Lettres à Mademoiselle Jodin/02

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Lettres à Mademoiselle Jodin
Lettres à Mademoiselle Jodin, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XIX (p. 385-387).


II

À LA MÊME, À VARSOVIE.


Ce n’est pas vous, mademoiselle, qui pouviez vous offenser de ma lettre ; mais c’était peut-être madame votre mère. En y regardant de plus près, vous auriez deviné que je n’insistais d’une manière si pressante sur le besoin qu’elle avait de vos secours que pour ne vous laisser aucun doute sur la vérité de son accident. Ces secours sont arrivés à temps, et je suis bien aise de voir que votre âme a conservé sa sensibilité et son honnêteté, en dépit de l’épidémie de votre état, dont je ferais le plus grand cas si ceux qui s’y engagent avaient seulement la moitié autant de mœurs qu’il exige de talents. Mademoiselle, puisque vous avez eu le bonheur d’intéresser un homme habile et sensé, aussi propre à vous conseiller sur votre jeu que sur votre conduite, écoutez-le, ménagez-le, dédommagez-le du désagrément de son rôle par tous les égards et toute la docilité possibles : je me réjouis bien sincèrement de vos premiers succès ; mais songez que vous ne les devez en partie qu’au peu de goût de vos spectateurs. Ne vous laissez pas enivrer par des applaudissements de si peu de valeur. Ce n’est pas à vos tristes Polonais, ce n’est pas aux barbares qu’il faut plaire, c’est aux Athéniens. Tous les petits repentirs dont vos emportements ont été suivis devraient bien vous apprendre à les modérer. Ne faites rien qui puisse vous rendre méprisable. Avec un maintien honnête, décent, réservé, le propos d’une fille d’éducation, on écarte de soi toutes ces familiarités insultantes que l’opinion, malheureusement trop bien fondée, qu’on a d’une comédienne, ne manque presque jamais d’appeler à elle, surtout de la part des étourdis et des gens mal élevés qui ne sont rares dans aucun endroit du monde. Faites-vous la réputation d’une bonne et honnête créature. Je veux bien qu’on vous applaudisse, mais j’aimerais encore mieux qu’on pressentît que vous étiez destinée à autre chose qu’à monter sur des tréteaux, et que sans trop savoir la suite d’événements fâcheux qui vous a conduite là, on vous en plaignît. Les grands éclats de rire, la gaîté immodérée, les propos libres, marquent la mauvaise éducation, la corruption des mœurs, et ne manquent presque jamais d’avilir. Se manquer à soi-même, c’est autoriser les autres à nous imiter. Vous ne pouvez être trop scrupuleuse sur le choix des personnes que vous recevez avec quelque assiduité. Jugez de ce qu’on pense en général de la femme de théâtre par le petit nombre de ceux à qui il est permis de la fréquenter sans s’exposer à de mauvais discours. Ne soyez contente de vous que quand les mères pourront voir leurs filles vous saluer sans conséquence. Ne croyez pas que votre conduite dans la société soit indifférente à vos succès au théâtre. On applaudit à regret à celle qu’on hait ou qu’on méprise. Économisez ; ne faites rien sans avoir l’argent à la main ; il vous en coûtera moins, et vous ne serez jamais sollicitée par des dettes criardes à faire des sottises.

Vous vous époumonnerez toute votre vie sur les planches, si vous ne pensez pas de bonne heure que vous êtes faite pour autre chose. Je ne suis pas difficile ; je serai content de vous si vous ne faites rien qui contrarie votre bonheur réel. La fantaisie du moment a bien sa douceur, qui est-ce qui ne le sait pas ? mais elle a des suites amères qu’on s’épargne par de petits sacrifices, quand on n’est pas une folle. Bonjour, mademoiselle ; portez-vous bien ; soyez sage si vous pouvez ; si vous ne pouvez l’être, ayez au moins le courage de supporter le châtiment du désordre ; perfectionnez-vous. Attachez-vous aux scènes tranquilles, il n’y a que celles-là qui sont difficiles. Défaites-vous de ces hoquets habituels qu’on voudrait vous faire prendre pour des accents d’entrailles, et qui ne sont qu’un mauvais technique, déplaisant, fatigant, un tic aussi insupportable sur la scène qu’il le serait en société. N’ayez aucune inquiétude sur nos sentiments pour madame votre mère ; nous sommes disposés à la servir en toute occasion. Saluez de ma part l’homme intrépide qui a bien voulu se charger de la dure et pénible corvée de vous diriger : que Dieu lui en conserve la patience. Je n’ai pas voulu laisser partir ces lettres, que madame votre mère m’a remises, sans un petit mot qui vous montrât l’intérêt que je prends à votre sort. Quand je ne me soucierai plus de vous, je ne prendrai plus la liberté de vous parler durement ; et si je vous écris encore, je finirai mes lettres avec toutes les politesses accoutumées.