Lettres à l’étrangère - Nouvelle série/04

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Lettres à l’étrangère – Nouvelle série [1]
Honoré de Balzac

Revue des Deux Mondes tome 56, 1920


LETTRES Á L’ÉTRANGÈRE
NOUVELLE SÉRIE[2]


A Madame Hanska, à Dresde.

Mercredi [21 octobre 1846].

Hélas ! ma minette chérie, je n’ai que mauvaises nouvelles de tous côtés. Hier, j’ai travaillé comme un nègre, ou comme un [Alexandre] Dumas ; j’ai écrit la valeur de deux chapitres, et j’ai corrigé les trente colonnes que j’avais en épreuves sur mon bureau. C’est effrayant. Toutes les démarches faites pour avoir de l’argent ont été couronnées d’un insuccès complet. Primo : Bertin à qui j’ai envoyé la Ch[ouette], est devenu froid, et, sans positivement refuser, a dit ce : « Nous verrons » qui est le non des gens polis. Et cependant l[es chapitres écrits d]es Petits Bourgeois sont composés en imprimerie. Secundo : Furne est tombé dans une fureur épileptique quand on lui a demandé ce qui m’est dû, et [il] a dit de le réclamer judiciairement. Il a parlé de mes retards !… Eux, qui, en cinq ans, n’ont pas fait une annonce. Enfin, c’est un procès à avoir ou du moins de grandes difficultés pour obtenir ce qui m’est dû par un traité. Et l’on parle de ne pas nous faire payer d’avance par les libraires ! Ah ! on ne connaît pas cette race-là ! Ainsi, de vingt mille francs (quinze mille de Furne, et cinq mille de Bertin), zéro. J’avoue que ce n’est pas effrayant seulement pour le moment, mais [aussi] pour l’avenir. Voici pourquoi : j’ai tant de travaux littéraires, en novembre, en décembre et janvier, qu’il m’est impossible de me livrer aux soins que demande la créance Furne, et je l’ai comptée, dans mes recettes, en croyant Furne un honnête homme, et c’est le fripon riche, le fripon dans le genre de Gosselin. C’est donc effrayant, comme je te le dis.

Maintenant, je ne puis compter que sur l’argent du Constitutionnel et [sur] celui d’un traité par lequel je m’engagerais à faire [de la copie] et c’est une autre impossibilité.

Dans le dédale où je suis, il faut travailler, travailler sans relâche, finir avant tout les Parents Pauvres, car ce n’est pas des élégies qui me donneront de l’argent, et il en faut : En ce moment, il n’y en a pas du tout ici ; je suis à la merci d’un paiement de cent francs à faire. Et j’attends les caisses qui valent sept cents francs, et ma montre de Genève, [qui coule] cent francs ; total huit cents francs, et le ménagé est sans argent !

Ne m’en veux pas, mon bon cher Evelin, de tout ceci. J’ai cru à du bonheur dans les affaires d’argent en voyant le plus’ immense des bonheurs affleurer sur moi.

Je travaillerai. Je me sens jeune, plein d’énergie et de talent devant ces nouvelles difficultés. Positivement toi [ici], dans un hôtel cachée, je ferai successivement les Paysans, les Petits Bourgeois, [la Dernière Incarnation de] Vautrin, le Député d’Arcis, Une Mère de famille, et le théâtre ira son train. C’était pour me livrer à cette immense et nécessaire production que je voulais me caser promptement à Beaujon, puisqu’il m’est impossible de rester ici.

Allons, adieu pour aujourd’hui. Il faut faire au moins vingt feuillets pour me tirer, d’affaire. On met aujourd’hui le bahut chez Mme [de] Girardin, et la cheminée ici. Je te baise avec un amour insensé ; je te bénis de baisers et je te souhaite tous les petits bonheurs du voyage, si tu es en route.


Vendredi, 30 [octobre].

Hélas ! mon petit loup adoré, je ne puis que te dire bonjour. Hier j’ai travaillé dix-neuf heures et aujourd’hui il en faut travailler vingt ou vingt-deux. C’est la copie qui me mène. Il en faut seize ou vingt feuillets par jour, et je les fais et je les corrige ! Le Constitutionnel a épuisé mon avance [de copie] et il faut lui en faire ! Je n’ai pas quitté ma table.


Samedi [7 novembre]. A deux heures du matin.

