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Lettres à M. Malthus sur l’économie politique et la stagnation du commerce/I

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LETTRES
À M. MALTHUS,
SUR DIFFÉRENS SUJETS
D’ÉCONOMIE POLITIQUE.




LETTRE PREMIÈRE.


Monsieur,


Tous ceux qui cultivent cette belle et nouvelle science de l’économie politique, voudront lire l’ouvrage dont vous venez de l’enrichir. Vous n’êtes point de ces auteurs qui adressent la parole au public sans avoir rien à lui apprendre ; et, lorsqu’à la célébrité de l’écrivain se joint l’importance du sujet, lorsqu’il ne s’agit de rien moins pour les hommes en société que de savoir où sont leurs moyens d’exister et de jouir, on conçoit que la curiosité des lecteurs doit être doublement excitée.

Je n’entreprendrai point, monsieur, de joindre mon suffrage à ceux du public, en faisant remarquer tout ce qu’il y a d’ingénieux à-la-fois et de juste dans votre livre : j’aurais trop à faire. Je n’entreprendrai pas non plus d’entrer en discussion avec vous sur quelques points auxquels vous me semblez attacher une importance qu’ils ne méritent guère : je ne veux ennuyer ici le public ni vous, monsieur, par de lourdes controverses. Mais, je le dis avec douleur, il se rencontre dans votre doctrine quelques principes fondamentaux, qui, s’ils étaient admis sur une autorité aussi imposante que la vôtre, pourraient faire rétrograder une science dont vous êtes si digne d’aider les progrès par vos vastes connaissances et par vos talens.

Et d’abord, ce qui fixe mon attention, parce que tous les intérêts du moment y sont attachés, d’où vient cet encombrement général de tous les marchés de l’univers, où l’on porte incessamment des marchandises qui se vendent à perte ? D’où vient que dans l’intérieur de chaque état, avec un besoin d’action propre à tous les développemens de l’industrie, d’où vient, dis-je, cette difficulté universelle qu’on éprouve à trouver des occupations lucratives ? Et, la cause de cette maladie chronique une fois connue, quels moyens de la faire cesser ? Voilà des questions d’où dépendent le repos et le bonheur des nations. Je n’ai donc pu croire indigne de votre attention et de celle du public éclairé, une discussion qui tend à les éclaircir.

Tous ceux qui depuis Adam Smith se sont occupés d’économie politique, conviennent que nous n’achetons pas, dans la réalité, les objets de notre consommation avec le numéraire, avec l’agent de la circulation, au moyen duquel nous les payons. Il faut qu’auparavant nous ayons acheté ce numéraire lui-même par la vente de nos produits. Pour un entrepreneur de mines, l’argent est un produit dont il achète ce qui lui est nécessaire ; pour tous ceux entre les mains de qui cet argent passe ensuite, il n’est que le prix des produits qu’ils ont créés eux-mêmes par le moyen de leurs fonds de terres, de leurs capitaux, de leur industrie. En les vendant ils échangent d’abord leurs produits contre de l’argent ; ils échangent ensuite cet argent contre des objets de consommation. C’est donc bien réellement avec leurs produits qu’ils font leurs achats ; il leur est donc impossible d’acheter, de quelque objet que ce puisse être, pour une valeur plus considérable que celle qu’ils ont produite, soit par eux-mêmes, soit par le moyen de leurs capitaux et de leurs terres.

De ces prémisses j’avais tiré une conclusion qui me semble évidente, mais dont les conséquences paraissent vous avoir effrayé. J’avais dit : puisque chacun de nous ne peut acheter les produits des autres qu’avec ses propres produits ; puisque la valeur que nous pouvons acheter est égale à la valeur que nous pouvons produire, les hommes achèteront d’autant plus qu’ils produiront davantage. De là cette autre conclusion que vous refusez d’admettre, que si certaines marchandises ne se vendent pas, c’est parce que d’autres ne se produisent pas ; et que c’est la production seule qui ouvre des débouchés aux produits.

Je sais que cette proposition a une physionomie paradoxale qui prévient contre elle ; je sais qu’on doit beaucoup plutôt s’attendre à être soutenu par les préjugés vulgaires, lorsqu’on maintient qu’il n’y a trop de produits que parce que tout le monde se mêle d’en faire ; qu’au lieu de produire toujours, on devrait multiplier les consommations stériles, et manger ses anciens capitaux au lieu d’en accumuler de nouveaux. Cette doctrine en effet a pour elle l’apparence ; elle peut être appuyée par des raisonnemens ; elle peut interpréter les faits en sa faveur. Mais, monsieur, quand Copernic et Galilée enseignèrent pour la première fois que le soleil, quoique nous le voyions chaque matin se lever à l’orient, monter pompeusement au-dessus de nos têtes à midi, et se précipiter le soir vers l’occident, ne bouge cependant pas de sa place, ils avaient aussi contre eux le préjugé universel, l’opinion de l’antiquité, le témoignage des sens : durent-ils néanmoins renoncer aux démonstrations tirées d’une saine physique ? Je vous ferais injure de douter de votre réponse.

