Lettres à Sergio Solmi sur la philosophie de Kant/Lettre 5

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CINQUIÈME LETTRE

La lettre, mon cher ami, est un genre littéraire dont les richesses ne sont pas assez connues. Je faisais cette réflexion, en relisant mes dernières lettres, un peu trop hardies parfois, et que, dans la suite, j’ai plus d’une fois redressées. Toutefois je me trouvai heureux de n’avoir pas pu corriger, car il est bon d’aller jusqu’au bout d’une pensée, en passant vite sur les preuves ; comme il est évident pour le fameux théorème. Et pourquoi ne pouvais-je pas corriger ? C’est que ma lettre était partie et arrivée ; chose irréparable. C’est à moi à m’en arranger ; car, dans cette étrange conversation où l’autre ne répond rien, il y a par force une continuelle anticipation qui est aussi de la pensée. Nous avons peu d’exemples des lettres comme genre littéraire. Je vous rappellerai les Mémoires de deux jeunes Mariées de Balzac, où il est évident que chaque lettre se développe en liberté, d’après la fougue naturelle à celle qui écrit. D’où il arrive un dépassement continuel. Dans une conversation, l’autre n’aurait pas écouté tout cela ; elle aurait couvert l’idée sous ses objections. Par exemple, quand Louise de Chaulieu avoue qu’elle est partie de chez sa Renée par jalousie, elle a le temps de tout avouer, ce qui finit par mettre au point le sentiment. Pourquoi ? C’est qu’elle est seule, écrivant. Elle pense et se connaît elle-même. Ce qui n’aurait point lieu dans la conversation. J’ai remarqué aussi dans ces lettres qui courent, des catastrophes que l’on entend venir. D’où un tragique particulier.

De même, il me semble que mes lettres auront de la sincérité et de la vie, enfin un mouvement qui ne serait pas possible dans un simple traité. Par exemple, je vais expliquer les preuves de l’existence de l’âme et de l’existence de Dieu, sachant depuis longtemps qu’elles ne sont pas possibles ; car j’ai travaillé de près sur l’Analytique ; j’ai compris alors qu’il n’y avait point d’usage des concepts sans les intuitions, c’est-à-dire sans la sensation et l’expérience. Ainsi je vois que toute preuve d’une existence par des concepts est sophistique. C’est une conséquence que j’ai gardée pour moi et qui m’éclaire sur moi ; cet effet est inévitable chaque fois qu’on lit la Critique ; et il est bon qu’il ne soit pas formulé prématurément. Car la Critique avance avec une admirable lenteur, ce qui lui assure le temps de donner aux vénérables arguments tout le respect qu’ils méritent. La lettre est donc un genre littéraire propre à faire réfléchir celui qui écrit et aussi celui qui la reçoit ; on pourrait considérer ce nouveau mode du temps, qui consiste en ce que l’avenir des pensées existe déjà, et est en marche, représentant un état passé de la pensée de l’écrivant, et ajournant la réflexion de celui qui lit ; ce qui met merveilleusement en marche la vraie pensée, la muette, qui sait écouter. Permettez-moi, mon cher ami, cette récréation littéraire ; car notre travail est sévère. Il faut s’y mettre et non pas s’y jeter.

Ce qui est surtout à remarquer dans la Dialectique, c’est que le tableau des catégories permet de classer d’avance tous les arguments de la Raison pure. Faute de quoi on risquerait d’oublier le premier, et peut-être le principal, sur lequel s’appuie la Psychologie rationnelle. Car l’unité du Je Pense est le premier des objets métaphysiques ; il précède tous les autres. Il précède Dieu, même dans les consciences simples ; avant de croire en Dieu, il faut croire en soi, et cette relation d’ordre pratique sera finalement le seul fondement de la Théologie rationnelle.

Examinons d’abord cet antique argument qui, partant de la simplicité de l’âme, qui est sans parties, la découvre immortelle, puisque la mort est une séparation des parties. Or pourquoi disons-nous que l’âme est sans parties, sinon parce que le Je Pense est une forme simple ? Le vrai argument consisterait donc à prouver que cette forme révèle une existence simple, preuve qui reposerait toute sur l’idée, absolument comme l’ontologique, et qui revient exactement à prouver que l’âme existe par la perfection même dont nous la douons a priori. Toutefois les catégories nous font apercevoir quatre formes de cet argument, et dans cette analyse se présentent des subtilités merveilleuses, et l’objet même de toute la Dialectique. Il s’agit de métaphysique, et l’on peut dire d’avance que la métaphysique de l’objet va périr, attendu qu’aucun objet ne peut être dit existant sans l’expérience. En revanche apparaît, dans cette recherche de l’âme, non point comme objet, mais comme sujet, ce qu’il faut appeler la métaphysique de l’esprit, qui, bien loin de périr par nos recherches, au contraire va naître et annoncer avec plus de précision ce redressement philosophique qui nous a paru suivre la philosophie de Kant. Ce n’est pas un petit paradoxe que la Critique de Kant, impitoyable contre l’ancienne métaphysique, ait donné naissance à une floraison de métaphysiques, avec Fichte, Schelling et Hegel, dont à peine Platon aurait pu donner l’idée.

