez de vérifier à mon tour les vôtres et de m’assurer par mes propres yeux si Pline est aussi plat que vous me le montrez. C’est un hommage que je dois à cet auteur. Du reste, songez, soyez persuadé que j’en userai avec le texte du manuscrit commun comme avec un texte sacré. Si M. Pochet, qui vous remettra cette lettre, ne vous remet pas aussi le manuscrit, n’en soyez pas chagrin. Mais j’ai bien une autre affaire plus importante à vous communiquer, puisqu’il s’agit de notre souveraine. Nous avions pour secrétaire d’ambassade à Pétersbourg, au moment de la révolution, un M. de Rulhières, homme de beaucoup d’esprit. Cet homme s’est laissé déterminer, par la comtesse d’Egmont, à écrire l’histoire de cette révolution dont il avait été, pour ainsi dire, témoin oculaire ; il l’a donc écrite, il me l’a lue ; il l’a lue à d’Alembert, à Mme Geoffrin et à un assez grand nombre de personnes. Il m’en a demandé mon avis et le voici tel que je lui ai dit :

« Qu’il était infiniment dangereux de parler des souverains, qu’il n’y avait sous le ciel que l’impératrice même qui pût juger jusqu’où elle pouvait être offensée ou flattée d’un pareil ouvrage. Que la calomnie était indigne d’un honnête homme, et que toute vérité n’était pas bonne à dire ; qu’on ne pouvait avoir trop d’égards, trop de respect, trop de ménagements pour une princesse qui faisait l’admiration de l’Europe et les délices de sa nation ; et que je pensais que pour lui-même, quelque gloire qu’il se promît de son ouvrage, le plus honnête, le plus sûr et le meilleur était qu’il le supprimât. »

M. de Rulhières me répondit qu’il ne s’était proposé que de satisfaire la curiosité de quelques amis et que son dessein n’avait jamais été de publier ce morceau ; que d’Alembert, que Mme Geoffrin préféraient cela à toutes les apologies qu’on avait répandues pour Sa Majesté Impériale et que le duc de la Rochefoucauld lui avait dit : « Ce n’est pas une belle confession, mais c’est une belle vie. »

En effet, on y voit notre souveraine comme une maîtresse femme, comme un gran cervello di principessa, mais, mais cet ouvrage ayant à paraître (car il ne faut pas compter sur la parole de Rulhières), soit vanité, soit étourderie, soit infidélité prétendue d’ami, l’ouvrage paraîtra. J’aimerais infiniment mieux qu’il parût de l’aveu que sans l’aveu de l’impératrice. Le point est de savoir comment il faudrait s’y prendre. Je suis là-dessus sans vue. L’affaire est délicate et très-délicate. Premièrement, il est sans vraisemblance et sans espoir que Rulhières communique son manuscrit. Secondement, il y a des anecdotes qui, si elles sont vraies, n’ont pu se savoir que par l’indiscrétion de personnages importants et qui entourent peut-être la souveraine. Ce Rulhières ne demanderait pas mieux que d’aller prendre la place de Rossignol et il irait à Pétersbourg…

Voyez, parlez à l’impératrice, faites-moi passer ses ordres et ne l’assurez pas de mon entier dévouement ; elle en est sûre.

