Lettres à Sergio Solmi sur la philosophie de Kant/Lettre 4
QUATRIÈME LETTRE
J’aborde à présent le tableau de l’entendement, qui a trois degrés. Les catégories sont les affirmations, les espèces d’affirmation. Les jugements sont les catégories appliquées aux objets. Les principes sont les jugements a priori devenus lois de la nature. J’insiste sur ce système, parce qu’il se retrouve dans toute la Critique. Le comprendre n’est pas une petite affaire. Qui se soucie aujourd’hui des catégories ? Personne, depuis Hamelin. Or ce système de Kant a dominé toute une époque. Il nous faut retrouver cet esprit-là. Sans rigueur il n’est point de Raison. À moins que l’on nomme Raison les généralisations communément admises.
Il y a naturellement une part de description dans un tableau de l’entendement. Aristote avait énuméré dix catégories ; on retrouve dans Kant cette énumération, mais simplifiée d’après les analyses préliminaires de l’Esthétique transcendantale. Il y a quatre catégories, qui sont : quantité, qualité, relation, modalité. Chaque catégorie se divise en trois ; la quantité, en unité, pluralité, totalité ; la qualité, en réalité, négation, limitation ; la relation, en substance et accident, causalité, action réciproque ; la modalité, en possibilité, existence, nécessité. Il faut convenir que ce tableau est un exemple d’énumération complète, chose rare. Kant n’explique pas le pourquoi de ces trois termes. On peut remarquer que le troisième terme est l’union des deux premiers ; par exemple, l’unité de la pluralité est la totalité. Pour la qualité, c’est moins clair ; il faut alors expliquer limitation par l’union de la réalité et de la négation. Comme si, ayant dit d’abord que tel objet est bleu et que tel autre n’est pas bleu, on disait qu’un objet est non-bleu, ce qui est dire un peu plus que si l’on dit qu’il n’est pas bleu ; car dans ce troisième cas on affirme au moins que l’objet a une couleur. Vous trouverez de la subtilité ici, mais je vois que je n’arriverai pas à éclairer ce qui est dit de la qualité, qui compte parmi les parties les plus obscures de la Critique. Mais le moment d’expliquer cela n’est pas venu ; car les catégories nous conduiront à des principes prouvés, et c’est alors que je donnerai à l’analyse toute l’ampleur nécessaire, afin d’honorer la preuve transcendantale, qui est quelque chose de neuf. Dans la relation, on peut comprendre qu’en unissant au permanent de l’objet la causalité, on est conduit à la relation réciproque, qui est la relation entre des objets qui sont pensés comme existant simultanément ; exemple, la terre et la lune ; et la relation entre eux sera une causalité réciproque, dont l’attraction est un exemple assez clair. Dans la modalité enfin, il est assez clair que le possible joint au réel donne le nécessaire.
Tel est donc cet imposant tableau. Et l’intérêt se porte surtout sur les Principes, qui se trouvent d’avance désignés par les catégories de relation et de modalité. L’apparence de ces derniers principes (possible, réel et nécessaire) est moins frappante que celle des principes de la relation (substance, causalité, réciprocité). Je crois donc bon de passer sur la classification des jugements, et j’arrive tout droit à la difficulté principale, qui porte sur le principe de substance, sur le principe de causalité, sur le principe des lois ou relations réciproques entre des êtres réels.
