Lettres à Sixtine/Tu aurais voulu, mon amie

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18 juillet 1887, 4 h. 1/2.


TU aurais voulu, mon amie, ne pas me voir aujourd’hui pour que je t’écrive. Ne sais-tu pas qu’il y a des choses qui ne s’écrivent guère et que celui qui est heureux est moins expansif que celui qui souffre. Il aurait fallu m’être dure ce matin pour recevoir ce soir des phrases amères, éloquentes aussi. Est-ce que tu aurais aimé me faire souffrir sitôt après m’avoir rendu aussi heureux que peut l’être une humaine créature ! Nous avons eu, en ces mois passés, des heures noires, des angoisses, des défaillances qui plüs d’une fois nous firent douter de nous-mêmes, du bonheur possible ; pourtant nous l’avons atteint. Garde-le-moi ; tu tiens ma vie. Comme je t’aime et comme je vais t’aimer, non pas davantage, serait-ce possible, que je ne l’ai fait jusqu’ici, mais autrement, il me semble, sans plus de doutes, car je ne douterai jamais de toi. Il y a si longtemps que je t’aime ; et comme la joie suprême, toujours attendue, toujours fuyante, a été radieuse ! Toute tu m’appartiens, et moi aussi je suis à toi sans restriction aucune. Et sans cet abandon absolu, sans ce don mutuel, nous ne pouvions que vivre inquiets, incomplets, torturés par cette sensation du désir jamais désaltéré.

Et peut-être aura-t-il été bon que nous ayons attendu ainsi ; cela donne à ton abandon un prix plus rare encore. Mais songe, maintenant que nous nous aimons sans craindre le lendemain, songe que nous aurions pu nous haïr ! Et j’en souris aujourd’hui, tant cela me paraît absurde, de cette idée, qui hier encore me torturait.