Lettres à Sophie Volland/122

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 309-311).


CXXI

Paris, le 24 juillet 1769.
Mesdames et bonnes amies,

Grondez-moi un peu ; mais plaignez-moi beaucoup. Je me porte bien, je ne sais pour jusqu’à quand. Joignez à l’accablement du travail celui de la chaleur ; je ne crois pas avoir autant travaillé de ma vie. Je me couche de bonne heure ; je me lève de grand matin ; et tant que la journée dure, je suis attaché à mon bureau. Je veux absolument qu’à votre retour, vous me trouviez dégagé de tout lien. Mes libraires veulent publier deux volumes à la fois ; ainsi voyez-moi entouré de planches de la tête aux pieds. L’absence de Grimm me donne une peine que je ne connaissais pas[1]. Je ne voudrais pas, pour autant d’or que je suis gros, continuer cette corvée le reste de ma vie. Et puis l’ouvrage de l’abbé Galiani[2] qu’il a fallu lire, relire et corriger. Ajoutez à cela toutes les distractions occasionnées par la bienfaisance et les importuns, qui, sûrs de me trouver chez moi, s’y rendent plus communs que jamais. Vous m’adressez des reproches de tous côtés ; il m’en vient d’Isle par mon amoureuse, il m’en vient de la rue des Vieux-Augustins par Mme Bouchard, il m’envient de la rue Sainte-Anne par M. Digeon ; et ceux que je me fais à moi-même, je vous assure que ce ne sont pas les moins durs. Malgré ma négligence, si vous ne voulez pas me châtier trop durement, croyez que je vous suis aussi tendrement attaché que jamais.

J’oubliais, parmi les occupations qui prennent mon temps, les soins que je prends de l’éducation de mon enfant : ah ! mademoiselle, la jolie enfant que j’ai là. Je vous jure qu’elle vous ferait tourner la tête à toutes. Il est incroyable le chemin que cette imagination a fait toute seule, combien cela a rêvé ! combien cela a réfléchi ! combien cela a vu de choses ! Il y a quelques jours que je lui confiai un ouvrage assez fort pour son âge ; à moitié de la lecture, elle me dit : « Cet homme-là ne m’a rien appris jusqu’à présent ; j’en savais autant que lui » ; et je jugeai aux réponses qu’elle fit à mes questions qu’elle disait vrai. Voilà tout mon bonheur pendant votre absence.

Bonjour, mes bonnes et tendres amies, comptez que les moments que je pourrai vous refuser, je vous les restituerai bien à votre retour. Je me prosterne aux pieds de maman, et je la supplie de ne me plus faire les gros yeux. Je tâcherai à l’avenir d’être un peu plus joli garçon. J’embrasse Mme de Blacy de tout mon cœur. Vous, mademoiselle, tendez-moi la main et faisons la paix. Quand j’y pense, je ne conçois pas moi-même comment on peut alarmer, inquiéter, faire du mal à celle qu’on aime, quand il ne faut que quatre lignes bien douces pour le lui épargner, et que l’âme, toujours la même, en dicterait un cent tout de suite. Je vous prie de dire à Mme de Blacy que je n’ai rien négligé jusqu’à présent de toutes les petites commissions qu’elle m’a données ; je ne désespère point des bons offices de M. Fontaine : un homme qui craint de s’éloigner sans donner signe de vie me paraît bien intentionné. M. Fontaine m’est venu voir purement et simplement pour me rassurer sur son silence et son absence. J’oubliais de vous dire que j’avais risqué d’aller voir Mme Bouchard, et que j’avais été effrayé au premier aspect de son mari ; il faut qu’il ait été à toute extrémité. J’ai bien peur qu’elle n’ait un peu enchéri sur les injures dont on l’avait chargée pour moi.

Bonjour, mesdames et tendres amies, Aimez-moi toujours avec mon défaut ; je tâcherai de m’amender. Voilà pourtant un Salon qui me va tomber sur le corps[3]. C’est bien dommage que je ne puisse plus vous rendre compte de mes pensées comme autrefois ; je vous proteste que nous y perdons tous des moments fort doux. Avez-vous fait de belles récoltes ? Êtes-vous bien riches cette année ? Quoique je ne vous dise rien de ma vie, ne me laissez rien ignorer de la vôtre, à laquelle je ne saurais prendre un médiocre intérêt sans être le plus ingrat des hommes.



  1. Diderot s’était chargé de continuer sa Correspondance.
  2. Dialogues sur le commerce des blés. Londres (Paris, Merlin), 1770, in-8.
  3. Celui de 1769.