Le principe de substance. Ici l’analyse de Kant porte sur un paradoxe du sens commun, qui est celui-ci. Dans le changement, ce qui change reste le même, sans quoi on ne dirait pas changement, mais plutôt succession d’états sans relation. Au contraire, ce qui de froid devient chaud reste le même ; c’est le sujet du changement. Le mot sujet signifie substance. Nous sommes donc en présence d’un principe qui est presque un axiome, ce qui revient à comprendre les mots. Une chose a changé, c’est donc qu’elle est restée la même. Ce qu’expriment les savants et les philosophes en disant qu’en tout changement quelque chose subsiste ; un exemple est fourni par le principe de la conservation de l’énergie, l’énergie étant ce qui doit rester sous le changement. Au point de vue de la philosophie transcendantale, il n’y a point ici de difficulté. Le changement se produit dans les impressions, et les impressions traduisent l’objet réel qui ne change pas. Comme je l’ai expliqué déjà, nos impressions changent et le monde subsiste ; ce qu’exprime le mot substance. Par exemple, j’assiste à la congélation de l’eau. Il est clair que gelée ou non, c’est toujours la même eau. Autre exemple, qui rappelle la manière des anciens. Un philosophe demandait combien pèse la fumée ? Il suffit, lui répondit-on, de peser le combustible et la cendre. Mais il ne vient à l’idée de personne que quelque chose soit perdu dans la combustion. Il s’agit de retrouver ce qui reste ; et l’homme du commun dira énergiquement qu’il faut s’y retrouver, ce qui ramène à assurer l’unité de soi, principe des principes. Ici se montre l’Esprit comme chose permanente ; comme chose éternelle ; et tel est le noumène, au nom singulier, mais très exact.
Ce principe va expliquer la causalité. En effet, que connaissons-nous de la causalité, sinon une succession ? Mais il faut suivre cette magnifique preuve. Notre appréhension est toujours successive, soit que nous explorions un être dont les parties sont simultanées, comme une maison ; soit que nous explorions des états réellement successifs, comme les positions d’un bateau qui se laisser aller au courant d’un fleuve. Donc, que les impressions soient simultanées ou successives, elles ne décident rien sur la chose ; et puisque évidemment nous jugeons tantôt que la succession est réelle, tantôt qu’elle fait connaître le simultané, il faut bien que nous pensions ces deux relations comme différentes. En d’autres termes, disons que la causalité est la vérité de la succession, et de même, que l’action réciproque ou loi est la vérité des choses qui existent ensemble. Examinez comment nous arrivons à juger que l’éclair et le coup de canon sont simultanés, quoiqu’ils nous soient connus successivement, et comment nous jugeons que les positions de l’obus sont successives et que le coup de canon est antérieur à la chute de l’obus, quoiqu’il se puisse que nous entendions l’arrivée avant le départ. Permettez-moi d’insister sur ces paradoxes, familiers à l’artilleur ; ou bien prenons l’exemple du sifflet de la locomotive, qui existe pour nos oreilles bien après le nuage blanc du sifflet. Dans tous ces cas, nous réformons aisément l’apparence d’après notre connaissance des successions vraies, par exemple la vitesse du son qui nous apporte le bruit du sifflet. Même remarque si l’on observe un forgeron qui bat son fer. Il y a entre le geste et le bruit un désaccord très sensible qui s’explique par ceci que le son va beaucoup moins vite que la lumière. En fait, nous connaissons des successions vraies, et des apparences de succession en des choses réellement simultanées. La causalité est donc une relation de succession qui est dans la chose, et qui lie le précédent au suivant, de façon que cet ordre dans le temps soit vrai, c’est-à-dire ne puisse être pensé comme renversé. Nous pensons que jamais l’obus n’arrive avant que le coup de canon soit tiré, ou autrement dit ce coup de canon est la cause du mouvement de l’obus.
Vous trouvez que je vais lentement ; mais lisez la Critique ; vous verrez que Kant va encore bien plus lentement, heureux de sa belle preuve. Et je le juge heureux d’après le bonheur que me donne à chaque lecture cette belle démarche de l’esprit. J’ai considéré des exemples familiers ; Kant en donne encore d’autres ; il les accumule ; il les reprend. C’est ici qu’il est vraiment Kant, démontrant les Analogies de l’expérience, comme il les appelle, toutes les trois par les mêmes moyens, ce qui est un parfait exemple de ce qu’un jeune philosophe a nommé l’allure du transcendantal.
Je viens à présent aux Postulats de la pensée empirique, c’est-à-dire aux trois principes de la modalité. 1o Ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience est possible ; 2o ce qui s’accorde avec la sensation est réel ; 3o ce qui s’accorde avec l’un et l’autre est nécessaire. Ce ne sont là, comme on voit, que de bonnes définitions de mots. Mais j’ai beaucoup à dire sur le réel. Car c’est ici que se trouve le fameux théorème que j’admire tant : « La conscience de soi, mais empiriquement déterminée, suffit à prouver l’existence des choses hors de moi ».