J’ai reçu le diplôme de l’Académie des arts ; je suis flatté de cette grâce autant que je le dois, et je sens tout ce que votre amitié a fait pour moi dans cette occasion, où votre témoignage a suppléé le mérite. Et votre remerciement, direz-vous ? Patience, ce remerciement sera un volume bien conditionné, la description complète des tableaux du Salon : le sujet, la composition, le faite, mon jugement, en un mot. Lequel jugement rectifié, commenté par vous, fournira matière intéressante à cinquante séances au moins. Ah ! si je vous avais eu à côté de moi, comme il y a deux ans ! Vous voyez qu’on n’y perdra ou qu’on n’y gagnera rien, pour avoir attendu. J’ai vu le buste de Sa Majesté par Mlle Collot. Ah ! mon ami, en quel état il m’est parvenu ! La noblesse et les charmes de la personne sont restés, mais toute la finesse de l’ébauchoir a disparu, et il n’en est pas et n’en sera pas moins digne de toute ma vénération. Il est placé sur un piédestal, au centre de ma bibliothèque, et c’est là que le père, la mère et l’enfant vont de temps en temps faire leur prière du matin. C’est là que, cédant aux sentiments tendres dont leur âme est remplie, ils disent conjointement : « Être immortel, tout-puissant, éternel qui fais les grandes destinées et qui veilles sur elles, conserve à l’univers, conserve à la Russie cette souveraine. C’est elle qui, maîtresse de dire à ses sujets : Je le veux, obéissez ; leur a dit : « Les lois sont faites pour vous rendre heureux ; personne ne sait mieux que vous à quelles conditions vous pouvez être heureux : venez me l’apprendre. » C’est elle à qui ses sujets, transportés de la même admiration, du même amour que nous, parleraient comme nous faisons, et qui répondit à ces peuples qui lui offraient les titres de grande, de sage, de mère commune, en renvoyant le premier au jugement de la postérité, le second à Dieu, le seul à qui il appartienne, et le troisième dont il était en sa puissance et sa volonté de remplir les devoirs. Lire immortel, tout-puissant, éternel, accorde-lui de longues années, et à sa nation une splendeur et une félicité durables. Ainsi soit-il. »

Si Mlle Collot fait un second buste, j’en retiens une copie avec la permission de Sa Majesté Impériale et de son ministre. J’ai reçu les médailles qui constatent les premiers actes mémorables de son règne. Je les ai suspendues sous mes yeux.

