Lettres à Sophie Volland/59

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 46-49).


LVIII


À Paris, le 17 septembre 1761.


J’ai l’âme toute renversée. Je ne vous écris que pour vous empêcher de prendre de l’inquiétude. Vous savez le mal sensible que me causent l’injustice et la déraison ; eh bien, imaginez qu’il a fallu en supporter un débordement qui a duré plus de deux heures à s’écouler. Mais dites-moi quel avantage il en reviendra à cette femme, lorsqu’elle m’aura fait rompre un vaisseau dans la poitrine, ou dérangé les fibres du cerveau ? Ah ! que la vie me paraît dure à passer ! combien de moments où j’en accepterais la fin avec joie ! Ne vous offensez pas de ces sentiments. Vous êtes loin de moi, et mon cœur est encore tout gonflé. Dans trois ou quatre heures je dormirai. Demain je retrouverai l’amour au fond de cette âme que l’impatience et l’indignation occupent maintenant et tourmentent, les furies s’en seront allées pendant le sommeil ; la tendresse et tout son doux cortège reprendra sa place, et je ne voudrai plus mourir. Je vous plaignais d’être séparées ; je vous plains d’être l’une à côté de l’autre, sans jouir de ce bonheur.

Ce que vous me dites de l’enterrement et du testament de Clarisse[1], je l’avais éprouvé ; c’est seulement une preuve de plus de la ressemblance de nos âmes. Seulement encore mes yeux se remplirent de larmes. Je ne pouvais plus lire, je me levai, et je me mis à me désoler, à apostropher le frère, la sœur, le père, la mère et les oncles, et à parler tout haut, au grand étonnement de Damilaville qui n’entendait rien ni à mon transport ni à mes discours, et qui me demandait à qui j’en avais. Il est sûr que ces lectures sont très-malsaines après le repas, et que vous choisissez mal votre moment ; c’est avant la promenade qu’il faudrait prendre le livre. Il n’y a pas une lettre où l’on ne puisse trouver deux ou trois textes de morale à discuter.

Uranie, Uranie, chère sœur, vous négligez votre santé ! vous perdez votre estomac et vos forces sans ressource ; vous serez infirme à la fleur de votre âge, et vous quitterez la vie au moment où vos conseils, votre indulgence et vos secours seraient si nécessaires au petit sauvage. Ce fut quand Télémaque fut chez Calypso qu’il eut besoin de Minerve, et vous risquez de l’abandonner dans le vestibule de la caverne enchanteresse. Vous êtes juste. La vie est une mauvaise chose. Nous en convenons avec vous, elle et moi. Mais il faut la conserver en faveur de ceux à qui on a eu le malheur de la donner.

Non, je ne suis pas pressé de ces fragments ; vous me les renverrez quand il vous plaira. Je m’étais presque engagé d’aller retrouver, à la Chevrette, mes pigeons, mes oies, mes poulets, mes canetons et le cher cénobite. C’est une partie remise. Je viens de recevoir de Grimm un billet qui blesse mon âme trop délicate. Je me suis engagé à lui faire quelques lignes sur les tableaux exposés au Salon ; il m’écrit que, si cela n’est pas prêt demain, il est inutile que j’achève. Je serai vengé de cette espèce de dureté, et je le serai comme il me convient. J’ai travaillé hier toute la journée, aujourd’hui tout le jour. Je passerai la nuit et toute la journée de demain, et, à neuf heures, il recevra un volume d’écriture.

Il a l’air un peu sot, notre ami Saurin.

Les Cacouacs[2] ? c’est ainsi qu’on appelait, l’hiver passé, tous ceux qui appréciaient les principes de la morale au taux de la raison, qui remarquaient les sottises du gouvernement et qui s’en expliquaient librement, et qui traînaient Briochet le père, le fils et l’abbé dans la boue. Il ne vous manque plus que de me demander ce que c’est que Briochet. C’est le premier joueur de marionnettes qui ait existé dans le monde. Tout cela bien compris, vous comprendrez encore que je suis Cacouac en diable, que vous l’êtes un peu, et votre sœur aussi, et qu’il n’y a guère de bon esprit et d’honnête homme qui ne soit plus ou moins de la clique.

Vous croyez qu’un jour Saurin saura tout. Il ne sera pas de bonne humeur ce jour-là[3].

Oui, la Clytemnestre[4] du comte de Lauraguais est en vers, et quelquefois en très-beaux vers. Lorsqu’il me les lisait, je lui disais : « Mais, monsieur le comte, c’est une langue que cela ; où l’avez-vous apprise ? » On dit qu’il a à côté de lui un nommé Clinchant qui la sait. Mais que m’importe à moi que les beaux vers soient de Clinchant ou du comte ? le point important c’est qu’ils soient faits, et ils le sont.

On répand, depuis quelques jours, la mort de Mlle Arnould ; cela mérite confirmation. En attendant, l’abbé Raynal m’a fait son oraison funèbre, en me récitant quelques traits d’une conversation qu’elle avait eue avec Mme Portail, et où il m’a semblé que celle-ci avait fait le rôle de catin, et la petite actrice celui d’honnête femme. « Mais, mademoiselle, vous n’avez point de diamants. — Non, madame, et je ne vois pas qu’ils soient fort essentiels à une petite bourgeoise de la rue du Four. — Vous avez donc des rentes ? — Des rentes ! et pourquoi, madame ? M. de Lauraguais a une femme, des enfants, un état à soutenir, et je ne vois pas que je puisse honnêtement accepter la moindre portion d’une fortune qui appartient à d’autres plus légitimement qu’à moi. — Oh ! par ma foi, pour moi je le quitterais. — Cela se peut, mais il a du goût pour moi, j’en ai pour lui. Ç’a peut-être été une imprudence que de le prendre ; mais puisque je l’ai faite, je le garderai… » Je ne me souviens pas du reste. Il me reste seulement l’idée qu’il était aussi malhonnête de la part de la présidente, et aussi honnête de la part de l’actrice.

Votre morale et votre religion sont bonnes. Je n’en ai pas une autre, et je m’en tiens là. Adieu, mes bonnes amies ; commencez-vous à entrevoir dans l’éloignement la possibilité de votre retour ? Je vous embrasse toutes deux. Mme Le Gendre sur ses joues vermeilles ; car elle a seule le secret d’avoir des chairs fraîches et fermes et des joues vermeilles avec une mauvaise santé.



  1. Clarisse Harlowe.
  2. Mlle Volland avait sans doute demandé à Diderot la signification de ce mot. Moreau, l’historiographe, qui était fort hostile aux encyclopédistes, fit paraître un Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs (Amsterdam, 1757, in-12), où Montesquieu, Voltaire, Buffon, Rousseau, d’Alembert, Diderot et autres sont peints comme professant des principes pernicieux pour la société et la tranquillité publique. L’année suivante (1758), on vit paraître Catéchisme et décisions de cas de conscience à l’usage des Cacouacs, avec un discours du patriarche des Cacouacs pour la réception d’un nouveau disciple. À Cacopolis (Paris), 1758, in-12. Cette plaisanterie est attribuée à l’abbé Giry de Saint-Cyr, de l’Académie française. (T).
  3. Voir ci-après, p. 64.
  4. 1761, in-8o, non représentée. C’est Malfilâtre, et non Clinchant, qui fut le collaborateur de Lauraguais.