Lettres à Sophie Volland/127

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 323-325).


CXXVI


Paris, le 22 septembre 1769.


Oh, oui ! vous avez bien deviné cela, bonne amie ! Grimm m’écrivait la veille de la dernière représentation, de Berlin, qu’il ne lui restait plus que cinq ou six cents lieues à faire. Il est arrivé une scène tout à fait sanglante à cette dernière représentation, qui a pensé troubler tout le spectacle. Au moment où l’on entend du bruit dans la maison, et où Saint-Albin menace de tuer le premier qui osera mettre la main sur sa maîtresse, une jeune femme qui était aux premières loges poussa un cri aussi aigu que celui de Saint-Albin, et se trouva mal. Cette jeune femme se montrait au spectacle la première fois après son mariage, comme c’est l’usage. Cela m’a valu la visite de son mari, qui a grimpé à mon quatrième étage pour me remercier du plaisir et de la peine que je leur avais faits. Ce mari est avocat général au parlement de Bordeaux ; il s’appelle M. Dupaty. Nous causâmes très-agréablement. Lorsqu’il s’en allait, et qu’il fut sur mon palier, il tira modestement de sa poche un ouvrage imprimé sur lequel il me pria de jeter les yeux avec indulgence, s’excusant sur sa jeunesse et la médiocrité de son talent. Le voilà parti ; je me mets à lire, et je trouve, à mon grand étonnement, un morceau plein d’éloquence, de hardiesse et de logique : c’était un réquisitoire en faveur d’une femme convaincue de s’être un peu amusée dans la première année de son veuvage, et menacée, aux termes de la loi, de perdre tous les avantages de son contrat de mariage. J’ai appris depuis que ce même magistrat adolescent s’était élevé contre les vexations du duc de Pdchelieu, avait osé fixer les limites du pouvoir du commandant et de la loi, et faire ouvrir les portes des prisons à plusieurs citoyens qui y avaient été renfermés d’autorité. J’ai appris qu’après avoir humilié le commandant de la province, il avait entrepris les évêques qui avaient annulé des mariages protestants, et qu’il en avait fait réhabiliter quarante. Si l’esprit de la philosophie et du patriotisme allait s’emparer une fois de ces vieilles têtes-là, oh la bonne chose ! Cela n’est pas impossible. Lorsque je revis M. Dupaty, je lui dis qu’en lisant son discours, ma vanité mortifiée n’avait trouvé de ressource que dans l’espérance que, marié, ayant des enfants, la soif de l’aisance, du repos, des honneurs, de la richesse le saisirait, et que tout ce talent ne réduirait à rien. Vous auriez souri de la naïveté avec laquelle il me promettait le contraire[1]

J’ai encore huit ou dix jours au moins à porter l’ennuyeux tablier. Je pense que depuis que vous vous êtes félicitées du retour du beau temps, si les eaux de la Marne se sont renflées en proportion de celles de la Seine, la bourbeuse rivière couvre les vordes, et vous tient assiégées dans votre château. Il y a longtemps qu’on a dépouillé les comètes de toute influence sur nos affaires ; est-ce à tort ou à raison ? ma foi, je n’en sais rien. Vous direz, vous, qu’elles font perdre au jeu ; mais maman dira, elle, qu’elles y font gagner ; et puis ce sera comme toutes les choses de ce monde, qui ne peuvent nuire à l’un qu’elles ne soient utiles à l’autre. Vitrichy ou plutôt Villie était un médecin prussien qui publia plusieurs ouvrages, entre autres celui dont vous me parlez, où il traita de quelques propriétés merveilleuses du succin et autres substances naturelles. Il n’est point mort à Francfort, comme le dit le président de Thou, mais à Libuze. Si vous en voulez savoir davantage et qu’il y ait dans le canton quelqu’un qui ait besoin d’un autre philtre que celui d’un bon verre de vin que vous lui présenteriez en le regardant d’une certaine façon, je me le ferai prêter. Eh bien, vos récoltes ne sont donc pas achevées ? et les chenilles sont donc en train de vous dispenser de celle des navettes ? Aussi, que ne les faisiez-vous excommunier ?

L’ouvrage de Neuilly est très-beau à voir ; mais l’architecte est toujours claquemuré par sa maladie. M. et Mme de Trudaine m’ont pris dans une belle passion ; il n’a tenu qu’à moi d’aller dîner deux ou trois fois à Châtillon en petit comité. Je n’en ai rien fait, parce que je suis un ours  ; mais j’ai promis, cela ne me coûte rien, parce que je ne m’engage jamais à tenir mes promesses. Je ne puis rien vous dire ni de M. ni de Mme Bouchard, que je n’ai point vus. Un anachorète ne vit pas plus retiré que moi. Je me garderai bien de vous envoyer mes Dialogues ; j’y perdrais le plaisir que j’aurais à vous les lire. D’ailleurs, sans me méfier de votre pénétration, je crois qu’il faut un petit commentaire. Cet ami qui était en quatrième avec les deux moines et moi, c’est un nommé Touche, dont vous aurez pu entendre parler à Mme  Le Gendre qui le connaissait et l’estimait. Vos jours et vos yeux ! Oh ! je vous conseille de vous avancer davantage si vous ne voulez pas que Mme  Casanove aille à l’enchère sur vous. Voici une nouvelle toute fraîche qui vous fera plaisir : le prince de Galitzin vient d’obtenir l’ambassade de La Haye, la meilleure de toutes et la moins pénible. Le voilà riche et paresseux à jamais ; le voilà au centre de la peinture ; le voilà proche de ses amis ; je suis sûr que la tête lui en tourne. Il part de Pétersbourg avec sa femme, qui fera ses couches à Berlin d’où ils se rendront en Hollande.

Je veux mourir, si je vois dans ce fragment épistolaire autre chose que ce que vous y voyez ; un homme qui, à l’occasion d’une bagatelle qui a pu vous être agréable, pousse sa pointe, et court après l’avantage d’avoir à se justifier auprès de vous des tendres sentiments qu’il a pris sans votre aveu, et qu’il ne désespérait pas de vous faire agréer. Cela n’est pas maladroit. Qu’il y réussît ou non, il se serait expliqué ; mais il ne vous connaît guère : vous ne répondrez point à cela.

Bonsoir, mesdames et bonnes amies. Je suis harassé de fatigue, et il est temps que Grimm rentre dans sa boutique.



  1. J.-B. Mercier-Dupaty (1744-1788), auteur des Lettres sur l’Italie qui eurent tant de vogue, et président à mortier du parlement de Bordeaux. Le plaidoyer dont il s’agit et que ne mentionne pas Quérard est intitulé : Discours de M. Dupaty, avocat général dans la cause d’une veuve, accusée d’avoir forfait avant l’an du deuil. 1769, in-8.