Ainsi, c’est d’avance, et dès le premier pas, que la critique célèbre des dogmatiques par Kant rencontre un objet positif, si l’on peut appeler objet ce que j’ai désigné dans ces lettres, à mesure que je le découvrais, sous le nom d’esprit. Car, à bien regarder, ce n’est pas le vide qui nous reste après l’exposition des fameux sophismes par lesquels on essaye de passer de l’idée à l’existence, par une preuve ontologique qui est la démarche constante de l’esprit cherchant l’objet ; non, ce n’est pas le vide, mais c’est le plein philosophique, si j’ose dire, qui cherche toute vérité « dans la Pensée et dans son rapport avec les phénomènes », pour citer une pensée de Jules Lachelier qui mérite d’être célèbre. C’est que ce philosophe peu connu, mais important, a cherché le fondement de l’induction dans l’esprit même. Encore une fois, c’est l’Analytique transcendantale qui est la base dogmatique. Et puisque ce rapport m’est visible maintenant, je prends le parti de me l’expliquer maintenant, car le détail des réfutations de la Dialectique est bien connu. Ce qui importe, c’est de faire voir le sens de cette recherche et la réforme philosophique qu’elle suppose. Et c’est dans la Psychologie rationnelle que l’on découvre cette métaphysique nouvelle, qui est l’étude de l’âme, non point comme être, mais comme forme. Il ne nous est point donné de nous voir pensants à travers les impressions subjectives ; le travail de la réflexion est sévère et ne ressemble nullement à l’observation. Comme dit Lagneau, cette analyse réflexive consiste à retrouver la Pensée absolue dans toute pensée, et ainsi à retrouver Dieu dans l’homme, comme Spinoza a fait. Certes, cela n’est pas découvrir une existence, et il faut se répéter la grande pensée de Lagneau dans la fameuse leçon sur l’existence de Dieu, que Dieu ne peut être dit exister, puisque exister, c’est dépendre des autres choses ; et cela revient à dire que Dieu n’est pas une chose ; que l’esprit n’est pas une chose. L’explication de ce mystère se trouve dans l’Analytique, où l’on voit que l’esprit subsiste, toutefois sans jamais apparaître. Tel est l’être presque insaisissable du noumène et le fondement d’un nouveau dogmatisme.

Certes il n’est pas difficile d’apercevoir que le Je Pense donnera lieu à une illusion dialectique, puisque nous ne pourrons jamais penser notre propre mort, puisque nous nous retrouverons le même toujours. En ce sens, nous nous sentons éternels, comme disait Spinoza. Éternels et non pas immortels, voilà le point. Souvenez-vous que Spinoza revient toujours à décrire la fragilité des existants, la puissance des choses extérieures, la courte durée de la vie. Il nous dit et nous répète que nous sommes mortels. La conclusion de tout cela est que l’existence est en elle-même courte et fragile. D’après cette idée, jugez cette immortalité que vous avez peut-être espérée. Exister après la mort, ce ne serait jamais qu’une petite grâce ; tout recommencerait comme ici. Ce n’est pas une grande chose que de perdre l’existence ; et ces méditations ne font que mieux ressortir notre éternité réelle. Telle est donc la conclusion de la critique de la Psychologie rationnelle. Quand on tient l’idée, on juge l’existence, l’existence que le stoïcien abandonnait si aisément. Et puis, Kant est mort, et Lagneau aussi est mort ; on peut bien mourir, et il est pourtant vrai en un sens que l’âme ne peut pas mourir.

