Lettres à Sixtine/Le joueur de flûte

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LE JOUEUR DE FLÛTE

PROSE



I. —

L
eurs amours, sous le ciel d’Athènes se rythmaient à des accompagnements de flûte. Les sept trous de la syringe, en notes aiguës et douces, répétaient la musique des baisers, berçaient la langueur des attitudes et l’inattendu des étreintes :

— Quel sera notre joueur de flûte ?

II. — Elle veut qu’un écho redise l’inexprimable harmonie des baisers qui tombent sur la chair, comme une pluie tiède : vifs et précipités par le désir qui vers le but suprême se hâte, sans respirer les parfums diffusés le long du sentier ; lents et ralentis à la volonté du plaisir qui fait l’école buissonnière par monts et par vaux : —

— Quel sera notre joueur de flûte ?

III. — L’aveugle désir a des voies droites ; il marche d’un train rapide. Aux yeux un bandeau qui lui voile le monde réel, il court haletant, le front en avant, vers l’infini qu’il n’atteindra jamais ; éternelle illusion, éternellement renouvelée. Pour noter la course décevante du désir, —

— Quel sera notre joueur de flûte ?

IV. — Le plaisir est humain et divin ; il est spirituel ; ce n’est pas un instinct qui le domine, il a une âme. Il n’est pas égoïste et même ne s’épanouit qu’en autrui. La chair ne frissonne qu’aux frissons de la chair ; le plaisir ne vit que du plaisir qu’il donne. Pour chanter cette chanson charmante, cette enivrante chanson, dis, ô, mon amie.

— Quel sera notre joueur de flûte ?

V. — Désir, plaisir, passion, la passion qui en dépit de tout, des hommes ennuyés et envieux, de la société stupide et borgne, unit deux êtres, et d’une inéluctable soudure, rive en une seule deux vies ; la passion rare et qui fait peur ; la dévorante passion qui ne s’attaque qu’aux forts et parfois les dévore ; la passion qui ne se nourrit pas seulement de rêves et d’effleurements, mais de chair et de sang, pour dire la passion, une telle passion, —

— Quel sera notre joueur de flûte ?

VI. — Et pour rythmer les rires où s’épand la joie de se comprendre, l’insaisissable accord des yeux, les contacts perpétués des doigts, les appels fréquents des lèvres, dis-moi, amie,

— Quel sera notre joueur de flûte ?

VII. — Est-ce que c’est moi ? Moi, que m’importe ce que j’ai senti ! Je veux des baisers nouveaux et de nouveaux baisers, encore, — joncher, comme de roses, ta chair adorée. Puisque c’est moi qui t’aime, pourquoi veux-tu que je sois aussi le joueur de flûte ?

9-10 octobre 87.
REMY DE GOURMONT
inv. et scrips.