Lettres à Sainte-Beuve

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Ernest Renan
Lettres à Sainte-Beuve
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 789-806).
LETTRES
DE
RENAN À SAINTE-BEUVE

Il y avait entre Renan et Sainte-Beuve une différence de dix-huit ans. C’est dire qu’ils appartiennent à deux générations différentes et successives. Quand Renan, en 1845, quitta Saint-Sulpice, Sainte-Beuve avait quarante et un ans : il venait d’être reçu à l’Académie française ; il avait publié son Joseph Delorme et ses Consolations, son roman de Volupté, et d’innombrables articles critiques ; enfin et surtout, il avait donné les deux premiers volumes de Port-Royal, ce livre où, de son propre aveu, « on le trouve tout entier, lorsqu’il est livré à lui-même et à ses goûts. » Pour qui savait lire, il était sans contredit le premier critique de son temps, celui dont l’opinion faisait autorité, et dont tous les jeunes auteurs se disputaient à l’envi les suffrages.

A quelle époque remontent les premiers contacts entre la pensée d’Ernest Renan et les écrits de Sainte-Beuve ? C’est ce qu’il est assez difficile de préciser. Apparemment, le petit séminariste de Tréguier n’avait pas plus entendu parler du futur critique des Lundis que de Victor Hugo. Mais à Saint-Nicolas du Chardonnet, il n’en fut sans doute plus de même, et dans ce milieu brillant, très ouvert aux choses du dehors, il serait invraisemblable que certaines pages de Sainte-Beuve ne fussent pas tombées sous les yeux fureteurs du jeune élève de l’abbé Dupanloup. Plus tard, à Issy, puis à Saint-Sulpice, il est probable que l’initiation se poursuivit progressivement : il est à croire que le Port-Royal n’a point passé inaperçu des Sulpiciens d’alors, et l’on peut se demander si la lecture du fécond écrivain n’aurait pas été pour quelque chose dans la crise d’âme, ou plutôt d’intelligence, qui, peu à peu, a détaché Renan de la foi de son enfance.

Pendant les dures années de labeur qui suivirent sa sortie de Saint-Sulpice, Sainte-Beuve dut souvent lui servir de guide : il menait de front ses recherches personnelles et la préparation de ses examens universitaires, et, ainsi qu’en témoigne l’Avenir de la Science, il se tenait bien au courant du mouvement des idées contemporaines. On a publié récemment l’un de ses modestes travaux d’étudiant : il est directement inspiré d’un article des Portraits littéraires. « M. Sainte-Beuve, devait-il écrire vingt ans plus tard, est l’un des trois ou quatre amours auxquels je suis toujours demeuré fidèle. » On conçoit d’ailleurs fort bien ce qui, dans les livres de son devancier, devait, dès cette époque, attirer et séduire le libre et subtil esprit d’Ernest Renan : le charme poétique et la grâce piquante de la forme, le romantisme de l’inspiration, la pénétration psychologique, la solide érudition, la finesse ondoyante, l’ingéniosité, la souplesse agile du talent critique, l’absence complète de tout dogmatisme, et enfin cette manière, à la fois libre, respectueuse, sympathique, de toucher aux choses de l’âme, et, particulièrement, aux choses religieuses, tout cela devait plaire infiniment au futur auteur de la Vie de Jésus. Nul doute qu’il n’ait vu là un rare modèle à suivre et à imiter, et tout un ensemble de dispositions qu’il y aurait grand profit à s’assimiler. On ne subit jamais que les influences qu’on est comme prédestiné à subir, parce qu’on en porte le germe en soi-même. Ernest Renan se livra docilement à celle de Sainte-Beuve. Si celui-ci n’avait pas écrit son Port-Royal, les Origines du christianisme ne seraient pas tout ce qu’elles sont.

Quelques années se passent. A son retour de Liège, Sainte-Beuve entame, dans le Constitutionnel, sa campagne des Causeries du Lundi. Un article de lui est, pour les jeunes écrivains, la consécration suprême. Le genre d’esprit et de talent de Renan, qui débutait alors dans divers recueils et journaux, lui fut tout de suite très sympathique. Le découvrit-il directement, ou bien ce nouveau venu lui fut-il signalé par quelque ami ? Il renvoie en tout cas, dès le 18 août 1851, à l’article que Renan avait publié sur l’Origine du langage, en 1848, dans la revue la Liberté de penser [1]. Mais les véritables rapports entre les deux écrivains commencèrent en 1852, quand Renan envoya à Sainte-Beuve sa thèse sur Averroès et lui écrivit pour lui demander un article : on lira plus loin cette lettre. Sainte-Beuve répondit quelques jours plus tard avec infiniment de bonne grâce [2] : il se récusait pour l’article, le sujet lui paraissant « bien gros » pour son public, mais il laissait entendre qu’il saisirait toute occasion de parler, sinon du livre, du moins de l’auteur. De fait, dans un article du 6 mars 1854, sur Madame Dacier, il trouva le moyen de glisser quelques lignes extrêmement élogieuses sur Renan, qui en fut, on le verra, profondément touché. Il récidivait trois ans après, dans un article sur Guillaume Favre [3]. A propos d’un travail fort estimable de Favre sur la Légende d’Alexandre le Grand, il écrivait : « J’aurais voulu que l’auteur, à de certains moments, nous eût montré la notion d’Alexandre telle qu’elle était chez les diverses nations contemporaines, plus exacte ici, moins exacte là, déjà fabuleuse ailleurs ; j’aurais voulu pouvoir considérer d’un coup d’œil et à chaque siècle les différentes nuances et les teintes de cette erreur en voie de progrès, de cette illusion naissante ou déjà régnante. J’aurais aimé à ce qu’il établit quelques-unes des conditions essentielles qui s’appliquent à tout fait, à tout phénomène historique du même genre. — Mon Dieu ! je m’aperçois que je demande en ce moment à Guillaume Favre de faire ce qu’eût fait en sa place, sur un tel sujet, Ernest Renan, c’est-à-dire un savant doublé d’un artiste écrivain. — Mais il aurait fallu pour cela dominer ses matériaux, les soumettre : Favre se borne à rassembler de merveilleux documents ; la maîtresse main s’y fait désirer. » Ces lignes charmantes et précises, qui sont comme un premier crayon de Renan, nous prouvent à tout le moins que Sainte-Beuve avait suivi de fort près ses premiers travaux.

