Lettres à Mademoiselle Jodin/04

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Lettres à Mademoiselle Jodin
Lettres à Mademoiselle Jodin, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XIX (p. 389-390).


IV

À LA MÊME, À VARSOVIE.


Je ne laisserai point aller cette lettre de madame votre mère, mademoiselle, sans y ajouter une petite pincée d’amitié, de conseils et de raison. Premièrement, ne laissez pas ici cette bonne femme, elle n’a pas l’ombre d’arrangement, elle vous fera une dépense enragée et n’en sera que plus mal. Appelez-la auprès y de vous, elle vous coûtera moins, elle sera mieux, ne vous ôtera aucune liberté et mettra même dans votre position quelque décence, surtout si vous vous conduisez bien. Si vous voyez des grands, redoublez d’égards pour leur naissance, leur rang et tous leurs autres avantages, c’est la seule façon honnête et sûre de les tenir à la distance qui convient. Point d’airs de princesse qui feraient rire là-bas comme ici, car le ridicule se sent partout, mais toujours l’air de la politesse, de la décence et du respect de soi-même. Ce respect qu’on a pour soi en donne l’exemple aux autres. Quand les hommes manquent à une femme, c’est assez communément qu’elle s’est oubliée la première. Plus votre état invite à l’insolence, plus vous devez être en garde. Étudiez sans cesse, point de hoquets, point de cris, de la dignité vraie, un jeu ferme, sensé, raisonné, juste, mâle; la plus grande sobriété de gestes. C’est de la contenance, c’est du maintien qu’il faut déclamer les trois quarts du temps. Variez vos tons et vos accents, non selon les mots, mais selon les choses et les positions. Donnez de l’ouvrage à votre raison, à votre âme, à vos entrailles, et épargnez-en beaucoup à vos bras. Sachez regarder, sachez écouter surtout ; peu de comédiens savent écouter. Ne veuillez pas vous sacrifier votre interlocuteur. Vous y gagnerez peut-être ; mais la pièce, la troupe, le poëte et le public y perdront quelque chose. Que le théâtre n’ait pour vous ni fond ni devant, que ce soit rigoureusement un lieu où et d’où personne ne vous voie. Il faut avoir le courage quelquefois de tourner le dos au spectateur, il ne faut jamais se souvenir de lui. Toute actrice qui s’adresse à lui mériterait qu’il s’élevât une voix du parterre qui lui dît : Mademoiselle, je n’y suis pas ; et puis le meilleur conseil même pour le succès du talent, c’est d’avoir des mœurs. Tâchez donc d’avoir des mœurs. Comme il y a une différence infinie entre l’éloquence d’un honnête homme et celle d’un rhéteur qui dit ce qu’il ne sent pas, il doit y avoir la même différence entre le jeu d’une honnête femme et celui d’une femme avilie, dégradée par le vice qui jase des maximes de vertu. Et puis croyez-vous qu’il n’y en ait aucune pour le spectateur à entendre une femme d’honneur ou une femme perdue ? Encore une fois, ne vous en laissez point imposer par des succès ; à votre place je m’occuperais à faire des essais, à tenter des choses hardies, à me faire un jeu qui fût mien. Tant que votre action théâtrale ne sera qu’un tissu de petites réminiscences, vous ne serez rien. Quand l’âme inspire, on ne sait jamais ce qu’on fera, comment on dira, c’est le moment, la situation de l’âme qui dicte, voilà les seuls bons maîtres, les seuls bons souffleurs. Adieu, mademoiselle, portez-vous bien, risquez d’ennuyer quelquefois les Allemands pour apprendre à nous amuser.