Lettres à Sophie Volland/28

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 430-433).


XXVII


Au Grandval, le 2 novembre 1759.


Le père Hoop nous a quittés ; mais en revanche, il nous est arrivé une dame. Elle n’est point mal de figure. À juger par le son de sa voix, le tour de ses idées et le ton de son expression, elle a du naturel dans l’esprit et de la douceur dans le caractère. Je suis fort trompé, ou elle a déjà bien souffert quoiqu’elle soit jeune. Ceux qui ont éprouvé la peine ont un signe auquel ils se reconnaissent.

Les dernières nouvelles qu’on nous a apportées de Paris ont rendu le Baron soucieux. Il a des sommes considérables placées dans les papiers royaux… Il disait à sa femme : « Écoutez, ma femme, si cela continue, je mets bas l’équipage, je vous achète une belle capote avec un beau parasol, et nous bénirons toute notre vie M. de Silhouette, qui nous a délivrés des chevaux, des laquais, des cochers, des femmes de chambre, des cuisinières, des grands dîners, des faux amis, des ennuyeux, et de tous les autres privilèges de l’opulence… » Et moi je pensais que pour un homme qui n’aurait ni femme, ni enfant, ni aucun de ces attachements qui font désirer la richesse, et qui ne laissent jamais de superflu, il serait presque indifférent d’être pauvre ou riche. Pauvre, on s’expatrierait, on subirait la condamnation ancienne portée par la nature contre l’espèce humaine, et l’on gagnerait son pain à la sueur de son front… Ce paradoxe tient à l’égalité que j’établis entre les conditions et au peu de différence que j’émets, quant au bonheur, entre le maître de la maison et son portier… Si je suis sain d’esprit et de corps, si j’ai l’âme honnête et la conscience pure, si je sais distinguer le vrai du faux, si j’évite le mal et fais le bien, si je sens la dignité de mon être, si rien ne me dégrade à mes propres yeux, si, loin de mon pays, je suis ignoré des hommes dont la présence me ferait peut-être rougir, on peut m’appeller comme on voudra, milord ou sirrah : sirrah, en anglais, c’est un faquin en français, la qualité qu’un petit-maître en humeur donne à son valet… Faire le bien, connaître le vrai, voilà ce qui distingue un homme d’un autre ; le reste n’est rien. La durée de la vie est si courte, ses vrais besoins sont si étroits, et quand on s’en va, il importe si peu d’avoir été quelqu’un ou personne. Il ne faut à la fin qu’un mauvais morceau de toile et quatre planches de sapin… Dès le matin j’entends sous ma fenêtre des ouvriers. À peine le jour commence-t-il à poindre qu’ils ont la bêche a la main, qu’ils coupent la terre et roulent la brouette. Ils mangent un morceau de pain noir ; ils se désaltèrent au ruisseau qui coule : à midi, ils prennent une heure de sommeil sur la terre ; bientôt ils se remettent à leur ouvrage. Ils sont gais ; ils chantent ; ils se font entre eux de bonnes grosses plaisanteries qui les égaient ; ils rient. Sur le soir, ils vont retrouver des enfants tout nus autour d’un âtre enfumé, une paysanne hideuse et malpropre, et un lit de feuilles séchées, et leur sort n’est ni plus mauvais ni meilleur que le mien… Vous avez éprouvé l’une et l’autre fortune : dites-moi, le temps présent vous paraît-il plus dur que le temps passé ?… Je me suis tourmenté toute la matinée à courir après une idée qui m’a fui… Je suis descendu triste ; j’ai entendu parler des misères publiques ; je me suis mis à une table somptueuse sans appétit ; j’avais l’estomac chargé des aliments de la veille ; je l’ai surchargé de la quantité de ceux que j’ai mangés ; j’ai pris un bâton et j’ai marché pour les faire descendre et me soulager ; je suis revenu m’asseoir à une table de jeu, et tromper des heures qui me pesaient. J’avais un ami dont je n’entendais point parler. J’étais loin d’une amie que je regrettais. Peines à la campagne, peines à la ville, peines partout. Celui qui ne connaît pas la peine n’est pas à compter parmi les enfants des hommes… C’est que tout s’acquitte ; le bien par le mal, le mal par le bien, et que la vie n’est rien.