Au surplus, quand j’avance que ce sont les produits qui ouvrent un écoulement aux produits ; que les moyens de l’industrie, quels qu’ils soient, abandonnés à eux-mêmes, se portent toujours vers les objets les plus nécessaires aux nations, et que ces objets nécessaires créent à-la-fois, et de nouvelles populations, et de nouvelles jouissances pour ces populations, toutes les apparences ne sont pas contre moi. Reportons-nous seulement à deux cents ans en arrière, et supposons qu’un négociant eût conduit, sur l’emplacement où s’élèvent maintenant les villes de New-York et de Philadelphie, une riche cargaison : l’aurait-il vendue ? Supposons que, sans tomber victime des naturels, il fût parvenu à y fonder un établissement d’agriculture ou de manufacture : y aurait-il vendu un seul de ses produits ? non, sans doute. Il aurait fallu qu’il les consommât tous lui-même. Pourquoi voyons-nous le contraire aujourd’hui ? Pourquoi, lorsqu’on porte, lorsqu’on fabrique une marchandise à Philadelphie, à New-York, est-on assuré de la vendre au cours ? Il me paraît évident que c’est parce que les cultivateurs, les négocians, et même à-présent les manufacturiers de New-York, de Philadelphie, et des provinces environnantes, y font naître, y font arriver des produits au moyen desquels ils acquièrent ceux qu’on leur offre d’un autre côté.

Ce qui est vrai d’un état nouveau, dira-t-on, ne l’est pas d’un état ancien. Il y avait en Amérique de la place pour de nouveaux producteurs et de nouveaux consommateurs ; mais dans un pays où il y a déja plus de producteurs qu’il n’en faut, ce sont des consommateurs seuls qui sont nécessaires. Permettez-moi de répondre que les seuls vrais consommateurs sont ceux qui produisent de leur côté, parce que seuls ils peuvent acheter les produits des autres ; et que les consommateurs stériles ne peuvent rien acheter, si ce n’est au moyen des valeurs créées par les producteurs.

Il est probable que, dès le temps de la reine Élisabeth, où l’Angleterre n’avait pas la moitié de la population qu’elle renferme aujourd’hui, on trouvait déja qu’elle avait plus de bras que d’ouvrage ; je n’en veux pour preuve que cette loi même faite alors en faveur des pauvres et dont les suites sont une des plaies de l’Angleterre. Son principal objet est de fournir de l’ouvrage aux malheureux qui ne trouvent pas d’emploi. Ils n’avaient pas d’emploi dans un pays qui depuis a pu en fournir à une quantité d’ouvriers double ou triple ! D’où vient, monsieur, d’où vient, quelque fâcheuse que soit la position de la Grande-Bretagne, y vend-on maintenant beaucoup plus d’objets divers qu’au temps d’Élisabeth ? À quoi cela peut-il tenir, si ce n’est à ce qu’on y produit davantage ? L’un produit une chose qu’il échange avec une autre produite par son voisin. Ayant plus de quoi s’entretenir, la population s’est accrue ; et, malgré cela, tout le monde a été mieux pourvu. C’est la faculté de produire qui fait la différence d’un pays à un désert ; et un pays est d’autant plus avancé, d’autant plus peuplé, d’autant mieux approvisionné, qu’il produit davantage.

Cette observation, qui saute aux yeux, n’est probablement pas récusée par vous ; mais vous blâmez les conséquences que j’en tire. J’ai avancé que, s’il y a un engorgement, une surabondance de plusieurs sortes de marchandises, c’est parce que d’autres marchandises ne sont pas produites en quantité suffisante pour pouvoir être échangées avec les premières ; que si leurs producteurs pouvaient en faire davantage, pouvaient en faire d’autres, les premières alors trouveraient l’écoulement qui leur manque ; en un mot, qu’il n’y a trop de produits en certains genres, que parce qu’il n’y en a pas assez dans d’autres ; et vous prétendez qu’il peut y avoir une quantité surabondante dans tous les genres à-la-fois ; et vous citez aussi des faits en votre faveur. Déja M. de Sismondi s’était élevé contre ma doctrine ; et je suis bien aise de rapporter ici ses plus fortes expressions, afin de ne vous priver, monsieur, d’aucuns de vos avantages, et pour que mes réponses servent à tous deux.

« L’Europe, dit cet ingénieux auteur, est arrivée au point d’avoir, dans toutes ses parties, une industrie et une fabrication supérieures à ses besoins… » Il ajoute que l’encombrement qui en résulte commence à gagner le reste du monde. « Que l’on parcoure les rapports du commerce, les journaux, les récits des voyageurs ; par-tout on verra les preuves de cette surabondance de production qui passe la consommation, de cette fabrication qui se proportionne, non point à la demande, mais aux capitaux qu’on veut employer ; de cette activité des marchands qui les porte à se jeter en foule dans chaque nouveau débouché, et qui les expose tour-à-tour à des pertes ruineuses dans chaque commerce dont ils attendaient des profits. Nous avons vu les marchandises de tout genre, mais sur-tout celles de l’Angleterre, la grande puissance manufacturière, abonder sur tous les marchés de l’Italie, dans une proportion tellement supérieure aux demandes, que les marchands, pour rentrer dans une partie de leurs fonds, ont été obligés de les céder avec un quart ou un tiers de perte, au lieu de bénéfice. Le torrent du commerce, repoussé de l’Italie, s’est jeté sur l’Allemagne, sur la Russie, sur le Brésil, et y a bientôt rencontré les mêmes obstacles.

