Lettres à Sixtine/J’ai des remords, amie

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Mercredi, 9 h., 15 décembre 87.



J
ai des remords, amie, d’avoir été, moi aussi, désagréable, sans aucun droit. Et en aurais-je le droit que je ne devrais pas le prendre. Mais, vois-tu, il y a des êtres qui rentrent en leur coquille sitôt qu’on les froisse, un peu, si peu, et tous deux nous en sommes. Ce n’est pas précisément mauvais caractère, du moins au fond ; plutôt excès de sensibilité avec aussi pas mal d’orgueil. Te faire de la peine est tout ce qui m’en fait le plus à moi-même et l’instant d’après je souffre plus du trait que j’ai lancé que de celui que j’ai reçu.

Puis c’est l’orgueil qui clôt la bouche, arrête les gestes, met une barrière momentanée entre deux êtres qui ne vivent bien qu’au contact l’un de l’autre.

Tout cela est nécessité : là où il y a vie, il y a sensibilité, il y a joie, il y a souffrance et d’autant plus que le tissu vivant est plus délicat, plus plein de nerfs.

Et des paroles, encore qu’elles ne soient point pensées, encore que celui qui les reçoit sache qu’elles ne sont pas pensées, des paroles peuvent blesser, parce que le mal est fait avant que le raisonnement ait eu le temps de l’arrêter.

Les paroles sont terribles, les paroles sont précieuses : l’homme s’attache par la parole. Un mot où se décèle la vivacité d’un sentiment a beaucoup de pouvoir. Là est la force de l’aveu articulé, plus fort même que les actes, car il implique une plus grande domination subie et avouée, proclamée, une plus complète défaite de l’orgueil, un plus absolu détachement de soi.

Je crois bien que cette traduction du proverbe arabe m’est toute personnelle. L’autre jour je le lus sans trop le comprendre et il est probable que je le comprends à ma manière.

Chère, très chère, il me semble que tu es à cent lieues, n’étant plus tout près de moi ; et j’écris cela sachant bien que tu le sentiras et que pour toi ce ne sera pas un enfantillage.

Décidément je me persuade que beaucoup de ta mauvaise humeur est de ma faute. Moi aussi je me laisse aller à parler et à agir, comme si tu ne m’aimais pas, et cela est mal, car je sais que cela fait souffrir.

Il vaudrait mieux abuser de l’être qui vous aime que de douter de lui.

Si tu te souviens encore de ce que j’ai pu dire d’amer, tu l’oublieras, car je ne veux rien entre nous qui soit même l’ombre fuyante.

Souviens-toi plutôt que comme un autre toi-même tes affaires, tes soucis, tes joies sont mes affaires, mes soucis, mes joies. Je t’assure qu’en ces temps derniers j’ai partagé toutes tes émotions ; ne t’en es-tu pas aperçue ? Quand il s’agit de toi, il ne saurait être question de dilettantisme.

À quoi bon aimer, alors, si ce n’est pas pour aimer ainsi ? Pourquoi se donner, si on ne se donne qu’à moitié ?

Mais tout homme a dans son cœur un méchant qui sommeille.

Ah ! ma chère Berthe, si mon méchant se réveille contre toi il faut lui pardonner, car il ne sait ce qu’il fait.