Probablement quelques relations personnelles s’étaient établies entre eux : relations d’admiration déférente et empressée de la part de Renan, d’estime, de sympathie, presque de respect de la part de Sainte-Beuve. Après la réception des Etudes d’histoire religieuse, Sainte-Beuve écrivait à son jeune ami, en le remerciant et le félicitant très vivement : « Permettez-moi une seule remarque : quand je reçois ces preuves de votre amitié et de votre estime, il y a un mot que je voudrais effacer et que je vous prie de n’y plus mettre. Vous êtes de ceux qui ont pour devise : nil admirari, à plus forte raison neminem, surtout quand ce quelqu’un ne peut aspirer à un tel sentiment de la part de personne, et se contente, pour sa plus haute et sa plus légitime ambition, d’espérer de mériter que vous lui disiez un jour qu’au milieu de ses dispersions et de ses vagabondages, il a entrevu quelques idées qui ont été des lueurs avant le jour. » Peut-être y a-t-il dans ces lignes, délicatement exprimé, l’espoir discret d’un futur article ; mais il y a, ce semble, quelque chose de plus. Sainte-Beuve, au fond, était un modeste, et, comme il l’a dit de Nicole, « une âme seconde ; » il ne s’en faisait nullement accroire ; les grands esprits, les grandes âmes, les grands génies l’intimidaient un peu. Il reconnaissait sans se faire prier la supériorité d’esprit, de culture, d’âme et de talent d’un Taine ou d’un Renan. Et puis, peut-être aussi comparait-il, dans le secret de son cœur, les « faiblesses » dont il a fait si souvent l’aveu à la parfaite dignité de vie de ses jeunes disciples et, se jugeant à sa vraie valeur, souhaitait-il de se dérober à l’hommage d’une « admiration » qu’il avait conscience de ne pas entièrement mériter. Renan dut comprendre la discrète leçon, car, beaucoup plus tard, dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, il expliquait et il excusait en ces termes curieux la ferveur excessive de ses enthousiasmes juvéniles : « Je ne peux, disait-il, m’ôter de l’idée que c’est peut-être après tout le libertin qui a raison et qui pratique la vraie philosophie de la vie. De là quelques surprises, quelques admirations exagérées. Sainte-Beuve, Théophile Gautier me plurent un peu trop. Leur affectation d’immoralité m’empêcha de voir le décousu de leur philosophie. »

En 1860, il n’en est pas là, et Sainte-Beuve, auquel il envoyait régulièrement tous ses livres, l’en remerciait avec effusion : « Voici le guide et l’artiste trouvés, écrivait-il à propos du Livre de Job, en cela comme en bien d’autres choses. Vous êtes de ceux qui, à chaque ouvrage nouveau, à chaque nouveau témoignage qu’ils donnent d’eux-mêmes, font mieux sentir le prix de l’estime qu’ils accordent. » Et à propos des Essais de morale et de critique : « Vous élevez tous les sujets que vous traitez, et, en même temps, vous y mêlez de charmantes finesses. » Sainte-Beuve lui ayant communiqué, en manuscrit ou en épreuves, la conclusion de son Port-Royal, on verra en quels termes il parle de ces « admirables » pages, et il se fait réserver l’article, ou plutôt les articles à écrire sur le livre, au Journal des Débats. Les deux articles parurent les 28 et 30 août 1860 : ils sont recueillis dans les Nouvelles études d’histoire religieuse. Sainte-Beuve, qui les souhaitait vivement, en fut ravi : « Port-Royal, écrivait-il à son critique, est un canton de plus, désormais, dans ce vaste domaine qui est vôtre et où vous promenez le coup d’œil tranquille et suprême de vos méditations comparées. Je vous ai procuré le thème et le prétexte. Voilà mon honneur. Je l’apprécie, et, depuis que vous avez ainsi parlé de moi, j’ai conscience d’être quelque chose de plus qu’auparavant pour le public, je parle du public des juges. »

