Lettres à Sophie Volland/117

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 289-293).


CXVI


Paris, le 20 octobre 1768.


J’entends : mademoiselle est au régime. Tous les huit jours une fois ; elle ne peut pas écrire davantage. Qu’en arrive-t-il ? c’est que pour peu que M.*** soit ivre le soir, il remet au lendemain l’ouverture de son paquet ; pour peu que le commissionnaire de l’hôtel de Clermont soit paresseux, il diffère sa course rue Saint-Honoré ; pour peu que je mette d’intervalle entre les visites que je rends au malade, je suis la quinzaine sans entendre parler de mes amies. Et puis la colère me prend, et j’écris un billet doux tel que celui que vous lisez dans ce moment.

Votre parent est un bourru ; il a perdu sa femme, et la perte n’en est peut-être pas grande ; il s’est tout fait donner par elle ; je ne l’en blâme pas. Les héritiers en sont enragés, et c’est bien fait à eux. Ils ont réclamé une certaine chaise à porteurs dont il a tant été question par le passé. Ils se sont adressés à Mme Geoffrin, qui leur a répondu qu’elle avait été délivrée à M. de *** ; mais qu’en tout cas, il n’y avait qu’à y mettre un prix, et qu’elle le payerait sans qu’il fût besoin d’élever de nouvelles tracasseries pour cette guenille. M. de ***, qui est processif autant que la dame de la rue Saint-Honoré l’est peu, s’est jeté à la traverse, a soutenu la validité de la délivrance de la chaise à porteurs, et offert à Mme Geoffrin des armes contre les héritiers. Mme Geoffrin lui a répondu qu’on n’avait que faire d’armes quand on n’avait point envie de se battre. Réplique de l’homme de Gisors ; réplique à la réplique, tant et si bien que la vivacité, les mots, l’aigreur s’en sont mêlés, et qu’il est arrivé de Gisors une dernière lettre pleine d’injures grossières accompagnées de la menace d’un libelle. Là-dessus, voilà la dame de la rue Saint-Honoré qui grimpe à mon grenier, qui se précipite sur une chaise et qui m’étale tous ses papiers. Je me suis fâché ; j’ai écrit à M. de *** une lettre honnête, mais ferme ; je lui laisse voir mon goût pour la paix ; mais je ne lui dissimule pas que si la guerre a lieu, je la ferai à feu et à sang. Je le préviens en même temps qu’ayant à batailler avec un de vos parents, je croirais manquer à tout bon procédé, si je ne vous en demandais la permission. Ne pourrez-vous pas partir de là pour tacher de passer la main sur le dos de ce sanglier hérissé ? Je vous jure qu’il joue un mauvais jeu.

Si Mme Geoffrin se plaint à ses amis, elle sera vengée. Ne conviendrez-vous pas qu’une femme à qui il en coûte dix mille francs et par-delà pour un acte de bienfaisance mal entendu a le droit d’avoir de l’humeur et la prétention bien achetée de demeurer en repos ! Je vous prie, mon amie, d’écrire un mot de pacification à ce hargneux ; assurez-le bien que s’il me met en besogne, j’inventerai pendant un mois de suit les contes les plus ridicules sur l’homme de Gisors, et que de deux jours l’un on le vendra dans les rues à deux liards la pièce, et que je saurai bien le faire mourir de rage sans me compromettre.

On dit que M. de Laverdy a été chassé sans pension. On dit que le premier projet de M. d’Invaux est de chasser tous les robins de la finance ; ce sont gens qu’il faut acheter les uns après les autres, et trop cher.

M. d’Invaux est très-bien lié : c’est l’ami de MM. de Montigny, Turgot, Morellet. Ce dernier va devenir bien rauque. Il est fait secrétaire du bureau du commerce, place de quatre mille livres de rente. La confiance du mérite se joignant à celle de la richesse, qui est-ce qui le supportera ?

Il est tout jeune, ce M. de Villeneuve ! Ce qui achèvera de vous confondre, c’est qu’il est la bonté, la douceur, la politesse, l’affabilité mêmes ; et que madame est une bonne grosse femme, bien grasse, bien dodue, belle peau, grands yeux couverts, de grands sourcils noirs, et point du tout à dédaigner. Il y a quelque diablerie là-dessous que je n’ose déchiffrer ; cet homme si doux, si bon, si affable, a le ton singulier.

À votre avis, son procédé est donc bien inhumain ? Votre bonté m’enchante, et ma conscience commence à se tranquilliser. Vous avez raison : j’aurais été un homme abominable.

