Lettres à Falconet/33

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Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 329-331).


XXXII


Bonjour, mes amis ; il y a longtemps que vous n’avez entendu parler de moi. Il y a une éternité que je n’ai entendu parler de vous. Je vous crois tous les deux en santé. Je vous crois heureux l’un et l’autre : Il faut que j’aie cette persuasion, bien ou mal fondée, parce que sans elle je reviendrais sur le passé avec trop de regrets, parce qu’avec elle j’arrange notre vie domestique comme il me plaît. Je ne serai pas content que je ne sois allé à Pétersbourg vous voir, m’établir à côté de vous et vérifier mon roman… Quel jour ! quel moment, pour vous et pour moi, que celui où j’irai frapper à votre porte, où j’entrerai, où j’irai me précipiter dans vos bras et où nous nous écrierons confusément : C’est vous… oui, c’est moi… vous voilà donc enfin !… Enfin, me voilà… Comme nous balbutierons ; et malheur à celui qui a perdu ses amis pendant longtemps, qui les revoit, qui a la force de parler et qui ne balbutie pas… En attendant ce bonheur qui n’est pas aussi éloigné que vous le croiriez bien, je vous prie de recevoir M. Lévesque : premièrement parce qu’il vous entretiendra d’un homme qui vous chérit et que vous chérissez, et que vous chérissez beaucoup, si vous n’êtes pas des ingrats ; cet homme-là, c’est moi. Secondement parce que c’est un honnête et galant homme qui réunit à des connaissances et à des talents une douceur et une modestie rares ; parce qu’il a besoin de bons conseils, et qu’il les recevra avec les sentiments de la plus sincère reconnaissance. Il va à Pétersbourg remplir une place de gouverneur à l’hôtel des Cadets. Il se sépare d’une femme de mérite qui est la sienne ; il aime sa femme, mon ami, et cela dans un pays où, comme vous savez, ce n’est pas trop l’usage. Une vie utilement occupée l’a sauvé du libertinage épidémique qui a gagné toutes les conditions de notre société. Vous lui parlerez littérature, et il vous répondra ; vous lui montrerez votre monument, et son admiration pourra vous flatter, parce qu’il dessine et grave, non comme feu M. le comte de Caylus, car il n’est pas grand seigneur, et, partant, il est obligé de savoir ce qu’il sait, mais comme un artiste de profession ; mon ami, je vous recommande M. Lévesque. Écoutez et réjouissez-vous. Demain, oui demain, je pars pour La Haye ; et quand j’aurai embrassé le prince de Galitzin pendant une quinzaine de jours, qui sait ce que je deviendrai ? Le plus léger choc de sa part pourrait me jeter tout au beau milieu de votre atelier. Cependant je laisse ma femme, ma sœur, mon gendre, ma fille, ma fille grosse ; tenez, puisque, en y pensant, cela me fait un si grand mal, n’y pensons plus, et parlons d’autre chose. Parlons de mon cher ami M. Grimm, qui est à présent à Potsdam, qui accompagne Mme la princesse d’Armstadt, qui s’achemine peut-être à présent vers Pétersbourg, et avec lequel vous aurez peut-être bu à ma santé avant que cette lettre vous soit parvenue. Vous êtes là tous les trois, et pourquoi n’y suis-je pas aussi ? Vous verrez que j’aurai le guignon d’arriver la veille ou le lendemain de son départ. Cela serait à me désoler. N’importe, partons toujours. Bonjour, mon ami, bonjour, mon amie, je vous embrasse tendrement tous les deux. Il me tarde bien d’éprouver une chose, que je soupçonne : c’est qu’on aime plus tendrement encore ses amis au loin qu’au coin de son âtre ou du leur. C’est un si grand plaisir que de se retrouver ! Nos hôtels garnis ne désemplissent pas de Russes. Je suis lié très-étroitement à M. et à Mme de Strognoff. Je n’ai vu qu’un moment M. et Mme de Zenovioff ; mais ce sont deux si belles âmes, qu’on se sent attirer vers elles subitement, et qu’on s’y colle, et elles à vous, tant et si bien qu’on souffre, qu’on pleure et qu’on crie, au moment de la séparation, comme si l’union s’était faite de vieille date. Vous rappelez-vous un M. de Nariskin, gentilhomme de la chambre de Sa Majesté Impériale ? Eh bien, cet honnête Nariskin est à présent aux eaux d’Aix-la-Chapelle. Il compte en partir vers la fin du mois de juin, et il m’a persuadé que ce serait un grand plaisir, pour lui et pour moi, de rouler et de causer quelques centaines de lieues dans la même voiture. Ma foi, tout cela a bien l’air d’une vérité ; Mme Diderot y croit si fermement qu’elle s’est occupée et s’occupe depuis un mois, sans relâche, des préparatifs d’un long voyage. Cela ne lui déplaît pas trop.

Elle n’aimerait pas que je mourusse ingrat. Cependant, mon ami, je suis bien vieux. Vous ne savez pas combien il faut peu de temps pour vieillir, et moi je le sais ; mais je me dis que la terre est aussi légère à Pétersbourg qu’à Paris ; que les vers y ont aussi bon appétit, et qu’il est assez indifférent en quel endroit de la terre que nous les engraissions. Bonjour, encore, mon Falconet ; bonjour, ma belle amie, Mlle Collot. Si vous ne m’aimiez plus pourtant !… mais cela n’est pas vrai ; mon cœur me répond du vôtre ; vous m’aimez toujours. Adieu, adieu ; tenez, monsieur Lévesque, portez ce feuillet à mes amis, et jouissez de l’impression de la nouvelle que vous portez, sur deux êtres à qui je me crois aussi cher qu’ils me le sont. Dites-leur qu’ils peuvent se livrer à une espérance que je ne tromperai pas.


À Paris, ce 20 mai 1773.


Si vous désirez sincèrement de me voir, embrassez-vous tous les deux pour vous et pour moi, et puis pour moi et pour vous.