Lettres à Sophie Volland/83

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 141-144).


LXXXII


À Paris, le 30 septembre 1762.


Voilà ce que nous avons pu faire de mieux pour votre vingtième. En joignant, les années suivantes, quatre lignes de requête à une copie de cette décision, l’immunité de cet impôt sera prorogée tant qu’il nous plaira, quand même Damilaville, quittant sa place pour une autre, ne serait plus à portée de nous servir : cette remarque est de lui.

Je vous envoie la Consultation d’Élie de Beaumont pour les Calas ; et dimanche prochain le Mémoire.

Je ne trouve pas que, ni dans l’une de ces pièces ni dans l’autre, on ait tiré parti de certains moyens dont l’éloquence de Démosthène et de Cicéron se serait particulièrement emparée.

Le premier de ces moyens, c’est la probité de cet homme soutenue pendant le cours d’une vie de soixante ans et davantage. À quoi sert une vie passée avec honneur, si elle ne nous protège pas contre les attaques de la méchanceté et le soupçon d’un crime incertain, entre l’homme de bien et le scélérat ? Rien ne parle donc plus en faveur de l’un ; rien ne dépose donc plus contre l’autre ? Ils sont donc également abandonnés au sort ? Il me semble que c’était le lieu de plaider la cause de l’honneur et de la vertu reconnus, de dire aux juges : Lorsqu’on lit la malheureuse histoire de Calas, lorsqu’on voit un père dans la décrépitude, arraché du sein de la famille où il vivait aimé, honoré, tranquille, et où il se promettait de mourir, conduit sur un échafaud par des ouï-dire, il n’est personne qui ne frémisse d’horreur sur ce que l’avenir obscur peut lui destiner. L’homme de bien ne voit rien en lui qui le protège contre les événements. Après la mort de Calas, il voit avec douleur que sa conduite passée s’adressait vainement aux lois. Rassurez, messieurs, les gens de bien ; encouragez les hommes à la vertu, en leur montrant le poids que vous y attachez. Si un méchant accusé est à moitié convaincu devant vous par ses actions passées, pourquoi l’homme de bien ne serait-il pas à moitié absous par les siennes ?

Le second, c’est la mort de Calas. Si cet homme a tué son fils de crainte qu’il ne changeât de religion, c’est un fanatique ; c’est un des fanatiques les plus violents qu’il soit possible d’imaginer. Il croit en Dieu, il aime sa religion plus que sa vie, plus que la vie de son fils ; il aime mieux son fils mort qu’apostat : il faut donc regarder son crime comme une action héroïque, son fils comme un holocauste qu’il immole à son Dieu. Quel doit donc être son discours, et quel a été le discours des autres fanatiques ? Le voilà : « Oui, j’ai tué mon fils ; oui, messieurs, si c’était à recommencer, je le tuerais encore : j’ai mieux aimé plonger ma main dans son sang que de l’entendre renier son culte ; si c’est un crime, je l’ai commis, qu’on me traîne au supplice. » Au contraire, Calas proteste de son innocence : il prend Dieu à témoin ; il regarde sa mort comme le châtiment de quelque faute inconnue et secrète ; il veut être jugé de son Dieu aussi sévèrement qu’il l’a été des hommes, s’il est coupable du crime dont il est accusé. Il appelle la mort donnée à son fils un crime ; il attend ses juges au grand tribunal pour les y confondre. S’il est coupable, il ment à la face du ciel et de la terre : il ment au dernier moment ; il se condamne lui-même à des peines éternelles : il est donc athée ; il en a le discours ; mais s’il est athée, il n’est plus fanatique : il n’a donc plus tué son fils. Choisissez, aurais-je dit aux juges : s’il est fanatique, il a pu tuer son fils, mais c’est par le zèle le plus violent qu’un furieux puisse avoir pour sa religion. Il a donc rougi, en mourant, d’une action qu’il a dû regarder comme glorieuse, comme ordonnée par son Dieu ; il en a donc perdu le mérite en la désavouant lâchement ; sa bouche prononçait donc l’imposture en mourant ; accusé d’une action qu’il avait commise, et dont il devait se glorifier, il la regardait donc comme un crime ; il apostasiait donc lui-même, et, puni dans ce monde, il appelait encore sur lui le châtiment du grand juge dans l’autre. Athée ? Pourquoi, contempteur de tout Dieu et de tout culte, aurait-il tué son fils pour en avoir voulu prendre un autre que celui dans lequel il était né ? Je vous écris cela à la hâte, mais cela pourrait, entre les mains d’un homme habile et maître de l’art de la parole, prendre la couleur la plus forte[1]