Le rendez-vous mystérieux vous intrigue donc beaucoup ? Au reste, j’en suis de retour, et voici la copie des quatre lettres qui l’ont précédé.


première lettre


Si dix-neuf ans d’absence ne m’ont pas, monsieur, absolument effacée de votre souvenir, je vous demande un jour où je puisse vous communiquer des choses fort importantes pour moi et peut-être pour vous. J’ai trois endroits où je puis vous voir avec tout le secret que vous exigerez : ici, à Paris, ou hors des barrières Saint-Michel où l’on m’a prêté une maison où je vais dissiper un noir chagrin qui me consume. La cause en est si connue que vous la savez sans doute. Ou vous êtes bien changé de ce que vous étiez, ou j’ai lieu d’attendre de vous la complaisance que je vous demande. Adressez votre réponse ici : on n’ouvre point mes lettres.


Réponse.


Madame,

Je suis à vos ordres. Des trois endroits que vous me proposez, choisissez celui qui vous sera le plus commode ; et j’y serai au jour, à l’heure que vous m’indiquerez. S’il est des sentiments que le temps efface, il en est d’autres qu’un galant homme retrouve toujours en soi.


deuxième lettre


Je vous reconnais, monsieur, aux derniers mots de votre lettre, et notre rendez-vous serait déjà arrangé, si je n’avais voulu en assurer la tranquillité. Elle est tout à fait nécessaire aux choses que nous avons à nous dire ; je tâcherai que ce soit ici. Je vous renouvelle les assurances de toute mon estime.


troisième lettre


J’ai enfin arrangé notre entrevue à mardi, 11 du mois. Vous viendrez à… vous y serez rendu à cinq heures au plus tôt et au plus tard. Mon appartement est aux entresols, n°… Vous laisserez votre voiture dans un des coins…, et vous monterez par l’escalier qui est au bout du corridor du côté… Cette attente a le pouvoir de suspendre mon profond chagrin. Ou je me trompe fort, ou vous aurez le secret de l’adoucir, ce qui est impossible à tout autre.


J’ai eu quelques aventures singulières en ma vie, mais aucune autant que celle-ci. Elle m’a fait beaucoup rêver. Damilaville, que je consultai, et qui me conseilla d’aller, me rendra justice que j’avais deviné l’énigme. À vous, mesdames ; je vous jure que si vous rencontrez, je vous avouerai tout. Je vous assure, mademoiselle, que la position de M. de la Villemenne n’y fait œuvre, et que j’ai bien moins besoin d’indulgence que lui. Après cet aveu, n’allez pas revenir sur vos pas : il faut avoir des principes ou non. Un peu de baume, madame de Blacy, une goutte seulement et point de prières. Mais grand merci de l’un et de l’autre : je n’en ai que faire.

La maladie de la mère avait différé le bouquet de l’enfant au mercredi suivant : c’était Bron, Naigeon, un certain provincial que vous ne connaissez pas, et si vous le connaissez, c’est M. Touche, mon commissaire, qui est trop délicieux pour s’en passer, un M. Fèvre qui est fou de ma fille ; et moi. Je ne compte pas les femmes, les musiciens. Nous avons soupé jusqu’à dix heures du matin. Je n’ai pas bu une goutte d’eau ; ils chancelaient tous, j’étais ferme sur mes pieds. Dix bouteilles de Champagne rouge, trois de Champagne mousseux blanc, une bouteille de Canarie, des liqueurs de deux ou trois sortes, et du café ; sans la moindre insomnie, ni le plus léger mal de tête. Je ne vous disais pas que, le reste de la compagnie partie, nous avons joué, le commissaire Touche et moi, au trictrac jusqu’à cinq heures du matin ; et puis me voilà à mon lait le matin et à ma limonade le soir ; et frais comme une rose… un peu passée.

Le prince a pensé me faire devenir fou ; mais comme il est honnête et bon, tout s’est arrangé. Il est venu à l’heure du souper, et voulait à toute force être du nombre des convives. Je l’ai déterminé à nous laisser ; mais ce n’a pas été sans peine.

Eh bien, vous aurez donc encore votre abbé Marin ? Mademoiselle, si vous vous en trouvez mal, cherchez quelque autre que moi qui vous plaigne.

Les portraits ! les portraits ! Le hourvari de la petite maison que nous avons évacuée, notre installation dans un hôtel garni, ont un peu dérangé les suites de notre mystification. Ce volume, c’est moi qui l’ai écrit ; c’est la chose comme elle s’est passée. Hélas, oui ! Nous revoilà dans l’hôtel garni.

Je comptais avoir de la place pour quelques douceurs. Je comptais aussi répondre à Mme de Blacy ; mais voilà mes quatre pages remplies : c’est ma tâche. Bonsoir, mesdames.