« Les derniers journaux nous annoncent des pertes semblables dans de nouveaux pays. Au mois d’août 1818, on se plaignait, au cap de Bonne-Espérance, que tous les magasins étaient remplis de marchandises européennes, qu’on offrait à plus bas prix qu’en Europe, sans pouvoir les vendre. Au mois de juin, à Calcutta, les plaintes du commerce étaient de même nature. On avait vu d’abord un phénomène étrange, l’Angleterre envoyant dans l’Inde des tissus de coton, et réussissant par conséquent à travailler à meilleur marché que les habitans demi-nus de l’Indoustan, en réduisant ses ouvriers à une existence plus misérable encore ! Mais cette direction bizarre donnée au commerce n’a pas duré long-temps ; aujourd’hui les produits anglais sont à meilleur marché aux Indes qu’en Angleterre même. Au mois de mai, on était obligé de réexporter de la Nouvelle-Hollande les marchandises européennes qu’on y avait portées en trop grande abondance. Buenos-Ayres, la Nouvelle-Grenade, le Chili, regorgent de même déja de marchandises.

« Le voyage de M. Fearon dans les États-Unis, terminé seulement au printemps de 1818, présente d’une manière plus frappante encore ce spectacle. D’une extrémité à l’autre de ce vaste continent si prospérant, il n’y a pas une ville, pas une bourgade, où la quantité de marchandises offertes en vente ne soit infiniment supérieure aux moyens des acheteurs, quoique les marchands s’efforcent de les séduire par de très-longs crédits et des facilités de tous genres pour les paiemens qu’ils reçoivent à terme et en denrées de toute espèce.

« Aucun fait ne se présente à nous, eh plus de lieux, sous plus de faces, que la disproportion des moyens de consommation avec ceux de production, que l’impossibilité où sont les producteurs de renoncer à une industrie parce qu’elle décline, et que la certitude que leurs rangs ne sont jamais éclaircis que par des faillites. Comment se fait-il que des philosophes ne veuillent pas voir ce qui de toutes parts saute aux yeux du vulgaire ?

« L’erreur dans laquelle ils sont tombés tient tout entière à ce faux principe, c’est que la production est la même chose que le revenu. M. Ricardo, d’après M. Say, le répète et l’affirme : « M. Say a prouvé de la manière la plus satisfaisante, dit-il, qu’il n’y a point de capital, quelque considérable qu’il soit, qui ne puisse être employé, parce que la demande des produits n’est bornée que par la production. Personne ne produit que dans l’intention de consommer ou de vendre la chose produite ; et l’on ne vend jamais que pour racheter quelque autre produit qui puisse être d’une utilité immédiate, ou contribuer à la production à venir. Le producteur devient donc consommateur de ses propres produits, ou acheteur et consommateur des produits de quelque autre personne. » Avec ce principe, continue M. de Sismondi, il devient absolument impossible de comprendre ou d’expliquer le fait le plus démontré de tous dans l’histoire du commerce, c’est l’engorgement des marchés[1]. »

Je ferai d’abord observer aux personnes à qui les faits dont M. de Sismondi s’afflige avec raison paraîtraient concluans, qu’ils sont concluans en effet, mais qu’ils le sont contre lui-même. Il y a trop de marchandises anglaises offertes en Italie et ailleurs, parce qu’il n’y a pas assez de marchandises italiennes qui puissent convenir à l’Angleterre. Un pays n’achète que ce qu’il peut payer ; car, s’il ne payait pas, on se lasserait bien vite de lui vendre. Or, avec quoi les Italiens paient-ils les Anglais ? Avec des huiles, avec des soies, avec des raisins secs ; et, passé ces articles-là et quelques autres, s’ils voulaient acquérir plus de produits anglais, avec quoi les paieraient-ils ? avec de l’argent ! mais il faudrait acquérir l’argent lui-même dont ils paieraient les produits anglais. Vous voyez bien, monsieur, que pour acquérir des produits, il faut qu’une nation, comme un particulier, ait recours à ses propres productions.

On dit que les Anglais vendent à perte dans les lieux qu’ils inondent de leurs marchandises. Je le crois bien : ils multiplient la marchandise offerte, ce qui l’avilit ; et ils ne demandent, autant qu’ils peuvent, que de l’argent, ce qui le rend plus rare, plus précieux par conséquent. Devenu plus précieux, on le donne en moins grande quantité dans chaque échange ; voilà pourquoi l’on est obligé de vendre à perte. Mais supposez pour un instant que les Italiens eussent plus de capitaux, qu’ils tirassent un meilleur parti de leurs terres et de leurs facultés industrielles, qu’ils produisissent davantage, en un mot ; et supposez en même-temps que les lois anglaises, au lieu d’avoir été modelées d’après les absurdités de la balance du commerce, eussent admis à des conditions modérées tout ce que les Italiens auraient été capables de fournir en paiement des produits anglais, pouvez-vous douter qu’alors les marchandises anglaises qui encombrent les ports d’Italie, et bien d’autres marchandises encore, ne trouvassent facilement à se placer ?

Le Brésil, pays vaste et favorisé de la nature, pourrait absorber cent fois les marchandises anglaises qui s’y engorgent et ne s’y vendent pas ; mais il faudrait que le Brésil produisît tout ce qu’il peut produire ; et comment ce pauvre Brésil y réussirait-il ? Tous les efforts des citoyens y sont paralysés par l’administration. Une branche d’industrie promet-elle des bénéfices, le pouvoir s’en empare et la tue. Quelqu’un trouve-t-il une pierre précieuse, on la lui prend. Le bel encouragement pour en chercher d’autres, et s’en servir à acheter les marchandises d’Europe !