Cette reconnaissance admirative n’allait pas tarder à prendre une forme plus concrète. Renan avait été nommé, en 1862, professeur de philologie sémitique au Collège de France. Après sa première leçon, troublée, comme on sait, par un violent tumulte, le cours fut suspendu. « Croyez-vous reprendre votre cours après Pâques ? lui écrivait Sainte-Beuve le 8 avril. Dans ce cas, je pense qu’il me serait permis et séant, au Constitutionnel, de faire sur l’ensemble de vos travaux une couple d’articles que je me promettais depuis longtemps, dont je comptais saluer votre début-, et qui sont, à mes yeux, une dette que j’ai contractée envers vous en profitant de vos écrits. » Très consciencieusement préparés, ces deux articles, qui utilisaient lettres et conversations du modèle, sont parmi les meilleurs des Nouveaux Lundis : Sainte-Beuve y a déployé tout son talent et toutes ses grâces. Jamais il n’a mieux mérité la qualification d’ « âme frôleuse de confesseur laïque » que lui a décernée un jour Jules Lemaître. « Vous n’êtes pas de ceux qu’on brusque, écrivait-il en cours de route ; j’habite avec vous, je croyais vous connaître déjà et vous me réserviez une surprise. J’écoutais et suivais un critique, le plus fin et le plus attachant des critiques, et voilà que je trouve au bout de chaque allée un artiste. Ce dernier côté me frappe beaucoup en vous étudiant. Ah ! que vous êtes difficile à embrasser ! » Nous ne savons pas ce que Renan a pensé de ces articles, — si des lettres de lui n’ont pas été perdues, il a dû en remercier l’auteur de vive voix, — mais il serait bien extraordinaire qu’il n’en eût pas été très touché et très heureux. Il adressait un peu plus tard à Sainte-Beuve sa fameuse lettre intitulée : la Chaire d’hébreu au Collège de France, puis l’exquis opuscule qu’il avait consacré à la mémoire de sa sœur Henriette, et qui n’était destiné qu’à quelques intimes, et Sainte-Beuve remerciait « avec émotion » de ce « beau présent, » de « ces pages si élevées et si tendres. » Enfin, l’année suivante, Sainte-Beuve ayant récidivé, à propos de la Vie de Jésus, qu’il avait annoncée, au moment de son apparition, par une note enflammée du Constitutionnel, on verra combien Renan fut sensible à ce nouveau témoignage d’approbation et de sympathie.

Les rapports entre les deux écrivains devenaient de plus en plus intimes et cordiaux : ils se voyaient aux dîners Magny, et dans diverses maisons amies ; le ton et le fond de leurs lettres témoignent de plus en plus de cette croissante « amitié. » Dès 1862, Sainte-Beuve avait réclamé la « collaboration » de Renan à l’Académie, et il l’avait déclarée « presque indispensable ; » plus tard, en 1867, il faillit s’attirer un duel pour l’avoir énergiquement détendu au Sénat, et pour l’avoir proclamé « l’homme le plus distingué de sa génération. » Il était tout naturel que Renan voulût faire un dernier plaisir à son « cher maître et ami. » A propos d’une nouvelle édition du Port-Royal, il écrivit sur le livre un nouvel article dans le Journal des Débats du 15 novembre 1867. « Livre admirable, y disait-il. vrai chef-d’œuvre de critique et d’art, vrai modèle de la façon dont il convient d’écrire l’histoire religieuse. » Sainte-Beuve fut si touché de ces pages [4], qu’il répondit le jour même : « Cher ami, enfin, je l’ai, devant le public, cet article qui est ma consécration. J’y tenais fort. Je mets mon honneur intellectuel à ce que mon nom s’associe au vôtre dans celle réforme qui est à tenter, à cette heure du siècle. J’arrive tard et je finis. Vous êtes en plein cours, et vous en avez pour longtemps à durer et à combattre. Votre suffrage me donne l’illusion que ma pensée sur quelques points s’est embranchée à la vôtre. A vous de tout cœur. »

Ces dernières lignes nous indiquent avec précision la nature de l’action que Renan a exercée sur Sainte-Beuve. Car celui-ci a subi l’influence de Renan au moins autant que Renan a subi la sienne. A en croire l’auteur des Souvenirs d’enfance, l’action exercée sur lui-même par Sainte-Beuve aurait été surtout d’ordre littéraire : « Je n’eus, écrit-il, quelque temps d’estime pour la littérature que pour complaire à M. Sainte-Beuve, qui avait sur moi beaucoup d’influence. Depuis qu’il est mort, je n’y tiens plus. » Mais la littérature, aux yeux de Sainte-Beuve, enveloppait tant de choses, que lui complaire sur ce point, c’était lui complaire sur beaucoup d’autres. Inversement, de se voir approuvé et admiré par un esprit qu’il plaçait si haut fut pour le critique des Lundis le plus efficace des encouragements. Sans doute, il faisait quelques réserves sur certaines vues de Renan : « demi-Gaulois, » il protestait discrètement contre les sévérités de ce dernier à l’égard de Béranger ; son scepticisme foncier, sa connaissance de l’homme et des hommes s’insurgeaient un peu contre l’idéalisme de Renan, son optimisme et sa philosophie de l’histoire. Mais au contact de son jeune disciple, — comme au contact de Taine, — ses velléités scientifiques, assez flottantes jusqu’alors, prirent corps et consistance : de plus en plus il eut l’ambition de travailler à une « histoire naturelle des esprits. » Surtout, il s’affranchit délibérément de tout ce qui, dans ses idées de derrière la tête, pouvait paraître une concession aux croyances religieuses d’autrefois. L’influence de Renan est surtout sensible dans les parties négatives de la dernière philosophie de Sainte-Beuve.


VICTOR GIRAUD.


Voici la première lettre de Renan :


Paris, 23 août 1852.

Monsieur,

En vous présentant l’essai historique que je viens d’achever sur Averroès et l’averroïsme, mon intention est moins de solliciter de vous l’honneur d’une critique, que de reconnaître par l’hommage de mon premier titre littéraire la profonde influence que vous avez exercée sur mon éducation intellectuelle. En recherchant les origines de ma pensée, il me semble que je vous suis redevable de ce qu’il y a de plus essentiel dans ma manière générale de concevoir et de sentir. C’est là une paternité, monsieur, à laquelle sans doute vous tiendrez assez peu, et qu’il vous est tout à fait permis de renier ; ma conscience toutefois ne saurait me tromper, quand elle me rappelle l’influence que produisit sur moi la lecture de vos écrits, et combien ils contribuèrent à substituer au but dogmatique et abstrait que j’avais poursuivi jusque-là la recherche historique et critique, qui est la vraie philosophie de notre temps.