Mademoiselle Victoire, j’ai reçu la lettre de change destinée à secourir monsieur votre père. Mais, quelles que soient les recherches que nous ayons faites pour le découvrir, moi, son fils et ses parents, nous n’y avons pu réussir. Il y a toute apparence qu’il n’est plus. Mme Diderot et mademoiselle vous embrassent de tout leur cœur. J’en fais bien autant. Si vous avez quelque commission à leur donner, vous n’avez qu’à parler. Surtout ne différez pas, vous connaissez l’avantage des deuils pour les emplettes, et de jour en jour nous sommes menacés d’un événement qui nous vêtira de noir pour longtemps. M on ami, j’ai reçu votre factum contre M. de la Rivière, et j’en ai été on ne peut plus scandalisé. Je connais M. de la Rivière ; c’est un homme bon, sage et simple. C’est un homme d’un mérite très-peu commun ; c’est ainsi que vous le jugeâtes vous-même lorsqu’il se présenta chez vous. Vous ne me persuaderez pas qu’il soit devenu tout à coup injuste, insolent et insensé. Vous lui aurez attribué quelques propos indiscrets de caillettes. Vous aurez donné de l’importance à des choses qui ne méritaient que du mépris ; et vous vous serez manqué à vous-même, à Mlle Collot et à votre nation en donnant aux Russes une scène tout à fait ridicule. Deux hommes de mérite français ne peuvent être ensemble un mois à Pétersbourg sans s’arracher les yeux ! Il me semble que j’entends d’ici les Russes s’écrier : Voilà donc ce que c’est que les francxouski manières ! Vous avez manqué à l’impératrice en portant à son auguste tribunal une misérable petite affaire de commissaire. Vous avez fait un mauvais mémoire, louche, entortillé, injurieux. L’impératice a bien besoin d’être troublée au milieu des soucis de son empire d’un pareil commérage, et où en serait notre monarque s’il fallait qu’il entrât dans ces puérilités dont moi, pauvre petit chef de famille, je ne souffrirais pas qu’on m’importunât les oreilles ? Si j’avais été à côté de vous, ou vous vous seriez contenté de porter vous-même votre plainte à M. de la Rivière ; ou vous lui auriez écrit à lui-même, à lui seul, une lettre décente et modérée, et d’autant plus cruelle qu’il y aurait eu plus de décence et de modération, ou, ce qui aurait infiniment mieux valu, vous seriez demeuré en repos. Je ne réponds pas des collègues de M. de la Rivière ; ce peuvent être des étourdis, des têtes échauffées, des espèces de missionnaires enthousiastes, à qui le zèle indiscret aura fait dire force inepties. Mais pour M. de la Rivière, je ne suis ni plus ni moins sûr de son honnêteté et de sa réserve que de la mienne ou de tout autre homme quel qu’il soit. Il s’est montré ferme, incorruptible et prudent dans les chambres et séances du Parlement, fier et désintéressé dans l’administration de nos colonies, grand politique, grand logicien, homme d’expérience, homme à longue vue dans son ouvrage et dans ses entretiens. Je ne l’ai pas connu pendant un jour. Je l’ai vu, sondé, tâté par tous les côtés pendant des mois entiers, et je me suis toujours séparé de lui également satisfait de ses idées, de son ton, de ses manières, de ses lumières et de sa modestie. Une nation tout entière, ce qu’il y a de gens sensés et éclairés dans toute une nation ne se trompent pas, convaincus sur les qualités et le mérite d’un homme. Ah ! mon ami, si M. de la Rivière était arrivé clandestinement et seul à Pétersbourg ! M. de la Rivière n’a fait qu’une sottise, mais elle est grande. Je vous déclare que si M. de la Rivière n’est pas un homme sur lequel on puisse compter, dont on puisse répondre, il ne faut compter sur personne, il ne faut répondre de personne. Je vous déclare que rien ne peut lui ôter ici la réputation d’homme de bien. Je vous déclare que, pour les bons penseurs, il n’y a nulle comparaison à faire de son ouvrage à celui de Montesquieu. Je vous déclare que cent mille pointes et autant de phrases ingénieuses de celui-ci n’équivaudront jamais à une ligne solide, pleine de sens et grave du premier. Nous sommes encore trop jeunes pour apprécier les vues de ce philosophe-ci. Il faut attendre. Je vous déclare que quelques gens à préventions, qui se sont donné les airs d’écrire contre ses principes, ont été pliés comme des capucins de cartes et fouettés comme des enfants ; je vous abandonne Agar et Sara avec tous leurs serviteurs, mais laissez en paix le père des vrais croyants. Au reste, l’impératrice, toujours grande, toujours sage, toujours magnifique et bienfaisante, vous a donné une bonne leçon par la manière honorable dont elle a renvoyé le législateur athénien. J’aurais pu me compter aussi parmi ceux à qui vous avez manqué, et je vous déclare que j’en aurais, je crois, usé tout autrement avec quelqu’un qui m’eût été adressé de votre part, quelque raison que j’eusse eu de m’en plaindre. Mlle Collot, modèle ! M. Falconet, petit sculpteur ! Le monument du czar absurde, infaisable ! Comment peut-on s’offenser de ces platitudes-là, et comment peut-on supposer qu’elles soient échappées à un homme sensé ? Je les aurais entendues de mes propres oreilles que j’aurais eu peine à les croire. Quoi qu’il en soit, chacun à sa manière de sentir. J’use du privilège de l’amitié, je vous dis la mienne sans aucun détour. Et le prince de Galitzin, croyez-vous que cette aventure n’ait pas été tout à fait déplaisante pour lui ? Encore une fois, mon cher Falconet, si j’avais été à côté de vous, je suis sûr que cette affaire n’aurait pas eu la moindre suite. Je vous aurais lié les mains jusqu’au lendemain, et le lendemain, vous n’y auriez plus pensé qu’avec indifférence ou dédain. Moins votre compatriote avait d’agréments à Pétersbourg, plus vous auriez eu de ménagements pour lui. Mon ami, vous êtes chaud, méfiez-vous du premier moment. Ce que vous m’avez appris, ce n’est pas à mieux connaître les hommes dont je m’engoue, c’est à mieux connaître les lieux où je les envoie. J’irai certainement en Russie. Je sens mon cœur qui m’y pousse sans cesse, et c’est une impulsion à laquelle je ne saurais résister, mais je n’y enverrai plus personne. J’ai pourtant pris sur moi de proposer à M. le général Betzky celui qui a dessiné tout ce qu’il y a de bonnes planches dans notre Encyclopédie. C’est un homme d’un mérite rare, même en ce pays-ci, mais je ne serais pas fâché qu’on l’y laisse.