De son côté, le gouvernement anglais repoussé, par le moyen de ses douanes et de ses droits d’entrée, les produits que les Anglais pourraient rapporter de leurs échanges avec l’étranger, même les denrées alimentaires dont leurs fabriques ont tant de besoin ; et cela parce qu’il faut que les fermiers anglais puissent vendre leurs blés au-dessus de quatre-vingts shillings le quarter, afin d’être en état d’acquitter des contributions exagérées. Toutes ces nations se plaignent d’un état de souffrance où elles se sont mises par leur propre faute. Je crois voir des malades qui se fâchent contre leurs maux, et qui ne veulent par se corriger des excès qui en sont la première cause.

Je sais qu’on ne déracine pas un chêne aussi facilement qu’on arrache une mauvaise herbe ; je sais qu’on ne renverse pas de vieilles barrières, toutes pourries qu’elles sont, lorsqu’elles se trouvent appuyées par les immondices qui se sont amoncelées sous leur abri ; je sais que certains gouvernemens, corrompus et corrupteurs, ont besoin des monopoles et de l’argent des douanes, pour payer le vote des honorables majorités qui prétendent représenter les nations ; je ne suis point assez injuste pour vouloir que l’on gouverne dans le sens de l’intérêt général, afin d’obtenir toutes les voix sans les payer… mais en même temps pourquoi serais-je surpris que tant de systèmes vicieux aient des suites déplorables ?

Vous conviendrez aisément avec moi, monsieur, du moins je le présume, du mal que se font mutuellement les nations par leurs jalousies, par l’intérêt sordide ou par l’impéritie de ceux qui se donnent pour leurs organes ; mais vous soutenez que, même en leur supposant de plus libérales institutions, les marchandises produites peuvent excéder les besoins des consommateurs. Hé bien, monsieur, je consens à me défendre sur ce terrain. Laissons de côté la guerre que les nations se font avec leurs douaniers ; considérons chaque peuple dans ses relations avec lui-même ; et sachons une fois pour toutes, si l’on est hors d’état de consommer ce qu’on est en état de produire.

« M. Say, M. Mill, et M. Ricardo, dites-vous, les principaux auteurs de la nouvelle doctrine des profits, me paraissent être tombés dans des erreurs fondamentales à ce sujet. En premier lieu, ils ont considéré les marchandises comme si elles étaient des signes algébriques au lieu d’être des articles de consommation, qui nécessairement doivent se rapporter au nombre des consommateurs et à la nature de leurs besoins[2]. »

Je ne sais, monsieur, au moins pour ce qui me concerne, sur quoi vous fondez cette accusation. J’ai reproduit sous toutes les formes cette idée, que la valeur des choses (seule qualité qui en fasse des richesses) est fondée sur leur utilité, sur l’aptitude qu’elles ont pour satisfaire nos besoins. « Le besoin qu’on a des choses, ai-je dit[3], dépend de la nature physique et morale de l’homme, du climat qu’il habite, des mœurs et de la législation de son pays. Il a des besoins du corps, des besoins de l’esprit et de l’ame, des besoins pour lui-même, d’autres pour sa famille, d’autres encore comme membre de la société. Une peau d’ours et un renne sont des objets de première nécessité pour un Lapon ; tandis que le nom même en est inconnu au lazzarone de Naples. Celui-ci, de son côté, peut se passer de tout pourvu qu’il ait du macaroni. De même les cours de judicature, en Europe, sont considérées comme un des plus forts liens du corps social ; tandis que les indigènes de l’Amérique, les Arabes, les Tartares, s’en passent fort bien…

« De des besoins les uns sont satisfaits par l’usage que nous faisons de certaines choses que la nature nous fournit gratuitement, telles que l’air, l’eau, la lumière du soleil. Nous pouvons nommer ces choses des richesses naturelles, parce que la nature seule en fait les frais. Comme elle les DONNE indifféremment à TOUS, personne n’est obligé de les acquérir au prix d’un sacrifice quelconque. Elles n’ont donc point de valeur échangeable.

« D’autres besoins ne peuvent être satisfaits que par l’usage que nous faisons de certaines choses auxquelles on n’a pu donner l’utilité qu’elles ont, sans leur avoir fait subir une modification, sans avoir opéré un changement dans leur état ; sans avoir, pour cet effet, surmonté une difficulté quelconque. Tels sont les biens que nous n’obtenons que par les procédés de l’agriculture, du commerce ou des arts. Ce sont les seuls qui aient une valeur échangeable. La raison en est évidente : ils sont par le fait seul de leur production, le résultat d’un échange dans lequel le producteur a donné ses services productifs pour recevoir ce produit. On ne peut dès-lors les obtenir de lui qu’en vertu d’un autre échange, en lui donnant un autre produit qu’il puisse estimer autant que le sien.