Averroès et l’averroïsme n’offriraient, je le sais, qu’un aliment bien peu convenable à vos charmantes Causeries du Lundi. Il me semble, toutefois, que vous avez su féconder des sujets plus arides encore, et qu’il ne serait pas impossible de présenter sur celui-ci quelques aperçus délicats et d’un intérêt général. Si l’averroïsme, par un côté, est la plus nominale, la plus creuse, la plus insipide des philosophies, il se rattache par un autre à tout ce qu’il y a de plus vivant et de plus profond dans la nature humaine. L’apparition de l’incrédulité au sein de l’époque que l’on s’est habitué à regarder comme le règne de la foi absolue, le caractère si original de Frédéric II, la légende de l’Averroès incrédule, au moyen-âge, la physionomie générale de l’école de Padoue, l’opposition de Pétrarque et des beaux esprits à tout ce pédantisme, m’ont semblé des tableaux historiques assez curieux. Peut-être aussi la préface et la conclusion renferment-elles quelques vues sur lesquelles il serait bon d’insister, pour montrer comment, en dehors du cercle des considérations logiques et métaphysiques, dont le temps est passé, il y a place encore pour un exercice libre et hardi de l’esprit. Vous avez dit à ce sujet de si excellentes choses à propos de saint Anselme [5], que nous serions bien heureux, monsieur, si Averroès vous fournissait l’occasion d’y revenir.

Pour épargner vos instants, qui sont si précieux, je me suis permis de marquer les endroits que je regarde comme les plus susceptibles de vous intéresser. Je n’ai pas besoin d’ajouter que si vous désirez des renseignements plus précis, je serais infiniment honoré d’aller moi-même vous les porter. J’ai joint à mon travail sur Averroès quelques essais antérieurs sur lesquels je réclame votre indulgence [6] ; peut-être achèvent-ils de faire connaître l’ordre habituel de mes pensées, et le genre de travaux vers lequel je me sens attiré. Une histoire critique des origines du Christianisme, faite avec toutes les ressources de l’érudition moderne en dehors et bien au-dessus de toute intention de polémique comme d’apologétique, a toujours été le rêve que j’ai caressé. Mais je n’aborderai ce grand sujet qu’après m’être fait une autorité par des œuvres d’un caractère purement scientifique, et où nulle préoccupation religieuse ne puisse être soupçonnée [7].

J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec le plus profond respect et la plus haute admiration, votre très humble et très obéissant serviteur

E. RENAN.


Sainte-Beuve répondit à celte lettre le 29 août : « Monsieur, disait-il, j’ai voulu, avant de répondre à votre aimable et beaucoup trop flatteuse lettre, avoir commencé du moins à vous lire. Je l’ai fait avec le plus grand plaisir et le plus grand profit. Cette méthode d’étudier l’esprit humain historiquement, et de découvrir les régularités mêmes qu’il observe dans ses mirages, est bien celle que je considère comme la vraie méthode philosophique. Mais que de science réelle il faut pour l’appliquer à des époques si éloignées et à des doctrines si ardues ! » Et il reprenait à sa manière le sujet traité par Renan, « traduisant en images » les aperçus plus abstraits de l’historien. « Plus on étudie l’histoire, ajoutait-il, plus on trouve que les hommes et les choses se sont beaucoup ressemblé sous les différences de forme et de costume. Ce que j’aime dans vos écrits, monsieur, c’est qu’en touchant à fond à ces questions philosophiques, vous ne vous y embarrassez pas et que voire esprit est libre de la glu. Vous avez de grands desseins et tout ce qu’il faut pour les exécuter. Personne ne vous suivra avec plus d’intérêt que moi... »

A défaut de l’article qu’il n’avait pas pu promettre, faute d’un « biais pour introduire » un tel sujet, Sainte-Beuve, deux ans plus tard, à propos de Mm< Dacier, écrivait dans l’un de ses Lundis [8] : « Hier encore, un jeune savant qui a déjà fait ses preuves en haute matière et qui se trouve être à la fois un excellent écrivain, M. Ernest Renan [9] nous introduisait dans le docte ménage d’un professeur hollandais, et il rappelait à cette occasion les femmes célèbres qui, en Italie, depuis la renaissance des lettres jusqu’à des temps très rapprochés de nous, avaient occupé des chaires savantes, des chaires de droit, de mathématiques, de grec. »

C’est à cet article que répond la lettre suivante de Renan :


Paris, 8 mars 1854.

Monsieur,

Je croirais manquer à un devoir si je ne vous témoignais ma reconnaissance pour la mention si flatteuse que vous avez bien voulu m’accorder dans votre charmant article de lundi dernier. J’y suis d’autant plus sensible qu’il n’est personne au monde dont j’aie plus vivement désiré l’approbation, et dont le jugement ait pour moi plus de prix. Sans doute, monsieur, je sais faire dans les paroles beaucoup trop indulgentes que vous avez employées à mon égard la part de cette indulgence que j’ai toujours été si heureux de trouver en vous pour moi, mais cette bienveillance même est pour moi d’un prix infini, et je regarde comme un des plus heureux événements de ma vie littéraire, l’expression publique qu’il vous a plu d’y donner. La conscience de ce que je dois à la lecture de vos écrits est chez moi si profonde que rien ne pourrait égaler à mes yeux le bonheur de me voir avoué par celui à qui je dois la plus grande partie du peu de bien qui est en moi.