Je tremble que votre liaison avec M. de la Fermière ne finisse encore par quelque aventure déplaisante. Je n’oserais souhaiter qu’elle devienne intime. Mon ami, il y a peu d’hommes faits pour vous, et bien moins encore pour lesquels vous soyez fait. Cependant, si vous revoyez M. de la Fermière, saluez-le de ma part, dites-lui que je conserve pour lui tous les sentiments qu’il m’a inspirés et que j’attends de pied ferme toutes ses commissions. La belle occasion que le décès de Gaignat pour enrichir la bibliothèque du grand-duc ! J’ai reçu et remis votre seconde lettre à Mme Geoffrin. J’ai vu avec satisfaction que vous n’aviez point été offensé de la liberté que j’avais prise de supprimer la première. Et ce projet d’envoyer ici un modèle de votre monument dure-t-il encore ? La belle extravagance ! Il faut avoir une cruelle avidité de critiques et de désagréments.

Et que veux-tu qu’ils t’apprennent, maudit homme que tu es ? Est-ce qu’ils en savent plus que toi ? Est-ce que tu ne les connais pas tous ? Est-ce que tu ne sais pas qu’ils seront muets sur les beautés et qu’ils ne cesseront de faire retentir la ville du moindre défaut ? Est-ce que ces critiques, bien ou mal fondées, ne passeront pas d’ici à Pétersbourg ? Est-ce que nos indignes périodistes ne les assaisonneront pas de toute l’amertume qu’ils y pourront mettre ? Est-ce que leurs inepties ne deviendront pas l’entretien de Pétersbourg ? Est-ce qu’on n’abondera pas dans votre atelier pour les vérifier ? Est-ce qu’on ne les verra pas sur l’ouvrage, si vous ouvrez votre porte ? Est-ce qu’on n’assurera pas qu’elles y sont, si vous la fermez ? Est-ce que vous ne sentez pas toutes ces suites fâcheuses ? Mon ami, je te conjure de travailler en paix, et de ne pas vouloir recueillir avant la moisson. Garde ton ouvrage pour une meilleure chose que de te roidir contre l’envie et la calomnie ! Qui sait jusqu’où peuvent aller les peines que tu te susciterais à toi-même ? Est-ce que tu ne te connais pas ? Est-ce que tu ne te sais pas homme à envoyer faire foutre l’ouvrage et le pays au premier mot qui frapperait de travers ton oreille ? Est-ce que tu es bien sûr que ce mot ne te serait pas dit ? Mon ami, vous n’êtes guère sage. Je vous écris rarement, il est vrai, mais en revanche quand je m’y mets, je ne finis point, surtout quand je suis à mon aise, que je puis ouvrir mon cœur et que je suis sûr que mes lettres ne seront pas interceptées.

Je vous prie, mon ami, de présenter mon respect à M. le général Betzky.

Ne m’oubliez pas près de M. de Soltikoff, directeur de l’Académie. Dites-lui que je répondrai exactement à ses vues et qu’il aura des instructions fidèles sur les mœurs et les progrès de ses élèves, au moins tous les trois mois. Un projet que vous devriez favoriser auprès de l’impératrice, ce serait l’établissement de deux écoles russes, l’une à Paris, l’autre à Rome où les élèves passeraient en sortant de la première.

Je ne sais quel bavardage vous a fait votre cousine. Le prince de Galitzin en a très-honnêtement usé avec elle, et elle a touché son année. Je passerai un de ces matins chez de Lormes pour savoir ce que c’est que cette caisse de souliers mal faits qui vous ont été adressés.

J’espère que votre cheval se tiendra ferme sur ses deux pieds ; mais j’en connais ici plus d’un qui ne regretterait pas vingt louis pour qu’il se brisât à l’installation ; mais ils seraient au désespoir que vous fussiez dessous tant ils ont d’humanité.

