Lettres à Herzen et Ogareff/À Herzen et à Ogareff (8-10-1865)

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Lettres à Herzen et Ogareff
À Bakounine à Herzen et à Ogareff - 8 octobre 1865



LETTRE DE BAKOUNINE À HERZEN
ET OGAREFF


8 octobre 1865. Napoli, Corro Vittorio
Emmanuele. — Palazzo Mancone, accanto il Giro
Comunale, 2 piano.



Mes chers amis !


Je profite du départ de Stuart pour vous écrire quelques mots. Nous sommes ici depuis plusieurs jours, arrivant de Sorrente, où nous avons passé tout l’été. Nous comptons rester à Naples jusqu’aux premiers jours de janvier. Nous passerons à Florence la fin de l’hiver et une partie du printemps, après quoi nous nous avancerons vers le nord. En été, nous séjournerons sur les bords du Lago di Como et vers l’automne nous irons, peut-être, en Suisse.

Ici la réaction s’accentue chaque jour et je pourrais même ajouter, chaque heure. Pour le moment, son progrès est en quelque sorte paralysé par les élections parlementaires, mais selon toutes les apparences, la nouvelle Chambre sera plus mauvaise encore que la précèdente, et d’ores et déjà, on peut présager qu’après la lune de miel du nouveau Parlement la réaction prendra un plus grand essor, si quelque événement extraordinaire et tout à fait imprévu ne se produit en Europe. Alors la vie en Italie ne nous sera pas facile. Maria Nicolaevna (la grande-duchesse) va décidément devenir sujette italienne. Elle a acheté la villa de Demidoff, près de Florence, et elle se propose, semble-t-il, de rester en Italie jusqu’à la fin de ses jours. Le bruit du mariage de sa fille avec Humbert a couru de nouveau ; il va donc s’établir une grande amitié entre les deux maisons, royale et impériale, qui se rendront par conséquent, mutuellement, de petits services. Et pour nous, il n’est que temps de déguerpir. Avec cela, après un long silence, j’ai l’intention de reprendre ma plume de publiciste. Dans ma réapparition, je débuterai par une lettre au directeur du Temps ou de l’Opinion nationale ; il est probable que je m’adresserai au premier à l’occasion d’une lettre injurieuse écrite contre toi, Herzen, par un certain A. de Moller, dans le Nord du 12 septembre.

J’avais écrit un article réfutant le socialisme pacifique, non révolutionnaire, que je destinais à la Cloche. N’en étant pas satisfait, je le refis. Il en sortit une brochure qui, maintenant, devient presque un volume. Cette divergence d’opinion avec vous sur un sujet très important que je vais livrer à la publicité, est pour moi une question très sérieuse. Chaque pensée doit être contrôlée, chaque mot bien pesé, et c’est pourquoi je ne veux pas me hâter. J’aurai fini ma brochure dans un ou deux mois ; alors, je m’adresserai à vous pour vous prier de la faire publier à Genève. Je ferai tous mes efforts pour réunir la somme nécessaire à cette publication. Tu m’as bien fait rire, Herzen, et en même temps causé beaucoup de peine, en me rappelant qu’entre nous, dans nos polémiques, l’injure ne doit pas avoir lieu ; cela est bon pour les enfants. L’estime et la sympathie que j’ai pour vous occuperont toujours la première place dans mon cœur et ceci, tout naturellement, sans que j’aie à m’y astreindre le moins du monde. Quelque considérable que soit la diversité de nos moyens et de nos voies, le but est le même ; j’apprécierai toujours très hautement le droit de m’appeler votre allié et votre ami.

On a donc assassiné Mikhaïloff, et on fera de même de Tchernychevski. Il n’y a pas de doute, que Nicolas eût été préférable à votre veau enragé d’Alexandre. Lorsque Mouravieff-Amourski prit son poste dans la Sibérie orientale — c’était en 1848, lors de la réaction arrivée à son apogée — son premier acte fut de délivrer de leurs chaînes, des travaux forcés et de toutes les oppressions les déportés politiques russes et polonais. Et les dénonciations pleuvèrent aussitôt contre lui à Irkoutsk. Mais, après les avoir lues, Nicolas dit : « Enfin, ai-je trouvé l’homme qui m’ait compris. Là-bas il faut bien les traiter en humains. » J’ai connu personnellement le colonel Deichmann ; sous Nicolas et sous la direction de Mouravieff-Amourski, on le considérait plutôt comme l’oppresseur et non le défenseur des déportés. Sous Alexandre II, il est un héros et un martyr.

Quelles nouvelles avez-vous de Potanine et du complot que l’on vient de découvrir en Sibérie ? Non seulement j’ai connu cet homme personnellement, mais j’ai été, pour ainsi dire, son créateur ou, si vous aimez mieux, je l’ai déterré. Je l’ai délivré du joug cosaque et je l’ai envoyé à Pétersbourg. Avec sa face vulgaire, c’est un jeune homme extrêmement intelligent, loyal et énergique ; c’est un travailleur qui ne connaît pas la fatigue, qui n’a pas de vanité et qui agit sans faire des phrases. Ce serait bien dommage s’il devait périr… et il paraît que ce sort lui est réservé. On nous ravit nos amis pour les perdre et la noire izba russe, qui, selon vous, présente la solution de toutes les questions sociales, dort toujours, comme elle a dormi pendant des siècles, stérile et inerte sous la pression de l’État ; et longtemps encore elle sera envahie de ce sommeil stupide. La question sociale en Russie n’avancera point d’un seul pas tant que cet État survivra. Et si par hasard elle marchait, ce ne serait que pour dévier de la grande route ou pour reculer, mais nullement pour marcher en avant.

Soyez mes bienfaiteurs, envoyez-moi le livre sur les Molokaniés qui vient de paraître chez vous ; et, si c’est possible, dans le cas où le sacrifice ne serait pas trop grand, joignez-y le Stoglav.

Vous avez mon adresse en tête de ma lettre ; mais si vous aviez à me communiquer quelque chose de confidentiel, en voilà une autre : Napoli — 13. Strada Fontana Médina, 2e piano. Miss E. Reeve, for Miss Antony.

Je me suis très lié avec cette Miss ; en effet, c’est une excellente personne, pleine d’esprit, en même temps c’est une femme charmante et d’un tempérament très gai. Mais son école d’enfants superbement méditée, dans sa réalisation est cosi, cosi

Salut respectueux et amical à Natalia Alexéewna, à Natalia Alexandrovna et à Miss Malvida von Meysenbug ; à Olga, salut plus amical que respectueux ; j’embrasse Lise.


Votre M. Bakounine.


Ma femme fait faire ses compliments à vous tous. D’ailleurs, pourquoi attendrai-je le départ de Stuart ? Je vous enverrai par poste une lettre tout à fait innocente. Remettez à Pan celle qui est ci-jointe.