Je me permets de joindre à ces remerciements un essai que j’ai donné récemment à la Revue [10], en vous priant de l’agréer, monsieur, comme un témoignage des sentiments de reconnaissance et d’admiration avec lesquels je suis

Votre tout dévoué serviteur

E. RENAN.


Paris, 26 septembre 1857.

Monsieur et illustre maître,

Je dois à la bienveillance que vous m’avez toujours témoignée de vous faire part tout d’abord d’une pensée que l’on m’a suggérée et pour la réalisation de laquelle j’aurai à réclamer votre suffrage. Quelques personnes ont bien voulu songer à moi pour la chaire laissée vacante au Collège de France par M. Etienne Quatremère. Quand les présentations seront demandées, j’aurai donc recours à votre amitié. Je sais les délicates susceptibilités qui vous tiennent à l’heure qu’il est éloigné du Collège, mais j’espère que la cause qui vous commande cette réserve aura cessé, lorsque j’aurai besoin de votre appui [11]. Croyez, en tout cas, monsieur et illustre maître, à la vive sympathie et à l’entière admiration avec lesquelles j’ai l’honneur d’être

Votre tout dévoué serviteur

E. RENAN.


Le 28 septembre, Sainte-Beuve répondait à Renan : il avait précisément songé à lui pour cette succession, et s’il votait, son vote lui serait assuré. « Mais, ajoutait-il, vous savez que je ne me considère que comme un professeur fictif. » Le ministre, il est vrai, l’avait fait engager à reprendre sa chaire. « Mais je doute fort, déclarait-il, que je puisse me décider à un tel effort et à changer encore une fois tout l’ordre de mes études, et le plan de ma vie, sur la foi de zéphyrs. Si quelque chose pouvait m’y décider, ce serait assurément l’idée de devenir encore plus étroitement le confrère et le collègue d’hommes tels que vous. »


Paris, 17 mars 1860.

Cher maître et confrère,

Que je vous remercie de m’avoir permis de lire votre admirable épilogue [12], cette éloquente et profonde apologie de la critique, les trois plus belles pages que j’aie lues depuis longtemps ! Je regrette fort que vous ne les donniez pas dès à présent au public. Elles expriment à merveille une nuance fort délicate qu’on ne pouvait pas rendre d’une manière abstraite. Je suis très reconnaissant à M. de Sacy de m’avoir laissé le soin de parler de Port-Royal[13]. Je le ferai con amore, non précisément pour cette austère maison, où n’étaient pas mes maîtres, mais pour le livre, que je tiens pour l’un des livres de caractéristique historique les plus parfaits de notre temps.

Agréez, illustre confrère, l’assurance de ma haute admiration.

E. RENAN.


Successeur de Quatremère au Collège de France, Renan avait connu la même mésaventure que Sainte-Beuve, et son cours avait été également suspendu. La lettre qui suit répond à une question que lui avait posée Sainte-Beuve au sujet de la reprise éventuelle de son cours et à l’annonce d’ « une couple d’articles » sur l’ensemble de son œuvre :


Paris, 9 avril 1862.

Cher maître et confrère,

La dernière fois que j’ai vu M. Rouland[14], son intention paraissait être d’autoriser ma réouverture après Pâques, avec tous les autres professeurs. Mais je dois ajouter que, depuis, Maury l’a vu, qu’il l’a trouvé ébranlé par de nouvelles difficultés et qu’il semblait s’arrêter à un plan légèrement différent de celui qu’il m’avait communiqué. Dans ce nouveau plan, j’ouvrirais bien au second semestre, mais non au commencement. Il pensait (fort à tort, je crois} dérouter ainsi l’attention du public. J’ai adressé un mot à l’Empereur pour lui exprimer le désir que j’ai d’ouvrir avec tous les autres. En tout cas, je regarde ma réouverture au second semestre comme très peu probable.

L’annonce que vous me faites de votre étude est pour moi un événement et une vraie fête. Vous savez avec quelle admiration et quelle sympathie je suis

Votre dévoué serviteur

E. RENAN.


Avant d’écrire ses articles sur Renan, Sainte-Beuve était allé le 5 mai lui demander « une séance. » Ne l’ayant pas trouvé, il lui avait laissé un billet lui souhaitant bon voyage, — Renan partait pour la Hollande, — et réclamant, « aussitôt son retour, » « une petite conversation au débotté. » Renan, rentré chez lui, dut trouver ce billet et s’empressa d’aller voir Sainte-Beuve avant son départ, et de se prêter à son interview. Mal satisfait sans doute des explications qu’il avait fournies, il jugea à propos, le jour même, de les compléter par la lettre suivante :


Paris, 5 mai 1862.