« Ces choses peuvent être nommées richesses sociales, parce qu’aucun échange n’est possible sans qu’il y ait une relation sociale, et parce que c’est seulement dans l’état de société, que le droit de posséder exclusivement ce qu’on a obtenu par la production ou par l’échange, peut être garanti. »

J’ajoute : « Observons en même temps que les richesses sociales sont, en tant que richesses, les seules qui puissent devenir l’objet d’une étude scientifique, 1o parce que ce sont les seules qui soient appréciables, ou du moins les seules dont l’appréciation ne soit pas arbitraire ; 2o parce qu’elles seules se forment, se distribuent, et se détruisent suivant des lois que nous puissions assigner. »

Est-ce là considérer les produits comme des signes algébriques, en faisant abstraction du nombre des consommateurs et de la nature de leurs besoins ? Cette doctrine n’établit-elle pas, au contraire, que nos besoins seuls nous engagent à faire les sacrifices au moyen desquels nous obtenons les produits ? Ces sacrifices sont le prix que nous payons pour les avoir ; vous appelez, d’après Smith, ces sacrifices, du nom de travail (labour), expression insuffisante, car ils comprennent le concours des terres et des capitaux. Je les nomme services productifs. Ils ont par-tout un prix courant. Lorsque ce prix excède la valeur de la chose produite, il en résulte un échange désavantageux, dans lequel on a consommé plus de valeur qu’on n’en a créé. Lorsqu’on a créé un produit qui vaut les services, les services sont payés par le produit, dont la valeur, se distribuant entre les producteurs, forme leurs revenus. Vous voyez bien que ces revenus n’existent qu’autant que le produit a une valeur échangeable, et qu’il ne peut avoir une telle valeur qu’en vertu du besoin qu’on en a dans l’état actuel de la société. Je ne fais donc pas abstraction de ce besoin, et je ne lui donne pas une appréciation arbitraire : je le prends pour ce qu’il est, pour ce que les consommateurs veulent qu’il soit. J’aurais pu vous citer au besoin la totalité de mon Liv. III, qui détaille les différentes manières de consommer, leurs motifs et leurs résultats ; mais je ne veux point abuser de votre attention, ni de vos momens : avançons.

Vous dites : « Il n’est nullement vrai, en fait, que les marchandises s’échangent toujours contre des marchandises. La plus forte partie des marchandises est directement échangée contre du travail, productif ou non-productif ; et il est évident que cette masse de marchandises tout entière, comte parée au travail contre lequel elle doit être échangée, peut tomber de valeur par sa surabondance, tout aussi bien qu’une seule marchandise en particulier peut, par sa surabondance, tomber de valeur par rapport au travail ou à la monnaie[4]. »

Permettez-moi de remarquer, en premier lieu, que je n’ai pas dit que les marchandises (comodities) s’échangeassent toujours contre des marchandises, mais bien que les produits ne s’achètent qu’avec des produits.

En second lieu, que ceux-mêmes qui admettraient cette expression de marchandises pourraient vous répondre que, lorsqu’on donne des marchandises pour payer du travail, on échange en réalité ces marchandises contre d’autres marchandises, c’est-à-dire contre celles qui résultent du travail qu’on a acheté. Mais cette réponse est insuffisante pour ceux qui embrassent d’une vue plus étendue et plus complète, le phénomène de la production de nos richesses. Permettez-moi de le remettre sous vos yeux par une image frappante. Le public qui nous juge, y trouvera, j’espère, de grandes facilités pour bien saisir la valeur de vos objections et de mes réponses.

Pour voir agir l’industrie, les capitaux et les terres dans l’œuvre de la production, je les personnifie ; et je découvre que chacun de ces personnages vend ses services, que j’appelle services productifs, à un entrepreneur qui est un commerçant, un manufacturier, ou bien un fermier. Cet entrepreneur, ayant acheté les services d’un fonds de terre, en payant un loyer à un propriétaire foncier ; les services d’un capital, en payant un intérêt à un capitaliste ; et ayant acheté des services industriels à des ouvriers, à des commis, à des agens quelconques, en leur payant un salaire, consomme tous ces services productifs, les anéantit ; et de cette consommation sort un produit qui a une valeur.

La valeur du produit, pourvu qu’elle soit égale aux frais de production, c’est-à-dire au prix qu’il a fallu avancer pour tous les services productifs, suffit pour payer les profits de tous ceux qui ont concouru, directement ou indirectement, à cette production. Le profit de l’entrepreneur au compte duquel l’opération a été faite, en faisant abstraction de l’intérêt du capital qu’il peut y avoir employé, représente le salaire de son temps et de son talent, c’est-à-dire ses propres services productifs à lui-même. Si sa capacité a été grande et ses calculs bien faits, son profit est considérable. Si, au lieu de talent, il a mis de l’impéritie dans son affaire, il a pu ne rien gagner, il a pu perdre. C’est l’entrepreneur que tous les risques atteignent ; mais c’est lui, par contre, qui profite de toutes les chances favorables.

Tous les produits qui frappent journellement nos yeux, tous ceux que notre imagination peut concevoir, ont été formés par des opérations qui, toutes, rentrent dans celles que je viens d’indiquer, mais combinées d’une infinité de manières différentes. Ce que des entrepreneurs font d’un côté pour un produit, d’autres le font d’un autre côté pour d’autres produits. Or, ce sont ces divers produits qui s’échangeant entre eux, offrent réciproquement un débouché l’un à l’autre. Le besoin plus ou moins grand qu’on a d’un de ces produits comparé aux autres, détermine à donner pour l’avoir un prix plus ou moins grand ; c’est-à-dire une quantité plus ou moins grande de tout autre produit. Le numéraire n’est là-dedans qu’un agent passager qui, une fois l’échange complété n’y est plus de rien, et court s’employer à d’autres échanges.

C’est avec le fermage, les intérêts, les salaires, qui forment les profits résultant de cette production, que les producteurs achètent les objets de leur consommation. Les producteurs sont en même temps consommateurs ; et la nature de leurs besoins, influant à différens degrés sur la demande des différens produits, favorise toujours, quand la liberté existe, la production la plus nécessaire ; parce qu’étant la plus demandée, c’est dès-lors celle qui donne à ses entrepreneurs le plus de profits.