Nous irons peut-être demain au soir ou lundi matin passer un jour à la ville ; je verrai donc cette amie que je regrettais ; je recouvrerai donc cet ami silencieux dont je n’entendais point parler. Mais je les perdrai le lendemain ; et plus j’aurai senti le bonheur d’être à côté d’eux, plus je souffrirai de m’en séparer. C’est ainsi que tout va : tournez-vous, retournez-vous, il y aura toujours une feuille de rose pliée qui vous blessera… J’aime ma Sophie ; la tendresse que j’ai pour elle affaiblit à mes yeux tout autre intérêt. Je ne vois qu’un malheur possible dans la nature ; mais ce malheur se multiplie et se présente à moi sous cent aspects. Passe-t-elle un jour sans m’écrire, qu’a-t-elle ? serait-elle malade ? Et voilà les chimères qui voltigent autour de ma tête et qui me tourmentent. M’a-t-elle écrit, j’interpréterai mal un mot indifférent, et je suis aux champs. L’homme ne peut ni améliorer ni empirer son sort. Son bonheur et sa misère ont été circonscrits par un astre puissant. Plus d’objets, moins de sensibilité pour chacun. Un seul, tout se rassemble sur lui. C’est le trésor de l’avare…

Mais je m’aperçois que je digère mal, et que toute cette triste philosophie naît d’un estomac embarrassé. Crapuleux ou sobre, mélancolique ou serein, Sophie, je vous aime également ; mais la couleur du sentiment n’est pas la même… On est allé à Charenton vous porter un volume de moi et chercher une ligne de vous. Et attendant, je piétine et je maudis la longueur du messager. Amour et mauvaise digestion. J’ai beau dire : Ce coquin s’est amusé dans un cabaret ; il n’a pu voir une couronne de lierre pendue à une porte sans entrer ; je ne m’en crois pas moi-même. Qu’est-ce donc que cette raison qui siège là, que rien ne corrompt, qui m’accuse et qui absout mon valet ? Est-ce qu’on est sage et fou dans un même instant ? Je n’ai presque rien fait aujourd’hui ; la matinée s’est échappée je ne sais comment, et je vous écris un mot ce soir pour me raccommoder avec moi-même. Je n’aurai pas perdu la journée, si j’en ai employé un quart d’heure à causer avec vous. Adieu, ma Sophie ! À demain au soir ou à lundi matin, s’il fait beau et si les projets du Baron ne se dérangent point. Gardez-moi les lettres de votre sœur, et, quand vous lui écrirez, ne m’oubliez pas. Serrez la main pour moi à M. de Prisye. Présentez mon dévouement et mon respect à Mlle Boileau. Laissez-moi oublier de votre mère, puisque c’est son projet.

Mais voilà notre nouvelle arrivée qui passe en chantant par mon corridor. Il me semble qu’elle a de la voix. Adieu, mon amie ! Soyez toujours bien sage. Pour moi, je suis les conseils que je donne. Je vous l’ai dit souvent, et, plus je vais, mieux je sens que je vous l’ai bien dit : il n’y a et il n’y aura jamais qu’une femme au monde pour moi. Et cette femme, qui est-elle ? C’est ma Sophie ; c’est elle qui pense à moi, mais qui ne m’écrit point. Car voilà mon messager revenu de Charenton sans lettres. J’ai de l’humeur ; je vais me coucher de peur de gronder mal à propos et de mériter toutes les épithètes que je donnerais à mon valet ; car, après tout, ce n’est pas sa faute, si l’on n’écrit point à Paris, et si cela me fâche.