Mais, bon ami, ne cherchez point à donner les raisons de la publicité différée de notre pour et contre, comme vous l’appelez. Le diable m’emporte s’il y en a aucune. Vous ne me connaissez guère. S’il y avait en votre faveur une objection insoluble et que je la susse, je ne balancerais pas à me la proposer sous votre nom. Le pis aller, cher frère, c’est qu’on dise que je plaide mal une cause honnête et que vous en plaidez bien une qui ne l’est guère… Vous ne voulez pas qu’il soit imprimé, n’est-il pas vrai ? Voilà votre question. Je veux qu’il soit imprimé, voilà ma réponse. J’ai craint qu’il ne fût imprimé à Pétersbourg. Voilà votre supposition. J’ai craint qu’ayant répondu à des derniers papiers que je vous remis en partant, votre tête bourrue n’y eût fourré des choses qui me déplussent, et c’est, à ce qu’on m’a dit, ce que vous avez fait. Mais encore une fois le diable m’emporte si j’en sais et même si j’en crois un mot. Moi, de l’humeur, pour des querelles pareilles ! Vous ne savez donc pas que pour une dispute un peu trop vive, survenue entre Grimm et moi, à l’occasion d’un endroit de la poétique du Père de Famille, je pris la poétique et les pièces et que je jetai le tout dans le feu ? J’ai chanté très-haut notre Solon, il est vrai, mais attendez et vous verrez combien de voix se joindront à la mienne. Vous voyez bien que je réponds à vos dernières lettres. À propos de notre Solon, il fait jouer à nos beaux esprits et à nos philosophes un rôle bien indécent. Ils sont devenus, par un travers de tête inconcevable, les défenseurs de la liberté de la presse et les détracteurs de l’évidence. Il semble qu’ils aient peur que les maîtres ne se croient pas suffisamment autorisés à les traiter comme des imposteurs, et à les faire étrangler comme des séditieux inutiles ou dangereux. Ces gens-là, qui jusqu’à ce jour se sont pompeusement entre appelés les précepteurs du genre humain, vont soutenant aujourd’hui que, quelques soins qu’ils se donnent à éduquer leur disciple, ils n’en feront jamais qu’un sot enfant.

Ô combien la vanité fait dire de sottises ! quelle est la bonne chose un peu durable qui ne se soit pas faite par l’évidence ? Ils crient : l’opinion est la reine du monde, et ils ôtent toute autorité à l’évidence qui n’est que l’opinion démontrée vérité. Parce qu’ils sont les créateurs de l’évidence, ils imaginent qu’ils sont juges compétents de sa force. Quelle bêtise ! C’est celui qui est frappé et non celui qui frappe qui est le vrai juge du coup. Or, ici qui est le frappé ? tous les apôtres du mensonge. Or, jugeons de la frayeur qu’ils ont de la vérité par les efforts qu’ils ont faits de tout temps pour l’étouffer, et jeter les peuples dans l’état d’ignorance et de stupidité. Ne dirait-on pas qu’un catéchisme politique et moral fût plus difficile à apprendre qu’un catéchisme religieux ? Ne dirait-on pas que si l’un était aussi populaire que l’autre, il n’y eût pas autant de danger à enfreindre l’un que l’autre? On parle beaucoup de l’intérêt de la vie à venir, et je vois que c’est l’intérêt de la vie présente qui fait tout. Il n’y a aucun despote qui eût le courage de braver l’intérêt général, s’il était évidemment démontré et universellement connu. Mais laissons cela, et permettez-moi de vous rappeler que les Abdéritains appelèrent un jour Hippocrate pour guérir Démocrite prétendu fou. Si Diderot eût écrit de Berlin ce que vous faites écrire à M. de la Rivière, il eût été un maladroit. Mais avec une haute opinion de lui-même et une grande envie d’arriver à temps, pour conseiller le bien, il se serait tu et se serait avancé vers Moscou à franc étrier. Faites-vous montrer la lettre où je dis à M. le général Betzky que je serais à Pétersbourg s’il l’avait ainsi voulu. Je suis sûr que vous entendrez cela tout de suite, et que je n’aurai rien dit que d’honnête. Peut-être aurai-je supposé le général amoureux, comme moi, et assez juste pour ne pas conseiller contre son cœur ce qu’il n’aurait pas lui-même le courage de faire. Il y a si longtemps de cette lettre que je ne sais plus ce que c’est et le général apparemment ne garde pas ces chiffons-là. Au reste, rassurez-le. Ce ne sont pas les phrases françaises qui m’auront fait dire une bêtise ; si, par hasard, j’en ai dit une, il faut la laisser tout entière sur mon compte. Bonjour, mon Falconet, bonjour. Mademoiselle Collot, travaillez-bien. Laissez la femme et toutes ses petitesses à la porte de l’atelier. Les bonnes mœurs et les grands ouvrages répondent à tout. Les envieux ne vous font des fantômes que pour vous retenir dans la médiocrité. S’ils y regardaient de bien près, ils verraient que la décence n’est que le prétexte de leur discours. Combien d’actions malhonnêtes dont ils ne parlent point, parce qu’elles déshonorent ! Combien d’indifférentes qu’ils appellent malhonnêtes, parce qu’elles conduisent ceux qui s’élèvent au-dessus du préjugé à l’opulence et à la considération ! On permet au vice de regarder la nature, et on le défend au talent. Pour Dieu, ne donnez pas là dedans. Mille femmes lascives se feront promener en carrosse sur le bord de la rivière pour y voir des hommes nus, et une femme de génie n’aura pas la liberté d’en faire déshabiller un pour son instruction ? Je me réjouis de vos progrès. Si ma fille avait obtenu les récompenses que vous avez méritées, je n’en serais pas plus sensiblement touché.