Permettez qu’ici je fasse un examen de conscience. Quand j’ai cité, dans une lettre antérieure, ce beau théorème, j’en ai donné une preuve que je crois suffisante, mais qui devient ici inutile, puisque les principes de la relation, hors desquels il n’est point de conscience percevante, ont prouvé qu’il y a toujours, derrière les impressions, une chose. Notre conscience ne perçoit donc qu’un monde réel ; autrement elle ne percevrait rien du tout, sinon une confusion d’impressions dont nos rêves nous donnent l’idée ; quoique dans nos rêves nous sommes toujours en train de chercher et de trouver la chose ; en sorte qu’on ne peut point dire ce que j’ai entendu dire à un jeune philosophe, que le caractère des rêves est que l’esprit n’y applique pas les principes de la raison. Au contraire, le rêveur ne cesse d’inventer des êtres qui sont chargés de soutenir les impressions, et toute la mythologie vient de là. L’homme invente des dieux parce qu’il veut des êtres partout.
Tel est le contenu de ce théorème et sa preuve. Elle est bonne, car l’esprit qui douterait des êtres extérieurs se perdrait lui-même. À vrai dire, il tomberait dans un sommeil profond et sans rêve. Même un rêve, c’est toujours le monde. « L’Esprit rêvait, le monde était son rêve. » Ce court poème est de Lagneau, et il signifie que l’objet de l’esprit c’est l’être. D’autres diront le vrai : mais c’est dire la même chose ; et l’homme qui a inventé l’éther, ou les deux fluides électriques, ou le calorique, ressemble tout à fait au rêveur qui invente Jupiter pour expliquer les sages paroles d’un vieillard qu’il a rencontré, ou Mars pour expliquer la disparition d’un ennemi dans la poussière de la bataille.
Mais je voulais examiner la première forme de preuve que j’ai d’abord apportée. On reconnaîtra que je cherchais cette preuve dans les conditions formelles de l’expérience ; et c’est bien là qu’elle est. Toutefois, il me semblait que si je n’avais pas donné cette preuve compacte que je viens de vous imposer, j’aurais donné de Kant une idée inexacte ; car l’esprit kantien est tout entier dans ces incomparables analyses, nourries d’exemples, et d’une suite admirable, dont vous avez maintenant une idée précise. J’ai donc ressemblé, quand j’ai touché d’abord à ce théorème, à ces philosophes qui exposent Kant, et dont on ne peut pas dire que l’exposé est faux, ni non plus qu’il est vrai. C’est par ces paresseux abrégés que la philosophie perd ses forces et son efficacité. Lagneau avait pris pour devise : « Clarum per obscurius ». Je viens d’en donner un exemple par la manière de démontrer la substance, la causalité et la loi. Je vous ai jeté, mon cher ami, dans de grandes difficultés. Pardonnez ; mais je ne pourrais sans cela donner la moindre idée du redressement de la philosophie occidentale opéré par Kant ; chose qu’on n’avait pas vue, il me semble, depuis Socrate. À l’imitation de Socrate, je me réponds à moi-même que vous êtes d’accord. N’ai-je pas raison ? Laissez-moi vous citer un des plus beaux mots de l’homme, et c’est Chateaubriand qui l’a dit dans ses Martyrs. Eudoxe ayant vu un pauvre le couvre de son manteau ; et le païen, témoin de cette action, lui dit : « Vous avez cru sans doute que c’était un dieu ? » à quoi, Eudoxe : « Non, j’ai cru seulement que c’était un homme ». Je vous soupçonne de ne pas lire ordinairement les Martyrs, c’est pourquoi je prends occasion de l’Analytique transcendantale pour vous faire lire cette citation d’un auteur que, pour ma part, j’admire pleinement.
À vous de cœur, mon cher philosophe, et soyez bon pour moi en supposant que je suis un homme, entendez votre dévoué semblable.