Lettres à Sophie Volland/21
XX
Je suis chez mon ami, et j’écris à celle que j’aime. Ô vous, chère femme, avez-vous vu combien vous faisiez mon bonheur ! Savez-vous enfin par quels liens je vous suis attaché ? Doutez-vous que mes sentiments ne durent aussi longtemps que ma vie ? J’étais plein de la tendresse que vous m’aviez inspirée quand j’ai paru au milieu de nos convives ; elle brillait dans mes yeux ; elle échauffait mes discours ; elle disposait de mes mouvements ; elle se montrait en tout. Je leur semblais extraordinaire, inspiré, divin. Grimm n’avait pas assez de ses yeux pour me regarder, pas assez de ses oreilles pour m’entendre ; tous étaient étonnés ; moi-même j’éprouvais une satisfaction intérieure que je ne saurais vous rendre. C’était comme un feu qui brûlait au fond de mon âme, dont ma poitrine était embrasée, qui se répandait sur eux et qui les allumait. Nous avons passé une soirée d’enthousiasme dont j’étais le foyer. Ce n’est pas sans regret qu’on se soustrait à une situation aussi douce. Cependant il le fallait ; l’heure de mon rendez-vous m’appelait : j’y suis allé. J’ai parlé à d’Alembert comme un ange. Je vous rendrai cette conversation au Grandval. Au sortir de l’allée d’Argenson, où vous n’étiez pas, je suis rentré chez Montamy, qui n’a pu s’empêcher de me dire en me quittant : « Ah ! mon cher monsieur, quel plaisir vous m’avez fait ! » Et moi, je répondais tout bas à l’homme froid que j’avais remué : Ce n’est pas moi ; c’est elle, c’est elle qui agissait en moi. À huit heures je l’ai quitté. Je suis chez lui[1] ; je l’attends, et en l’attendant je rends compte des moments doux qu’ils vous doivent et que je vous dois : mais le voilà venu. Adieu, ma Sophie, adieu, chère femme ! je brûle du désir de vous revoir, et je suis à peine éloigné de vous. Demain à neuf heures je serai chez le Baron. Ah ! si j’étais à côté de vous, combien je vous aimerais encore ! Je me meurs de passion. Adieu, adieu.
- ↑ Chez Grimm.