Comme je vous aurais serrée entre mes bras, si j’avais été à côté de vous lorsque les bienfaits de l’impératrice vinrent à vous ! Combien j’en aurais pleuré de joie ! Mais dites-moi donc si vous êtes heureuse. Dites-moi donc que les raisons par lesquelles je cherchais à vous rassurer un certain soir, sur le rempart, étaient bonnes. S’il arrive qu’un homme soit pris au même piège qu’un loup, et qu’il tombe dans la même fosse, c’est le loup qui a peur. La fosse, c’est la Russie ; et le loup ? mais le loup, je crois que c’est Falconet. Mon ami, si vous ne faites pas le bonheur de cette enfant qui vous a suivi au diable et que je l’apprenne, prenez-y garde. Je ne vous le pardonnerais de ma vie. J’ai pensé me faire cent querelles pour avoir osé soutenir que vous n’étiez pas époux. Ils le voulaient tous, ils en étaient sûrs. À cela je ne répondais qu’une chose, c’est que je l’ignorais, et j’en concluais fermement qu’il n’en était rien.

Être si contente que le premier buste que vous m’avez envoyé ait été gâté, c’est s’engager à m’en envoyer un autre et à prendre de meilleures précautions pour qu’il ne se gâte pas. Entendez-vous ? Mais je n’ai point dit que je n’irai point faire un tour dans votre atelier. Ou je me trompe fort, ou j’ai dit tout le contraire, et vous n’avez point de mauvaises raisons à prendre en pitié ! Mais pour Dieu, laissez-moi achever ma besogne.

Je vous aime tous les deux comme vous désirez de l’être. Je vous embrasse bien tendrement. Il est difficile que la souveraine soit plus grande et plus aimable que nous ne l’imaginions. Cela se peut pourtant.

Segnius irritant animos demissa per aurem
Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus, et quæ
Ipse sibi tradit spectator
[2].

Connaissez-vous un nommé Allegrain ? Eh bien, cet Allegrain, dont je n’avais jamais entendu parler, vient de faire une Vénus au bain qui fait l’admiration, même des maîtres de l’art[3].