Venons aux antinomies ; c’est la partie de la Dialectique la mieux construite. Les antinomies reposent sur une idée que nous avons déjà aperçue, c’est que, même par un raisonnement rigoureux, nous ne pouvons jamais arriver à faire exister l’objet. Ici, l’objet, c’est le monde. Et voici le raisonnement rigoureux concernant la cause première. Ce n’est pas parce qu’on ne peut prouver la cause première qu’il faut en douter ; au contraire, c’est parce qu’on peut la prouver absolument par la seule idée, c’est pour cela qu’on reste persuadé qu’il n’existe pas de cause première. Voici ce raisonnement. Une chose maintenant existante n’a pu arriver à l’existence que par une cause seconde, et cette cause seconde par une autre. Nous remontons ainsi une série régressive, d’où nous voyons qu’un terme quelconque est toujours effet en même temps que cause ; il n’y a donc jamais que des causes secondes ; c’est ainsi que conclut l’antithèse. Mais la thèse est la plus forte ; car pensez bien que, puisque la chose présente existe, c’est que toutes les conditions ont existé. Toutes ; et comme la série est infinie, il n’est pas possible que ces conditions aient existé ; nul infini ne peut être donné. Il faut donc que, d’une façon ou d’une autre, dans la série ou hors de la série, je pense une cause sans cause que j’appellerai cause première, et qui sera capable de commencer quelque chose par elle-même. Je l’appellerai créateur, si je veux, ou bien cause libre. Car la chose existe ; elle n’attend pas la réalité des conditions infinies. L’infini, c’est ce qui ne suffit pas. Ce beau raisonnement s’applique à la grandeur ; il n’existe pas d’espace infini ; il n’existe pas un nombre qui soit le plus grand des nombres ; non plus un temps qui soit le tout du temps ; non plus un être nécessaire en soi et suffisant à soi. Tout est conditionnellement nécessaire, c’est-à-dire contingent. Ainsi conclut l’antithèse, mais elle n’a pas le dernier mot. Chose étrange ; un même raisonnement prouve la cause nécessaire et la cause libre. Jamais l’intérieur de toute métaphysique, qu’elle soit spiritualiste ou matérialiste, n’a été mieux exposé à la lumière, et la conclusion est encore une fois qu’on ne peut prouver l’existence, mais seulement la constater, ou, avec d’autres mots qui rassembleront tout ce que je viens de dire, que l’existence n’est pas une perfection, pas même un attribut. En sorte que le sort de la fameuse preuve ontologique est déjà fixé.

Cette preuve si célèbre tirait toute sa force de l’idée qu’un être parfait possède par définition l’existence, attendu que la privation d’existence est évidemment une imperfection. Leibniz avait donné la forme parfaite à cet argument en disant que l’être parfait est par définition possible, et que cela suffit pour qu’il existe nécessairement. On voit très bien alors ce que c’est que vouloir conclure l’existence de l’idée seule. Et c’est cela qui est impossible. L’existence n’est pas une perfection. Il n’y a pas plus de perfection en cent thalers réels qu’en cent thalers seulement possibles ; un négociant ne devient pas plus riche en rangeant ses pièces d’or autrement dans son tiroir. C’est ainsi que l’esprit ne devient pas plus riche en disposant ses idées d’une autre manière. L’esprit retombe sur lui-même, et ne saisit jamais l’existence extérieure par un raisonnement, mais seulement par une perception. Nous voilà donc privés de religion. Mais non pas. Bien au contraire, avoir jugé l’existence et la grandeur, ce n’est pas peu pour la religion. Et déjà vous apercevez que, s’il est impossible par le raisonnement de prouver l’existence, il est tout aussi impossible de prouver la non-existence. Ainsi finit la sophistique si célèbre. Tout l’art de réfuter de Kant consiste à faire voir sous les preuves, par exemple de Dieu par la beauté du monde, toujours la preuve ontologique qui y est cachée et qui en fait la force. Et en conclusion tout tourne en faveur d’une religion fondée sur la pratique. Aussi faut-il remarquer que le devoir et la morale se proposent naturellement au cours de la Critique, puisque ce n’est pas une petite chose de se savoir esprit, ni d’être obligé à l’égard de l’esprit intérieur. Au contraire, il va de soi que les tracasseries de l’existence ne sont rien devant un esprit qui se sait esprit, et qui ne demande jamais au monde ses motifs d’agir, mais toujours à l’esprit, nous disons plutôt à l’humanité en essence, à ce qui fait que tous les hommes sont mes semblables. Ainsi il s’en faut de peu que la morale kantienne soit maintenant évidente.

Vous voyez, mon cher ami, que, par la précaution d’aller à petits pas, je vais maintenant à très grands pas. Si je ne me trompe, toutes nos pensées sont dans la philosophie de Kant, et c’est cette revue de réflexion que j’ai voulu vous faire faire. Que si vous trouvez des objections, je les ignore, par la vertu de cette forme littéraire des lettres, et votre ami est sans pitié, comme il le doit à un autre homme, ce miracle sur la terre. À vous homme, humainement.

30 mars 1946.