Lettres à Sophie Volland/19

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 397-398).


XVIII


À Paris, 9 octobre 1759.


Je revenais chercher mon bouquet, un mot doux, un baiser, une caresse… et vous saviez que j’arrivais, et que c’était le jour de ma fête[1] et vous vous êtes absentée ! mais il n’a pas dépendu de vous de rester ; il a fallu suivre. La mauvaise journée que vous aurez passée ! Bonsoir, ma chère amie ; vous vous portez bien ; Clairet me l’a dit ; c’est quelque chose. Cela me fait supposer qu’on ne manque pas tout à fait d’humanité. Vous avez envoyé un billet chez Grimm. Mauvaise tête, avez-vous pu penser que j’irais jusque-là ? Qu’eussiez-vous fait à ma place ? À la vôtre, j’aurais laissé le billet sur mon secrétaire, et moi j’aurais dit en moi-même : Il y aura après-demain quinze jours qu’elle n’a vu ce qu’elle aime ; elle a souffert, elle a désiré, elle est inquiète, son premier moment sera pour moi…

Ce n’est pas lui qui m’appelle ici, ma Sophie, c’est vous ; oui, c’est vous, croyez-le. Je vous le dis, je le lui dirais à lui-même, et il n’en serait pas fâché. C’est qu’il aime aussi, lui ; c’est qu’il y avait huit mois que nous ne nous étions embrassés ; c’est qu’il était deux heures et demie quand il est arrivé, et qu’à cinq il était reparti pour l’aller retrouver[2]… J’ai rendez-vous chez lui, au sortir d’ici… Quel plaisir j’ai eu à le revoir et à le recouvrer ! Avec quelle chaleur nous nous sommes serrés ! Mon cœur nageait. Je ne pouvais lui parler, ni lui non plus. Nous nous embrassions sans mot dire, et je pleurais. Nous ne l’attendions pas. Nous étions tous au dessert quand on l’annonça : C’est monsieur Grimm. — C’est monsieur Grimm ! repris-je, avec un cri ; et je me levai, et je courus à lui, et je sautai à son cou ! Il s’assit, il dîna mal, je crois. Pour moi, je ne pus desserrer les dents, ni pour manger, ni pour parler. Il était à côté de moi. Je lui serrais la main, et je le regardais. Jugez combien je vais être heureux tout à l’heure que je vous reverrai !… Après dîner, notre tendresse reprit ; mais elle fut un peu moins muette. Je ne sais comment le Baron, qui est un peu jaloux, et qui peut-être est un peu négligé, regardait cela. Je sais seulement que ce fut un spectacle bien doux pour les autres ; car ils me l’ont dit. Enfin, chère amie, il est ici ; quand il a su que vous y étiez aussi, il m’a dit : Et que faites-vous donc dans ces champs !…

On en a usé avec nous comme avec un amant et une maîtresse pour qui on aurait des égards ; on nous a laissés seuls dans le salon ; on s’est retiré, le Baron même. Il faut que notre entrevue l’ait singulièrement frappé. Mais à propos du Baron, le lendemain de son incartade, il entre chez moi le matin, et il me dit : « Il est une mauvaise qualité que j’ai parmi beaucoup d’autres que vous me connaissiez déjà : c’est que, sans être avare, je suis mauvais joueur ; je vous ai brusqué hier, bien ridiculement ; j’en suis bien fâché. » Comment trouvez-vous ce procédé ? Très-beau, je pense ! Adieu, ma Sophie ; estimez le Baron : si vous le connaissiez, vous l’aimeriez trop.



  1. La Saint-Denis.
  2. Mme  d’Épinay.