J’ai dit que pour mieux voir comment l’industrie, les capitaux et les terres agissent dans les opérations productives, je les personnifiais et les observais dans les services qu’ils rendent. Mais ce n’est point ici une fiction gratuite : ce sont des faits. L’industrie est représentée par les industrieux de tous les ordres ; les capitaux, par les capitalistes ; et les terres, par leurs propriétaires. Ce sont ces trois ordres de personnes qui vendent l’action productive de leur instrument, et qui stipulent ses intérêts. On peut blâmer mes expressions ; mais alors il faut en présenter de meilleures, car on ne peut nier que les choses se passent ainsi que je l’ai dit. J’ai peint des faits. On peut critiquer la manière du peintre ; mais qu’on ne se flatte pas d’ébranler les faits : ils sont là, et sauront se défendre.

Reprenons maintenant votre accusation. Vous dites, monsieur, que beaucoup de marchandises doivent être achetées avec du travail ; et moi je vais plus loin que vous-même : je dis qu’elles doivent toutes être achetées ainsi, en étendant cette expression de travail au service que rendent les capitaux et les terres[5]. Je dis qu’elles ne peuvent être achetées qu’ainsi ; que c’est toujours par de tels services qu’on donne de l’utilité et de la valeur aux choses ; et qu’ensuite deux partis se présentent à nous : celui de consommer nous-mêmes l’utilité et par conséquent la valeur que nous avons produite ; ou bien de nous en servir pour acheter l’utilité et la valeur produites par d’autres ; que dans les deux cas nous achetons des marchandises avec des services productifs, et que nous pouvons en acheter d’autant plus que nous mettons dehors plus de services productifs.

Vous prétendez qu’il n’y a point de produits immatériels[6] : Hé, monsieur, originairement il n’y en a point d’autres. Un champ lui-même ne fournit à la production que son service, qui est un produit immatériel. Il sert comme un creuset dans lequel vous mettez du minerai, et d’où il sort du métal et des scories. Y a-t-il quelques parcelles du creuset dans ces produits ? Non ; le creuset sert à une nouvelle opération productive. Y a-t-il quelques portions du champ dans la moisson qui en est sortie ? Je réponds de même, non ; car si un fonds de terre s’usait, il finirait, au bout d’un certain nombre d’années, par être consommé tout entier ; un fonds de terre ne rend que ce qu’on y met, mais le rend après une élaboration que j’appelle le service productif du champ. On pourra me chicaner sur le mot ; je ne crains pas les chicanes que l’on pourrait me faire sur la chose, parce que la chose est, qu’elle sera, et que par-tout où l’on étudiera l’économie politique, on reconnaîtra le fait, quel que soit le nom qu’on juge à propos de lui donner.

Le service que rend un capital dans une entreprise quelconque, commerciale, agricole, ou manufacturière, est, de même, un produit immatériel. Celui qui consomme improductivement un capital, détruit le capital lui-même ; celui qui le consomme reproductivement, consomme le capital matériel, et, de plus, le service de ce capital, qui est un produit immatériel. Lorsqu’un teinturier met pour mille francs d’indigo dans sa chaudière, il consomme pour mille francs d’indigo, produit matériel ; et, de plus, il consomme le temps de ce capital, son intérêt. La teinture qu’il en retire lui rend la valeur du capital matériel qu’il a employé, et, de plus, la valeur du service immatériel de ce même capital.

Le service de l’ouvrier est encore un produit immatériel. L’ouvrier sort de sa manufacture, le soir, avec ses dix doigts, comme il y est entré le matin. Il n’a rien laissé de matériel dans ses ateliers. C’est donc un service immatériel qu’il a fourni à l’opération productive. Ce service est le produit journalier, annuel, d’un fonds que j’appelle ses facultés industrielles, et qui compose sa richesse : pauvre richesse ! sur-tout en Angleterre ; et j’en sais la raison.

Tout cela forme des produits immatériels que l’on appellera comme on voudra, et qui n’en seront pas moins des produits immatériels qui s’échangeront entre eux, qui s’échangeront contre des produits matériels, et qui, dans tous ces échanges, chercheront leur prix-courant fondé, comme tous les prix courans du monde, sur la proportion entre l’offre et la demande.

Tous ces services de l’industrie, des capitaux et des terres, qui sont des produits indépendans de toute matière, forment les revenus de tous tant que nous sommes… Quoi ! tous nos revenus sont immatériels !!! — Oui, monsieur, TOUS : autrement il faudrait que la masse des matières qui composent le globe, augmentât chaque année ; il le faudrait pour que chaque année nous eussions de nouveaux revenus matériels. Nous ne créons, nous ne détruisons pas un seul atôme. Nous nous bornons à en changer les combinaisons ; et tout ce que nous y mettons est immatériel ; c’est de la VALEUR ; et c’est cette valeur, immatérielle aussi, que nous consommons journellement, annuellement, et qui nous fait vivre ; car la consommation est un changement de forme donnée à la matière, ou, si vous aimez mieux, un dérangement de forme, comme la production en est l’arrangement. Si vous trouvez une physionomie de paradoxe à toutes ces propositions, voyez les choses qu’elles expriment, et j’ose croire qu’elles vous paraîtront fort simples et fort raisonnables.

