Lettres à Sophie Volland/57

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 40-42).


LVI


Paris, le 1er décembre 1760.


Non, je ne vous attends plus. Je souffre trop à être trompé. J’ai remis votre lettre à Mlle Boileau. J’ai plaisanté M. de Prisye sur les dernières lignes de celle que je lui ai envoyée de vous. Tout cela s’est fort bien passé, et je suis chargé de vous présenter les amitiés de tout le monde. On vous aime ici et on vous y estime beaucoup. Ce n’est point un compliment flatteur qu’on veuille me faire.

Voici donc de nouvelles brouilleries qui s’apprêtent[1] ; vous en jugerez par un arrêt du Parlement, que je vous envoie. Autre nouvelle qui vous fera plus de plaisir. On joue à présent à Marseille le Père de Famille. Je suis désolé de ne pouvoir vous envoyer la gazette qui fait mention de son succès. Toutes les têtes en sont tournées. Entre autres choses qu’on y dit, et qui me font plaisir, c’est qu’à peine la première scène est-elle jouée, qu’on croit être en famille, et qu’on oublie qu’on est devant un théâtre. Ce ne sont plus des tréteaux, c’est une maison particulière. Si ces gens-là ont parlé d’après l’impression, il faut qu’elle ait été bien violente. Jamais aucune pièce n’a été louée comme elle est là. On la rejoue pour une actrice à qui on fait le cadeau de la recette d’une représentation. Un mot encore là-dessus : c’est qu’on ajoute que la difficulté de la déclamation et du jeu n’a pas, à beaucoup près, autant dérouté les acteurs qu’on le craignait.

Malgré moi, malgré vous, il a bien fallu écrire à cet illustre réfugié du lac[2]. Il a écrit deux lettres charmantes, l’une à Thiriot, l’autre à Damilaville ; elles sont pleines des choses les plus douces et les plus obligeantes. Thiriot a été chargé de me remettre les vingt volumes reliés de ses œuvres. Je les reçus mercredi ; vendredi mon remerciement était fait, il était en chemin pour Genève le samedi. Damilaville et Thiriot disent qu’il est fort bien. C’est une critique assez sensée de son Tancrède, c’est un éloge de ses ouvrages, surtout de son Histoire universelle[3], dont ils pensent que j’ai parlé sublimement ; c’est une excuse de ma paresse, c’est une exhortation à nous conserver une vie que je regarde comme la plus précieuse et la plus honorable à l’univers : car on a des rois, des souverains, des juges, des ministres en tout temps ; il faut des siècles pour recouvrer un homme comme lui, etc.

Trois hommes, M. de Limoges, M. Watelet, M. de La Condamine, concourent pour entrer à l’Académie. Il n’y avait que deux places vacantes ; M. de Limoges, à qui la première était assurée, s’est retiré, afin qu’aucun de ses deux concurrents n’eût le désagrément d’un refus. Cela est bien honnête. Il se fait cent mille actions comme celle-là par jour. Nous nous sommes arraché le blanc des yeux, Helvétius, Saurin et moi. Hier au soir ils prétendaient qu’il y avait des hommes qui n’avaient aucun sentiment d’honnêteté, ni aucune idée de l’immortalité ; nous plaidions avec chaleur, comme il arrivera toujours quand on aura des femmes pour juges. Mme de Valory, Mme d’Épinay, Mme d’Holbach siégèrent. J’avouais que la crainte du ressentiment était bien la plus forte digue de la méchanceté, mais je voulais qu’à ce motif on en joignît un autre qui naissait de l’essence même de la vertu, si la vertu n’était pas un mot. Je voulais que le caractère ne s’en effaçât jamais entièrement, même dans les âmes les plus dégradées ; je voulais qu’un homme qui préférait son intérêt propre au bien public sentît plus ou moins qu’on pouvait faire mieux, et qu’il s’estimât moins de n’avoir pas la force de se sacrifier ; je voulais, puisqu’on ne pouvait pas se rendre fou à discrétion, qu’on ne pût pas non plus se rendre plus méchant ; que si l’ordre était quelque chose, on ne réussît jamais à l’ignorer comme si de rien n’était ; que, quelque mépris que l’on fît de la postérité, il n’y eût personne qui ne souffrît un peu si on l’assurait que ceux qu’il n’entendrait pas diraient de lui qu’il était un scélérat. Cela fut vif ; mais ce qui me plut singulièrement, c’est qu’à peine la dispute fut-elle apaisée, que ces honnêtes gens-là, sans s’en apercevoir, dirent les choses les plus fortes en faveur du sentiment qu’ils venaient de combattre. Ils disaient d’eux-mêmes la réfutation de leur opinion, mais Socrate, à ma place, la leur aurait arrachée ; puis il aurait mis leur discours du moment en contradiction avec leur discours du moment précédent, puis il leur aurait tourné le dos en souriant finement. Chère amie, si vous vouliez faire usage de cette méthode avec la finesse, le sang-froid, la justesse que vous avez, personne n’y réussirait comme vous, et vous seriez mon Aspasie. Cette Aspasie-là de Socrate n’était pas si sage que vous. J’ai mille choses à faire. Je devrais être à l’Hôtel des Fermes, je devrais être chez le caissier de M. de Saint-Julien, je devrais être chez Mme d’Épinay, et je suis avec vous, et je ne saurais vous quitter. Adieu, mon amie. Ah ! vous ne m’aimez pas comme je vous aime. Vous ne prenez pas le retard de votre retour comme moi. Tant mieux : vous seriez trop à plaindre, si vous étiez aussi malade d’amour que moi. Il est fait, ce portrait qui me ressemble ; il sera chez Grimm demain. C’est lui qui m’aura. Adieu, adieu.



  1. Pour la publication de l’Encyclopédie.
  2. Voltaire.
  3. L’Essai sur les mœurs.