Lettres à Sophie Volland/115

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 282-287).


CXIV


Paris, le 8 octobre 1768.


Ce n’est pas tout ; M. de Laverdy a travaillé dimanche avec le roi ; et il s’en allait, plein de sécurité, à Neuville, sa maison de campagne, pourvoir aux arrangements arrêtés. Il y attendait, le lundi, différents particuliers à qui il avait donné rendez-vous. Il comptait s’en revenir le mardi à ses fonctions accoutumées ; mais ce jour même, M. de Saint-Florentin lui apparut sur les dix heures. Tout en apercevant le secrétaire d’État, M. de Laverdy lui dit : « Monsieur le comte, c’est trop matin pour une visite » ; et il avait raison. On dit que le roi n’a jamais le visage plus serein et plus ouvert avec un ministre que la veille de sa disgrâce. Je ne sais ce qui en est ; mais croiriez-vous bien que je n’oserais l’en blâmer ? Les courtisans ont une si grande habitude des différentes physionomies de leur maître, que si celui-ci ne se composait pas, il serait deviné sur-le-champ, et qu’il serait accablé de tant de sollicitations, qu’il ne parviendrait pas à renvoyer un serviteur dont il serait mécontent, sans en affliger un grand nombre d’autres qu’il aime peut-être. C’est une dissimulation d’autant plus nécessaire qu’on a le caractère plus facile, sans compter les importunités des hommes habiles à succéder et celles de leurs protecteurs. Il n’a guère que ce moyen de se réserver la liberté du choix, et de prévenir toutes les calomnies qui le rendraient perplexe.

Il vient d’arriver ici une petite aventure qui prouve que tous nos beaux sermons sur l’intolérance n’ont pas encore porté de grands fruits. Un jeune homme bien né, les uns disent garçon apothicaire, d’autres garçon épicier, avait dessein de faire un cours de chimie ; son maître y consentit, à condition qu’il payerait pension ; le garçon y souscrivit. Au bout du quartier, le maître demanda de l’argent, et l’apprenti paya. Peu de temps après, autre demande du maître, à qui l’apprenti représenta qu’il devait à peine un quartier. Le maître nia qu’il eût acquitté le précédent. L’affaire est portée aux juges consuls. On prend le maître à son serment : il jure. Il n’est pas plutôt parjure que l’apprenti produit sa quittance, et voilà le maître amendé, déshonoré : c’était un fripon qui le méritait ; mais l’apprenti fut au moins un étourdi, à qui il en a coûté plus cher que la vie. Il avait reçu en payement ou autrement, d’un colporteur appelé Lécuyer, deux exemplaires du Christianisme dévoilé ; et il avait vendu un de ces exemplaires à son maître. Celui-ci le défère au lieutenant de police. Le colporteur, sa femme et l’apprenti sont arrêtés tous les trois ; ils viennent d’être piloriés, fouettés et marqués, et l’apprenti condamné à neuf ans de galères, le colporteur à cinq ans, et la femme à l’Hôpital pour toute sa vie. L’arrêt associe au Christianisme dévoilé, l’Homme aux quarante écus et les Vestales[1], tragédie que nous avons lue manuscrite. Il n’y a qu’un cri contre M. de Sartine. Mais voyez-vous les suites de cet arrêt ? Un colporteur m’apporte un ouvrage prohibé. Si j’en achète plus d’un exemplaire, je suis censé fauteur d’un commerce illicite, et exposé à une poursuite effroyable. Vous connaissez l’Homme aux quarante écus, et vous aurez bien de la peine à deviner par quelle raison il se trouve dans cet arrêt infamant. C’est la suite du profond ressentiment que nos seigneurs gardent d’un certain article Tyran du Dictionnaire portatif[2], dont vous vous souviendrez peut-être. Ils ne pardonneront jamais à Voltaire d’avoir dit qu’il valait mieux avoir affaire à une seule bête féroce, qu’on pouvait éviter, qu’à une bande de petits tigres subalternes qu’on trouvait sans cesse entre ses jambes. Et voilà la raison pour laquelle le Dictionnaire portatif a été brûlé dans l’affaire du jeune La Barre qui n’avait point ce livre.

Je crains bien qu’en dépit de toute sa considération, de toute sa protection, de tous ses rares talents, de tous ses beaux ouvrages, ces gens-là ne jouent quelque mauvais tour à notre pauvre patriarche. Je sais bien que la postérité reversera sur eux l’ignominie dont ils auront prétendu le couvrir ; mais de quoi cela guérira-t-il l’homme réduit en cendres ? Savez-vous qu’ils ont délibéré, il y a trois jours, de le décréter ?

Je reviens sur ces deux malheureux qu’ils ont condamnés aux galères. Au sortir de là, que deviendront-ils ? Il ne leur reste plus qu’à se faire voleurs de grands chemins. Les peines infamantes, qui ôtent à l’homme toute ressource, sont pires que les peines capitales qui lui ôtent la vie.

J’ai vu M. de La Fargue bien maigre, bien défait, bien jaune. Il m’a appris d’abord de vos nouvelles, de votre santé, du désir que vous avez de me voir à Isle, où je voudrais être ; ensuite du merveilleux effet de ma lettre à M. Trouard. Serais-je assez heureux pour que, d’une douzaine d’affaires pareilles dont je me suis mêlé depuis trois ou quatre mois, celle-ci, à laquelle je prends mille fois plus d’intérêt qu’aux autres, fût précisément la seule qui manquât !