Sans cette analyse, je vous défie d’expliquer la totalité des faits ; d’expliquer, par exemple, Comment le même capital est consommé deux fois : productivement par un entrepreneur, et improductivement par son ouvrier. Au moyen de l’analyse qui précède, on s’aperçoit que l’ouvrier apporte sa peine, fruit de sa capacité ; il la vend à l’entrepreneur, rapporte chez lui son salaire qui forme son revenu, et le consomme improductivement. De son côté l’entrepreneur, qui a acheté le travail de l’ouvrier en y consacrant une part de son capital, le consomme reproductivement, de même que le teinturier consomme reproductivement l’indigo qu’il a jeté dans sa chaudière. Ces valeurs, ayant été détruites reproductivement, reparaissent dans le produit qui sort des mains de l’entrepreneur. Ce n’est point le capital de l’entrepreneur qui forme le revenu de l’ouvrier, ainsi que le prétend M. de Sismondi. C’est dans les ateliers, et non dans le ménage de l’ouvrier, que se consomme le capital de l’entrepreneur. La valeur consommée chez l’ouvrier a une autre source : elle est le produit de ses facultés industrielles. L’entrepreneur consacre à l’achat de ce travail une partie de son capital. L’ayant acheté, il le consomme ; et l’ouvrier consomme de son côté la valeur qu’il a obtenue en échange de son travail. Par-tout où il y a échange, il y a deux valeurs créées et troquées l’une contre l’autre ; et par-tout où il y a deux valeurs créées, il peut y avoir, et il y a en effet, deux consommations[7].

Il en est de même du service productif rendu par le capital. Le capitaliste qui le prête, vend le service, le travail de son instrument ; le prix journalier ou annuel qu’un entrepreneur lui en paie, se nomme intérêt. Les deux termes de l’échange sont, d’une part, le service du capital, et d’une autre part l’intérêt. L’entrepreneur, en même temps qu’il consomme reproductivement le capital, consomme reproductivement aussi le service du capital. De son côté le prêteur, qui a vendu le service du capital, en consomme improductivement l’intérêt, qui est une valeur matérielle donnée en échange du service immatériel du capital. Faut-il s’étonner qu’il y ait double consommation, celle de l’entrepreneur pour faire ses produits, et celle du capitaliste pour satisfaire ses besoins, puisqu’il y a les deux termes d’un échange, deux valeurs sorties de deux fonds différens, troquées, et consommables l’une et l’autre ?

Vous dites, monsieur, que la distinction du travail productif et du travail improductif, est la pierre angulaire de l’ouvrage d’Adam Smith ; que c’est le renverser de fond en comble que de reconnaître, ainsi que je le fais, comme productifs, des travaux qui ne sont fixés dans aucun objet matériel[8]. Non, monsieur, ce n’est point là la pierre angulaire de l’ouvrage de Smith, puisque, cette pierre ébranlée, l’édifice est imparfait sans être moins solide ; ce qui soutiendra éternellement cet excellent livre, c’est qu’on y proclame à toutes les pages que la valeur échangeable des choses est le fondement de toute richesse. C’est depuis lors que l’économie politique est devenue une science positive ; car le prix courant de chaque chose est une quantité déterminée dont on peut analyser les élémens, assigner les causes, étudier les rapports, et prévoir les vicissitudes. En écartant de la définition des richesses ce caractère essentiel, permettez-moi de vous le dire, monsieur, on replonge la science dans le vague ; on la fait reculer.

Loin d’ébranler les célèbres Recherches sur la richesse des nations, je les appuie dans ce qu’elles ont d’essentiel ; mais, en même temps, je crois qu’Adam Smith a méconnu des valeurs échangeables très-réelles, en méconnaissant celles qui sont attachées à des services productifs qui ne laissent aucune trace parce qu’on les consomme en totalité ; je crois qu’il a méconnu des services très-réels également, qui même laissent des traces dans des produits matériels : tels sont les services des capitaux, consommés indépendamment de la consommation du capital lui-même ; je crois qu’il s’est jeté dans des obscurités infinies, faute d’avoir distingué, pendant la production, la consommation des services industriels d’un entrepreneur, des services de son capital ; distinction tellement réelle cependant, qu’il n’est presque pas de société de commerce qui ne contienne des clauses qu’il faut y rapporter.

Je révère Adam Smith : il est mon maître. Lorsque je fis les premiers pas dans l’économie politique, et lorsque, chancelant encore, poussé d’un côté par les docteurs de la balance du commerce, et de l’autre par les docteurs du produit net, je bronchais à chaque pas, il me montra la bonne route. Appuyé sur sa Richesse des nations, qui nous découvre en même temps la richesse de son génie, j’appris à marcher seul. Maintenant je ne suis plus d’aucune école, et ne partagerai pas le ridicule des révérends pères jésuites qui traduisirent, avec des commentaires, les élémens de Newton. Ils sentaient que les lois de la physique ne cadraient pas très-bien avec celles de Loyola ; aussi eurent-ils soin de prévenir le public dans un avertissement que, quoiqu’en apparence ils eussent démontré le mouvement de la terre pour compléter le développement de la physique céleste, ils prévenaient qu’ils n’en demeuraient pas moins soumis aux décrets du pape qui n’admettait pas ce mouvement. Je ne suis soumis qu’aux décrets de l’éternelle raison, et ne crains pas de le dire : Adam Smith n’a pas embrassé l’ensemble du phénomène de la production et de la consommation des richesses ; mais il a tant fait, que nous devons être pénétrés pour lui de reconnaissance. Grâce à lui, la plus vague, la plus obscure des sciences, deviendra bientôt la plus précise, et celle de toutes qui laissera le moins de faits inexpliqués.