Cher confrère,

Je ne vous ai pas assez bien dit ce matin en quel sens j’entends qu’il reste quelque chose de l’homme. Certes, il ne reste rien de sa conscience, ni de sa vie individuelle. Mais son œuvre reste, et son œuvre, c’est, à vrai dire, sa personne, son idée, sa vraie existence, puisqu’à cette existence idéale il sacrifie souvent son existence réelle. Cette existence idéale, la mort n’y porte aucune atteinte ; en un sens même, elle y met le sceau en la rendant immuable. Jésus n’existe-t-il pas plus éminemment depuis sa mort que pendant les courtes années de sa vie passagère ? Les œuvres de chacun, voilà donc sa partie immortelle, Opera eorum sequuntur illos. Cette existence idéale, l’homme l’a d’abord dans la conscience de l’humanité ; la gloire n’est pas un vain mot, et nous autres, critiques et historiens, remplissons un vrai jugement de Dieu. Mais, certes, cette vie-là n’est pas tout. Les hommes les meilleurs sont restés obscurs ; peut-être y a-t-il des esprits bien plus profonds et plus pénétrants que ceux dont nous admirons les ouvrages. C’est aux yeux de Dieu, dont l’humanité n’est qu’un interprète souvent inexact, que la justice est rétablie. C’est en Dieu que l’homme est immortel. Inutile de dire qu’il y a dans une telle manière de parler une part d’anthropomorphisme et de métaphore. Mais ce qui me parait résulter du spectacle général du monde, c’est qu’il se bâtit une œuvre infinie, où chacun insère son action comme un atome. Cette action, une fois posée, est un fait éternel. Chacun reste dans l’infini par son idée, par son type idéal, qui n’est pas sa conscience individuelle, inséparable du cerveau, mais par sa vraie personne, absolument indépendante des conditions du temps et de l’espace.

Voilà les idées où je suis arrivé sur ce problème. D’une part, il est évident que tout acte de conscience est une résultante de l’organisme. De l’autre, tout révèle, dans l’homme et dans l’humanité, une destinée transcendante. Vous me connaissez trop bien du reste pour croire que je puisse porter, dans la conciliation de ces antinomies suprêmes, un attachement exclusif à telle ou telle formule. Mais il me semble que le oui et le non absolus y sont également inapplicables.

Croyez, cher maître et confrère, à mon plus haut et plus vif attachement.

E. RENAN[15].


Sainte-Beuve a répondu le 26 mai : « Cher confrère, disait-il, je ne vous ai pas remercié de cette dernière lettre écrite au moment du départ, et qui complétait ce bon et charmant entretien. Je voudrais être un bon secrétaire… Ce qu’il faudrait faire sur vous, ce serait un dialogue à la manière de Platon : mais qui le ferait ? » — Il a utilisé et même cité plusieurs passages de la lettre de Renan dans ses deux articles des Nouveaux Lundis[16].


Paris, 4 novembre 1862.

Cher et illustre maître,

Baudry[17] m’apprend que vous avez désiré une note sur ses travaux philologiques. Sans être un spécialiste rigoureusement classé, Baudry est bien au cœur de tous les travaux de philologie et de mythologie comparées. Ses travaux sur les légendes de Grimm et sur les Mythes du feu de Kuhn, comptent parmi ce que nous avons de mieux en France, sur l’importante branche d’études qui a démontré en ces dernières années que les peuples indo-européens ont eu à l’origine un même système de mythes, comme ils ont eu une même langue. Sur ce terrain-là, Baudry est maître et au courant du dernier mot. Il s’est aussi fort occupé de droit primitif comparé, science qui amènera probablement au même résultat que la philologie et la mythologie comparées ; mais il a jusqu’ici publié peu de chose sur ce sujet. Il paraît savoir beaucoup de sanscrit, et en a rédigé un manuel grammatical. Mais, je le répète, sa maîtrise est beaucoup plus dans les investigations analytiques comparées. Là, je ne lui trouve point d’égal parmi nous.

Agréez, cher et illustre confrère, l’assurance de mes plus rares sentiments.

E. RENAN.


Peu après cette lettre, Renan envoyait à Sainte-Beuve l’opuscule tout intime qu’il avait consacré à la mémoire de sa sœur Henriette, et il accompagnait son envoi de la lettre que voici :


Paris, 1er janvier 1863.

Cher et illustre maître,

Ce petit opuscule n’a été écrit que pour satisfaire mes souvenirs et ceux du nombre imperceptible de personnes qui ont connu ma sœur. Ayant été amené cependant à le donner à quatre ou cinq amis qui ne l’ont connue que par moi, je me ferais scrupule de ne pas vous l’offrir.

Vous verrez tout d’abord qu’il est d’un caractère exclusivement privé, et nullement fait pour un public quelconque.

Croyez à mes plus rares sentiments d’admiration et de sympathie.

E. RENAN.


Sainte-Beuve répondit dès le lendemain : « Cher et aimable confrère, disait-il, quel beau présent ! On me disait à l’instant même qu’il existait, qu’il y avait telle chose de vous, et je me disposais à vous le demander. Vous m’avez prévenu. Je lis avec émotion ces pages si élevées et si tendres. Je n’avais pas eu l’honneur de connaître, mais j’avais vu la personne si chère dont vous consacrez ainsi la mémoire. C’est elle qui m’introduisit la première auprès de vous, et j’ai gardé un entier souvenir de sa physionomie et de son accent. Elle m’est restée présente. La voilà, grâce à vous, ne pouvant plus mourir !... »

A quelque temps de là, préparant un article sur Lacordaire (Nouveaux Lundis, t. IV), Sainte-Beuve écrivait à Renan : « Cher et illustre confrère, est-il admissible à aucun degré, que Marie-Madeleine ail pu venir en Provence et y mourir ? Je me dis que non ; je m’en croirai plus assuré quand votre science m’aura confirmé l’état de la critique historique sur ce point. Un simple mot : je ne désire qu’un éclair, sans fatigue de votre part... » (18 mars 1863). Renan répondit :


Paris, 18 mars (1863.]

Cher et illustre maître,

Il n’est admissible à aucun degré, même au moindre, que Marie de Magdala soit venue en Provence. D’abord, Marie de Magdala n’a rien de commun avec Marie de Béthanie, sœur de Marthe et de Lazare. En outre, la venue de l’une de ces Maries en Provence ne repose que sur des rapprochements puérils, faits à une fort basse époque [18].

