Lettres à Falconet/4

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Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 91-93).


III

Janvier 1766.


Vous n’êtes point bête, je vous le jure ; vous avez fait seulement un petit pas du côté du vrai ; si j’en fais un autre, nous pourrons bien nous donner la main.

Je ne méprise pas le comptant, ni vous non plus ; je ne serai pas embarrassé de vous montrer que l’idée présente que j’ai du jugement favorable de la postérité est du comptant, puisque j’en jouis et que je suis heureux. Vous en jouissez vous-même, moins que moi peut-être, quoique vous y ayez plus de droit ; c’est une affaire de caractère. Mais vous en jouissez, puisque vous convenez assez franchement qu’après tout, il vaut mieux être préconisé par une voix qui loue sans cesse que par une bouche qui se tait quand nous n’avons plus d’oreilles. Il faudrait que vous fussiez fou ou peu vrai, si vous n’avouiez du moins que l’idée actuelle en est plus flatteuse.

Vous m’accusez de n’avoir pas répondu à tout, et d’avoir fait l’aveugle, quand je vous accusais de faire le sourd. Je n’ai pas mon griffonnage tout présent, mais je ne crois pas votre réponse bien fondée.

Je ne tiens point votre dernière lettre pour répondue. Au demeurant ayez la bonté de considérer, mon ami, que c’est vous qui défendez le paradoxe, et que par conséquent c’est, à la vérité, le côté vrai qui est pour moi, mais que c’est vous qui avez le côté amusant.

Vous plaisantez tant qu’il vous plaît, et il faut, moi, que je sois toujours sérieux. Diable ! il n’est pas question de plaisanter quand il s’agit de la vapeur qui repaît les narines des dieux, de la fumée odoriférante qui embaume nos temples, et du bonheur de mâcher la feuille sacrée qui fait les prophètes.

À propos, pourriez-vous bien me dire, mais là, en votre âme et conscience, comme si vous étiez devant Dieu, que la trompette sonnât, que nous l’entendissions tous deux, et que je pusse lire au fond de votre cœur ; pourriez-vous me dire si, tandis que moi qui ne regretterais ni un louis, ni deux, ni trois, ni quatre (voilà mes moyens) pour rendre votre Pygmalion et plusieurs de vos ouvrages invulnérables par la main du temps, vous ne donneriez pas, vous qui êtes le père et qui devez avoir des entrailles, un écu pour assurer la même prérogative à ces précieux enfants-là ? Si je vous fais une fois lâcher un écu, prenez garde.

Et vous aurez bien de la peine à ne pas lâcher le premier écu, car il serait, pardieu, aussi fou de tenir les cordons de sa bourse serrés pour ce que je vous demande, qu’il le serait de ne pas vendre au même prix l’immortalité, avec toute la fraîcheur de la jeunesse, à des enfants de chair et d’os à l’éducation desquels on aurait donné des soins infinis, et qui feraient un honneur universel à l’institution paternelle.

Est-ce que tu n’es pas père ? est-ce que tes enfants ne sont pas de chair ? Est-ce que quand tu t’es épuisé sur un morceau qui te satisfait, après le souris d’approbation, ne te vient-il pas un soupir de regret sur la lèvre en pensant que, passé le présent tribut précaire du jour, tout sera fini demain pour l’ouvrier et pour l’ouvrage ?

Et, certes, regardant et voyant ces pieds, ces mains, ces têtes, ces membres si délicats, je me suis quelquefois écrié douloureusement : « Pourquoi faut-il que cela finisse ? » et c’était du plus profond de mon cœur. Pourquoi le même sentiment, la même peine n’aurait-elle pas été au fond du tien, plus ou moins fortement sentie et prononcée ?

J’ai dit de ton ouvrage ce que j’ai quelquefois dit de Voltaire même, de l’homme, lorsque son poëme m’enchantait, et que je pensais à la caducité qui le touche (et la caducité a un pied sur le tombeau, et l’autre pied sur le gouffre) : « Pourquoi faut-il que cela meure ! » Allons, mon ami, là, avoue-moi que tu es, que tu as été et que tu seras un peu plus que tu ne dis. Si tu avais fait une mauvaise chose sur laquelle on eût écrit : Falconet fecit, qu’elle fût placée de manière à rester après toi, et que tu apprisses qu’elle est brisée, certes tu t’en réjouirais. À l’application !

Avez-vous le diable au corps, monsieur Falconet, de me faire saboter comme un pot, et d’enfourner dans un courant d’étude ma tête que d’autres êtres appellent ? Au premier instant de loisir et de bonne humeur, et puis je reprends mon Olinde. Bonjour, sophiste.