Connaissez-vous nu nommé Guyart ? C’est une tête chaude et rustique. Je l’aime. Il m’a semblé qu’il avait l’âme fière et haute. Il revient de Rome, et il travaille à son morceau de réception. C’est un Mars en repos ; il est couché le coude appuyé sur son bouclier. Il relève sa tête et semble dire : Qu’entends-je là ? « Sacredieu, ne me faites pas lever. »

C’est son discours et son idée. Il faut voir comment cela sera rendu.

Notre patriarche de Voltaire vient de faire ses pâques, au grand scandale et des dévots et des impies.

Il pleut des livres incrédules. C’est un feu roulant qui crible le sanctuaire de toutes parts. Il me semble qu’il n’y avait qu’une bonne page à faire. C’est une exposition pure et simple du dogme et de la morale, avec cette petite interrogation à la fin : « Eh bien, voilà donc ce que vous voulez que je croie ? » Je me tiens en repos. Je crains les convulsions dernières d’une bête féroce blessée à mort.

L’intolérance du gouvernement s’accroît de jour en jour. On dirait que c’est un projet formé d’éteindre ici les lettres, de ruiner le commerce de librairie et de nous réduire à la besace et à la stupidité. Tous les manuscrits s’en vont en Hollande, où les auteurs ne tarderont pas à se rendre. Ils ont fait naître une contrebande de livres où il y a dix fois plus à gagner que sur les indiennes, le tabac et le sel. Ils dépensent des sommes immenses pour nous faire acheter des brochures à un prix fou, méthode sûre pour ruiner l’État et le particulier. Le Christianisme dévoilé s’est vendu jusqu’à quatre louis.

Bonjour, bonjour, portez-vous bien, et recevez les amitiés de la mère et de l’enfant qui me chargent de vous les présenter.

Point de gendre encore, mon ami. Il n’appartient pas à un enfant d’en faire et moins encore d’en élever. Laissons former le corps et la raison. Les arbres qu’on fait porter trop tôt donnent des fruits sans saveur et ne durent pas. Et puis, pourquoi hâter, pour un enfant qu’on aime, les grands soucis de la vie ? Être mère, ce n’est rien, dans l’état de nature ; c’est une terrible affaire dans l’état de société. Je ne fais pas un pas sans voir des enfants menés à la lisière par des femmes à qui il en faudrait donner, à commencer par la mère de mon enfant.

Continuez à me chérir comme vous faites et disposez de moi. Réponse sur l’affaire Rulhières : mais par voie et moyen sûrs.

Autre chose. Il y a ici un pauvre sculpteur, plus qu’octogénaire, et dans la plus affreuse misère. Imaginez ce que c’est que la misère à cet âge ! Il s’appelle Simon. Il suivit le czar Pierre. Il travailla et beaucoup. Le czar mourut. Le gouvernement changea. Il fut obligé de s’enfuir sans être payé. Je vous envoie son mémoire, tel qu’il me l’a remis. Voyez s’il y a lieu à quelque justice. Pour la commisération, jamais occasion ne fut plus belle. Mais il faut toute la bonté de votre âme, toute votre amitié, toute votre sensibilité pour entamer cette affaire.

Catherine seconde et le czar Pierre se touchent, mais rappeler à l’une des cours ce qui s’est passé sous l’autre, c’est jeter la ligne au fond du fleuve Léthé. Quoi qu’il en soit, me voilà quitte du spectacle hideux du pauvre Simon, qui m’a poursuivi jusqu’à présent, et des sollicitations continues de la bonne Mme Diderot, qui fait aller les choses comme son cœur et sa tête, et qui croit aussi ferme en votre bienfaisance qu’en celle de Dieu. Mon ami, lisez au moins le mémoire du pauvre Simon, et dites m’en un petit mot dans votre première réponse, afin que le malheureux voie que je ne l’ai pas oublié, et que ma femme se taise, s’il se peut.

Voilà deux lettres que je vous prie, mon ami, d’envoyer à leur adresse.



  1. Mme Therbouche, dont il est maintes fois question dans les Salons.
  2. Horace, Épître aux Pisons, vers 180-182.
  3. Au Louvre (sculpture moderne). Le catalogue l’intitule : Une baigneuse (n° 276), mais sur le socle est inscrit le nom de Vénus.