Eh bien, il y a dans cette cause cent autres moyens secrets que les avocats ni Voltaire n’ont point aperçus.

Je ne sais plus que vous dire. Je suis accablé de fatigue. J’ai cru que je perdrais ma femme avant-hier : on n’osait arrêter ce flux de sang qui l’avait tellement épuisée, qu’elle en tombait cinq ou six fois par jour dans des sueurs glacées et des défaillances mortelles, parce qu’on craignait de faire rentrer l’humeur dans la masse du sang, et de causer une fièvre maligne. Il n’était pas possible non plus de le laisser aller plus longtemps, de peur qu’elle ne restât dans une de ces défaillances, ou qu’il ne se formât à la langue une excoriation, ou un ulcère dans les intestins. Dans ces perplexités, il a fallu jouer la vie de la malade à croix ou pile. On lui a donné la simarouba, écorce astringente, en boisson, avec des lavements appropriés au même effet ; le flux est arrêté, sinon en tout, du moins en grande partie. Les douleurs, d’aiguës qu’elles étaient, sont devenues sourdes ; la fièvre n’a pas augmenté ; point de sommeil ; toujours de l’embarras dans la tête ; toujours du dégoût, des envies de vomir ; mais les excréments commencent à se lier. Si j’osais, à ces symptômes physiques qui semblent annoncer la guérison, j’en ajouterais de moraux. Les médecins ne font point d’attention à ceux-ci, et je crois qu’ils ont tort. On est bien malade quand on perd son caractère ; on se porte mieux quand on le reprend. Tenez-moi pour mort, ou pour moribond du moins, l’une et l’autre, lorsque je n’aurai pas la plus grande peine ou le plus grand plaisir à penser à vous.

Je ne savais pas qu’on fût allé en Champagne. Ce soupçon est une de ces idées qui me sont venues comme elles vous viennent. Lorsque notre esprit abandonné à lui-même se promène en sautillant sur les choses possibles, il est tout naturel qu’il s’arrête de préférence sur celles qui l’intéressent. Un homme jaloux, que rien n’inquiète ni ne distrait, a encore des pensées de jalousie.

Mais ce qui me peine, c’est de ne jamais apprendre les choses ; il faut que je les devine. Cela me fait penser qu’on est dans l’usage de me les dissimuler et qu’on espère que je les ignorerai.

Mademoiselle, je vous souhaite beaucoup de plaisir, des petits déjeuners bien gais le matin, des lectures douces, des promenades agréables avant et après le dîner, des causeries tête à tête et bien tendres, à la chute du jour ou au clair de la lune, sur la terrasse. Mme Le Gendre et madame votre mère vous devanceront dans les vordes, si vous y allez ; et vous irez. Vous suivrez à dix ou vingt pas, et vous aurez ainsi cette liberté qui s’accorde avec la passion et la décence ; vous aurez du moins le plaisir d’entendre et de dire, sans gêner.

Je ne veux rien savoir absolument ; j’aime mieux m’en rapporter à mon imagination, qui ne m’affaiblira pas sûrement votre bonheur.



  1. Tout ce qui précède se trouve dans la Correspondance de Grimm (15 janvier 1763), mais avec des développements qui ne sont pas de Diderot.