Représentons-nous donc les producteurs, (et par ce nom je désigne aussi bien les possesseurs des capitaux et des fonds de terre, que les possesseurs des facultés industrielles) représentons-nous-les s’avançant au-devant les uns des autres avec leurs services productifs, ou l’utilité qui en est résultée, (qualité immatérielle). Cette utilité, c’est leur produit. Tantôt il est fixé dans un objet matériel, qui se transmet avec le produit immatériel, mais qui, en lui-même, n’est d’aucune importance, n’est rien, en économie politique ; car de la matière dépourvue de valeur, n’est pas de la richesse. Tantôt il se transmet, se vend par l’un, et s’achète par l’autre, sans être fixé dans aucune matière : c’est le conseil du médecin, celui de l’avocat, le service du militaire, du fonctionnaire public. Tous échangent l’utilité qu’ils produisent contre celle qui est produite par d’autres ; et, dans tous ceux de ces échanges qui sont livrés à une libre concurrence, selon que l’utilité offerte par Paul, est plus ou moins demandée que l’utilité offerte par Jacques, elle se vend plus ou moins cher, c’est-à-dire qu’elle obtient en échange plus ou moins de l’utilité produite par ce dernier. C’est en ce sens qu’il faut entendre l’influence de la quantité demandée et de la quantité offerte[9].

Ceci, monsieur, n’est point une doctrine faite après coup pour la circonstance ; elle est consignée en différens endroits de mon Traité d’économie politique[10] ; et, au moyen de mon Épitôme, sa concordance avec tous les autres principes de la science et avec tous les faits qui lui servent de base, est solidement établie. Elle est déja professée dans plusieurs parties de l’Europe ; mais je désire ardemment qu’elle entraîne votre conviction et vous paraisse mériter de s’introduire dans la chaire que vous remplissez avec tant d’éclat.

Après ces éclaircissemens nécessaires, vous ne m’accuserez point de vaines subtilités si je m’appuie sur des lois que j’ai montrées être fondées sur la nature des choses et sur les faits qui en découlent.

Les marchandises, dites-vous, ne s’échangent pas seulement contre des marchandises : elles s’échangent aussi contre du travail. Si ce travail est un produit que les uns vendent, que les autres achètent, et que ces derniers consomment, il m’en coûtera peu de l’appeler une marchandise, et il ne vous en coûtera pas beaucoup plus d’assimiler les autres marchandises à celle-là, car elles sont des produits aussi. Les confondant alors les unes et les autres sous le nom générique de produits, vous pourrez convenir peut-être qu’on n’achète des produits qu’avec des produits.


  1. Nouveaux principes d’Économie Politique, de Sismondi, tom. I, pag. 337 et suiv.
  2. Principes d’Économie Politique, de Malthus, pag. 354. (Je cite sur l’édition anglaise, n’ayant pas encore vu de traduction).
  3. Traité d’Économie Politique, ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses ; 4e édition, tom. II, pag. 5.
  4. Principes, etc. de Malthus, page 353.
  5. Ce qui rend souvent obscurs les auteurs anglais, c’est qu’ils confondent, à l’exemple de Smith, sous le nom de travail (labour), les services rendus par les hommes, par les capitaux et par les terres.
  6. Page 49
  7. Un domestique produit des services personnels qui sont en totalité consommés improductivement par son maître aussitôt que produits. Le service du fonctionnaire public est de même consommé en totalité par le public, à mesure qu’il est produit. Voilà pourquoi ces différens services ne donnent lieu à aucune augmentation de richesses. Le consommateur jouit de ces services, mais ne peut les accumuler. C’est ce qui est expliqué en détail dans mon Traité d’économie politique, 4e édition, tom. i, pag. 124. On ne conçoit pas, après cela, comment M. Malthus a pu imprimer, page 35, que « l’on ne peut expliquer les progrès que l’Europe a faits depuis les temps féodaux, si l’on considère les services personnels comme aussi productifs que le travail des marchands et des manufacturiers. » Il en est de ces services comme du travail du jardinier qui a cultivé des salades ou des fraises. La richesse de l’Europe ne vient certainement pas des fraises qui ont été produites, parce qu’elles ont dû, ainsi qu’un service personnel, être toutes consommées improductivement à mesure qu’elles mûrissaient, quoique moins promptement que des services personnels.

    Je nomme ici des fraises comme un produit fort peu durable ; mais ce n’est pas parce qu’un produit est durable, qu’il facilite davantage les accumulations. C’est parce qu’il est consommé de manière à reproduire sa valeur dans un autre objet. Car, durable ou non, tout produit est voué à la consommation, et ne sert à une fin quelconque que par sa consommation : (cette fin est, soit de satisfaire un besoin, soit de reproduire une nouvelle valeur.) Lorsqu’on se mêle d’écrire sur l’économie politique, il faut préalablement faire sortir de sa tête qu’un produit durable s’accumule mieux qu’un produit fugitif.

  8. Principes d’écon. pol., de M. Malthus, pag. 37.
  9. Ce que les Anglais appellent, Want and Supply.
  10. Quatrième édition, liv. I, ch. 15 ; liv. II, ch. 1, 2, 3, et 5. Voyez aussi l’Epitôme placé à la fin du même ouvrage, sur-tout aux mots, Services productifs, frais de production, revenus, utilité, valeur.