Je dois dîner un de ces jours entre M. Dubucq et une grande dame qu’on ne me nomme pas. Vous vous doutez bien, madame de Blacy, que je n’oublierai pas le petit cousin, qui, j’espère, ne vit plus de singes et de perroquets.

Une autre affaire dont j’oubliais de vous parler. Si le bureau de la rue Sainte-Anne est supprimé, comme on le dit, que deviendront nos amours ?

On ajoute que l’intérêt de l’argent va être mis à cinq pour cent.

Je vous conseille de vous plaindre de moi, mademoiselle ! Comptez mes lettres, et faites-moi réparation, s’il vous plaît.

Damilaville, hélas ! le pauvre Damilaville souffre, se courbe, maigrit, se rapetisse à vue d’œil ; il ne peut plus marcher du tout. Si Tronchin le tire de là, je crois à la médecine et aux miracles.

Ce n’est plus l’enfant qui est malade, c’est la mère ; sa goutte lui est remontée dans la tête, la poitrine et les yeux. Ce ne sera rien ; elle en sera quitte pour la peur, et nous pour quelques bouffées de mauvaise humeur qu’il a fallu supporter. Mme Diderot est du petit nombre des femmes qui ne savent pas souffrir.

Je suis tracassé, depuis une huitaine, par des maux d’estomac, qui ne seront rien non plus parce que je n’y fais rien. Mais, par Dieu ! faites du feu si vous avez froid, et ne vous enrhumez pas. Ce n’est pas à vous ni à Mme de Blacy, qui êtes deux volailles mortes, que je m’adresse : il vous est permis d’être malades tant qu’il vous plaira ; mais maman, elle qui, pour se bien porter, n’a qu’à le vouloir. Tenez, cela est insupportable.

Si je savais quel jour c’était le 4 octobre ? Je ne daigne seulement pas répondre à cela.

Tous ces bouquets-là me feront grand plaisir, car j’aime bien baiser et j’aime encore mieux l’être ; mais gardez cela pour votre retour : cela ne se moisit pas. Une des choses qui m’ont fait le plus de joie, c’est d’apprendre de M. de La Fargue que je vous reverrais dans six semaines ; il m’a semblé que six semaines étaient moins longues qu’un mois et demi.

N’allez pas faire honneur à M. Le Gendre de toute cette belle éloquence qui vous émerveille ; ce sont des bribes décousues de différentes lettres de condoléance qu’on lui a écrites et qu’il s’est rappelées. L’ami Digeon est bien occupé d’autre chose que d’exalter la tête froide de son futur beau-père. Au reste, il fait très-bien, celui-ci, de vous cajoler toutes deux. Il ne sait pas le secret.

Point de vin ! Mademoiselle, cela vous plaît à dire. Ma sœur est fort contente de ses vendanges. Je crains seulement que le vin ne se garde pas. Mais il y a un remède, c’est de le boire plus vite.

Je vous fais mon compliment sur vos récoltes. Si la cherté du blé continue, c’est qu’il ne peut plus y en avoir de vieux, et que le nouveau n’est pas battu. Je n’ai point de foi au monopole. Le monopole du blé ne peut nuire, à moins qu’il ne s’y joigne de l’autorité.

Que faites-vous de M. Gras ? Qu’il fasse le commerce de grains tant qu’il voudra, mais qu’il ne vous fasse pas brûler. On n’a que faire de recommander à maman de s’expliquer là-dessus, et de prendre sa grosse voix.

Ah ! Dieu soit loué ! voilà donc dom Micon Marin parti ; et vous ne vous excédez plus de fatigue avec lui. S’il ne vous a pas renvoyé deux lettres au moins, je n’y entends plus rien, car il me semble que j’ai écrit presque tous les jours.

Le prince de Galilzin est à Bruxelles ; il y restera deux mois. Il en repartira pour Berlin, où il passera l’hiver, si on le laisse en repos. De Berlin, il se rendra à Pétersbourg, où je veux absolument qu’il emmène sa femme ; car on dit que si elle manque de quelque chose, ce n’est pas de finesse, éloge qu’on peut faire de presque toutes les femmes ; j’en excepte pourtant le mouton de Dieu, que j’aime pour la rareté et pour d’autres belles et bonnes qualités. Ah ! si elle voulait seulement pour un an… Mademoiselle, proposez-lui encore.

Ah ! ah ! vous courez sur les brisées de votre concierge ! Il vous faut aussi du clergé ! Mais ce n’est pas un trop mauvais pis-aller. Un homme comme un autre est un prêtre tout nu : demandez plutôt à l’abbé Marin, ou à Mme de Meaux de Vitry.

Non, mademoiselle, je ne vous dirai plus que je vous aime ; ou si je vous le dis, ce sera malgré moi : c’est que je ne pourrai résister à l’habitude.

Je crois vous avoir dit avant-hier que je vous haïssais. Cela n’est pas vrai ; ne le croyez pas.

Saluez bien maman pour moi ; saluez bien aussi Mme de Blacy, et finissons ces rhumes, qui m’ennuient malgré leur bon acabit.



  1. Éricie ou la Vestale, drame en trois actes, par Fontanelle. Londres (Paris), 1768, in-8.
  2. Premier titre du Dictionnaire philosophique.