Croyez à mes sentiments les plus élevés.

E. RENAN.


La Vie de Jésus a vu le jour le mercredi 24 juin 1863. L’article de Sainte-Beuve sur le livre a paru le 7 septembre : il a été recueilli au tome VI des Nouveaux Lundis. C’est à cet article que répond la lettre suivante :


Saint-Pair, près Granville, 10 septembre 1863.

Cher et admirable maître,

Quel profond et délicieux article je viens de lire ! Vous savez, vous comprenez tout, vous voyez tout du premier coup d’œil avec une justesse, une sûreté qui m’émerveillent. La mesure exacte de ce qu’on sait, de ce qu’on ne sait pas, de ce qu’on entrevoit, les plus délicates pesées de la critique sont senties et devinées comme si vous aviez passé voire vie en ces études. En énumérant mes origines, vous n’omettez qu’un terme, c’est ce que je vous dois. Je sens fort bien que je ne fais qu’appliquer votre procédé à de plus vieilles histoires. L’analyse de la marche des grandes âmes, les nuances, les aperçus multiples comme la réalité elle-même, qui nous les a appris, si ce n’est vous ?

J’aurais été naïf si je ne m’étais attendu à de vives contradictions. Cependant, je l’avoue, ces colères passent mon espérance. Que je vous remercie de leur avoir dit qu’un jour peut-être ils seront heureux d’en appeler à ce qu’ils maudissent et que leurs vrais adversaires sont ailleurs !

Comme vous me le conseillez, je ne répondrai rien. Que pourrais-je dire qui vaille ce que vous avez dit ? Toutes ces injures me troublent d’ailleurs fort peu. On y sent si bien le parti pris, et puis tout cela est impuissant. Si j’étais polémiste, il faudrait procéder autrement. Mais je vous remercie vivement d’avoir dit que je ne l’étais pas. Non certes, je n’ai pas voulu détacher du vieux tronc une âme qui ne fut pas mûre [19]. Si le livre se trouve avoir les allures dégagées d’un livre de lecture ordinaire, c’est que les termes spéciaux du jargon des écoles allemandes, inutiles presque toujours, eussent été en pareil sujet tout à fait déplacés, et que, pour les discussions de détail, j’eusse été amené à-répéter Strauss ou d’autres travaux très bien faits.

Mille fois merci, cher maître. Vous m’avez donné ma vraie récompense. Au premier jour [20] comme aujourd’hui, le salut et le succès du livre ont été votre œuvre. Il me tarde d’être à Paris, pour retrouver ces lundis où vous nous rajeunissez tous. Je serai de retour vers la fin de septembre.

Croyez, cher maître et ami, à mes sentiments les plus affectueux et les plus élevés.

E. RENAN.

Corrigez, s’il vous plaît, une odieuse faute d’impression. P. 18, ligne 13, au lieu de « proche », il faut « l’approche ».


Sainte-Beuve répondit à cette lettre le 19 septembre : « C’est vous, cher ami, qui voulez bien entrer dans toutes les raisons particulières et les situations pour me remercier ainsi de cet article. Je sais tout ce qu’il a d’incomplet. Mais nous étions là, dans le Constitutionnel, un pied chez le Gouvernement et obligés à toute sorte de ménagements et de réserves. Au reste, ces réserves siéent à votre manière, et qui parle de vous doit en cela vous imiter. Votre succès est complet. Vous nous avez conquis la discussion sur ce point, jusqu’ici interdite à tous. La dignité de votre langage et de vos pensées a forcé la défense... »

Monsieur et illustre confrère,

Permettez-moi de vous présenter M. Octave Giraud, jeune poète et critique qui me parait avoir beaucoup d’avenir. Daignez le prendre un peu à votre école, et agréez, cher et illustre maître, l’expression de mes sentiments les plus élevés.

E. RENAN.

Cher maître et ami,

Vous plait-il que demain matin j’aille vous présenter M. Grant Duff, membre du Parlement d’Angleterre (fils de Grant Duff, le conquérant des Mahrattes), homme d’un esprit très fin, très distingué, écrivant beaucoup dans les Revues anglaises, et tout à fait dans nos idées. Ne vous gênez pas [pour] cela ; mais je n’ai pas pu me refuser à cette demande d’un de vos plus fervents admirateurs.

Croyez à mes sentiments les plus élevés.

E. RENAN.


Cher maître et ami,

Lundi prochain est-il le lundi de quinzaine [21], et irez-vous ? Si vous y allez, j’irai aussi. Diverses circonstances m’obligent à rester à Paris encore quelques jours.

Vous connaissez ma vive amitié.

E. RENAN [22].


Paris, 1er mars 1864.

Cher maître,

Ma femme, qui était seule quand M. Troubat [23] est venu, n’ayant pas ouvert votre lettre, ne s’est pas rappelé que l’article où j’ai parlé du Cid est celui que j’ai fait sur Dozy. Cet article sur Dozy est dans les Débats du 31 août 1853. Le voici du reste.

Votre ami bien dévoué,

E. RENAN.


Paris, 17 octobre 1867.

Monsieur et illustre maître,

M. Joseph Derenbourg [24], notre premier hébraïsant, tient à grand honneur de vous présenter un savant volume qu’il vient de publier. M. Derenbourg est un homme du plus rare mérite, un orientaliste consommé, un critique exercé et un homme du plus honorable caractère. En attendant que j’aille vous présenter mes devoirs (mon Saint Paul, depuis quelque temps, m’absorbe tout entier ; je touche à la fin), croyez, cher et illustre maître, à mes sentiments les plus uniques et les plus dévoués.

E. RENAN.


Sèvres, 19 juin 1868.

Cher maître et ami,

Je ne veux pas vous annoncer par une simple lettre de faire part le malheur .qui m’a frappé. J’ai perdu ma pauvre vieille mère dimanche dernier. C’est une vraie part de moi-même qui s’en va. Ma mère était pour moi comme un miroir où je voyais le passé. Elle était d’un autre âge, d’un autre monde ; sa gaieté, son originalité, sa spirituelle naïveté avaient beaucoup de charme. Elle a gardé jusqu’au dernier moment toute sa conscience, les plus terribles douleurs ne l’ont pas un instant abattue. Plaignez-moi, cher ami. vous savez ce que c’est que de perdre une mère. Vous avez, je crois, la conscience qu’en bien des choses, c’est la vôtre qui vous a douée ; je sais bien aussi que je dois à la mienne une grande partie de ce qui est en moi. Plaignez-moi et croyez-moi

Votre bon ami,

E. RENAN <ref> Sainte-Beuve répondit le 21 juin : « Cher et illustre ami, j’avais appris par le mot de Nefftzer cette perte cruelle, quoique prévue. Madame votre mère avait l’âge de la mienne lorsque je l’ai perdue. Je sais ce que sont ces douleurs, même lorsqu’elles sont le plus selon la nature, et qu’on peut presque les appeler les bonnes douleurs. J’ai eu une fois le plaisir d’être reçu (rue Madame) par madame votre mère, un jour que vous étiez absent ; j’ai pu, ce jour-là, me faire une idée de sa ressemblance morale avec son fils, de sa tendresse et de son culte pour lui. Elle m’a montré l’appartement, les chambres, le cabinet de travail ; elle m’a traité en peu d’instants comme un ami et comme quelqu’un avec lequel elle aimait à causer de vous. Je puis donc garder d’elle, moi aussi, un souvenir très présent et très vivant...

  1. Causeries du Lundi, t. IV. p. 446, article sur Donald.
  2. Les lettres de Sainte-Beuve à Renan ont été publiées dans la Nouvelle Correspondance de Sainte-Beuve, Calmann-Lévy.
  3. Causeries du Lundi, t. IX, p. 239-240, article du 23 février 1857.
  4. Elles ont été aussi recueillies dans les Nouvelles Études d’histoire religieuse.
  5. Causeries du Lundi, t. VI, p. 362. L’article sur Saint Anselme est du lundi 9 août 1852.
  6. Probablement, entre autres études, l’article de la Revue sur Mahomet et les Origines de l’islamisme (15 décembre 1851).
  7. Tout ce développement a été repris el utilisé par Sainte-Beuve dans son premier article sur Renan (Nouveaux Lundis, t. II, p. 305).
  8. Causeries du Lundi, tome IX, p 379-380 (article du 6 mars 1854).
  9. Article du Journal des Débats, 22 février 1854 (Note de Sainte-Beuve).
  10. Il doit s’agir sans doute de l’article célèbre intitulé : De la poésie des races celtiques, qui avait paru dans la Revue du 1er février 1854.
  11. Nommé professeur de poésie latine au Collège de France en décembre 1854, Sainte-Beuve, pour préparer son cours sur Virgile, avait renoncé au Moniteur dès janvier 1855. La jeunesse des Écoles ayant fait grand tapage à la leçon d’ouverture (9 mars) et surtout à la leçon suivante, le cours fut suspendu. Sainte-Beuve voulut donner sa démission ; elle fut refusée ; et jusqu’à sa mort, il fut remplacé par divers suppléants.
  12. Il s’agit de la célèbre Conclusion, très « renanienne » de ton, du Port-Royal : elle est datée du mois d’août 1857.
  13. Ces deux articles sur la seconde édition du Port-Royal ont paru dans le Journal des Débats des 28 et 30 août 1860.
  14. Ministre de l’Instruction publique.
  15. Note au crayon d’une autre écriture : « Voir la fin de la Préface de Job, 11, en bas. »
  16. Voyez notamment Nouveaux Lundis, t. II, p. 397-398 ; 405-406. Les deux articles sont du 2 et du 29 juin 1862.
  17. Frédéric Baudry, philologue et littérateur, né à Rouen le 25 juillet 1818, mort à Paris le 2 janvier 1885.
  18. Dans son article sur Lacordaire (Nouveaux Lundis, t. IV, p. 405), Sainte-Beuve, en note, sans nommer Renan, cite presque toute cette lettre, en ajoutant : « Voilà le dernier mot de la critique impartiale. »
  19. En recueillant ses articles en volume, Sainte-Beuve a cité ces deux phrases dans une note (Nouveaux Lundis, t. VI, p. 15.)
  20. Allusion sans doute à la note enthousiaste que Sainte-Beuve avait fait paraître dans le Constitutionnel, le jour de la mise en vente du volume, « après l’avoir rapidement parcouru et dévoré. »
  21. Les dîners Magny avaient lieu chaque lundi de quinzaine.
  22. Chantilly, collection Lovenjoul. — Ces trois billets sont sans date.
  23. Secrétaire de Sainte-Beuve.
  24. Joseph Derenbourg, né le 21 août 1811, à. Mayence, vint se fixer à Paris en 1838. Il doit s’agir de son Essai sur l’histoire de la Palestine, d’après le Talmud et les autres écrits rabbiniques (1867).