Hier, mon loup adoré, j’ai reçu ta petite lettre, et, sans la lire, je l’ai baisée avec les larmes aux yeux en pensant à ce divin héroïsme et à ta désobéissance au médecin. Ne fais plus cela, si tu risques ta santé, chère idole de mon cœur. J’ai eu de l’orgueil d’être tant aimé ; puis, j’ai frémi de ton imprudence, oh ! chérie, chérie ! Puis ta lettre m’a donné froid dans le dos, quand j’ai lu ces mots : « Arrange-toi comme tu pourras avec les Rothschild ; ne compte sur moi pour rien. » Pauvre loup, tu ne sais pas ce qui se passe ici. Le Nord est à cent soixante-quinze francs au-dessous de notre [prix d’}acquisition, et il faut oublier qu’il existe. Je ne veux pas perdre quarante mille francs. Si l’on vendait [en ce moment], on perdrait cela. Dans quelque temps, mes valeurs vaudront à peine vingt-huit mille francs, au lieu de quatre-vingt-dix ; et, dans six mois, cela vaudra cent et autant de mille francs.

En arrêtant tout à Beaujon, mes engagements [actuels] sont de quarante mille francs, à payer d’ici le 25 décembre. S’il faut que je paie cette somme par mes propres forces, il faut que je le sache dès à présent, car je serai forcé de tenter un coup désespéré, et qui influe sur ma conduite [présente].

Ecoute : il faut écrire alors les huit volumes des Paysans du 15 novembre au 15 décembre, c’est-à-dire un volume tous les quatre jours. Comment sort-on d’un pareil travail ? Et cependant ta lettre ne me permet pas d’attendre une réponse. J’ai trente-deux feuillets [à faire] encore pour finir la Cousine Bette. Demain, dimanche, ils seront finis. Les Deux Musiciens seront terminés dans cinq jours. Nous serons au 13. Le 14 je [re]commence les Paysans, et je ne quitterai mon bureau que le 15 décembre, les ayant finis, car il faut payer R[othschild] le 25. Je mourrai, plutôt que de recommencer, avec toi, ma vie depuis dix ans, et plutôt que de perdre la somme énorme que nous perd[ri]ons en ce moment. Si l’on soupçonnait ma gêne, les libraires s’entendraient pour m’égorger. Ils donneraient cinquante francs de ce qui vaut cent francs… Huit volumes en un mois ! J’en ai fait cinq en six semaines lors de mon voyage à [Saint]-Pétersbourg, et Dieu sait dans quel état j’étais. Aujourd’hui, il faut doubler la dose, et hier, en me couchant j’ai contemplé froidement mes obligations, et je me suis dit : « Je les ferai, car c’est mon unique ressource. »

Je viens de récapituler mes obligations ; les voici : trois mille francs à un ébéniste, seize mille aux entrepreneurs, dix-huit mille à Rothschild, trois mille à Foss[art], et cinq ou six mille d’obligations absolues. Tout cela sans compter ma vie ici ni mes affaires de dettes anciennes.

Ne te tourmente pas, au nom de Dieu et de nous [et] de mon bonheur à venir, de cette situation. A moins de maladie, j’y ferai face. Je te l’explique pour que tu comprennes que je ne puis quitter mon bureau. A compter de demain, je n’existe [plus] pour personne ; je ne vis qu’avec les ouvriers [de l’imprimerie] de la Presse ? La gouv[ernante] ira et viendra chez les libr[aires] pour faire les traités. Je travaillerai vingt heures par jour et j’arriverai sans doute ! Et, le 13 de décembre, je partirai pour t’aller chercher à Mayence. Et remarque bien qu’il faudra faire les Petits Bourgeois en janvier.

Tu me dis d’arrêter tout à Beaujon. Que j’arrête [ou] que je laisse finir, la dépense est due. Ce serait une folie. Il faut, au contraire, avoir l’air pressé, pour ne plus donner de soupçons. D’ailleurs, la maison est éventrée ; la mauvaise saison commence ; on ne peut pas laisser une maison dans l’état où cela est J’ai tiré le vin, il faut le boire.

Encore un coup, louloup, je ne t’écris ceci que pour l’expliquer la position où je me trouve. Toi, tu n’as rien à faire qu’à joindre les mains et [à] crier à Dieu : « Sauvez-le ! » tous les soirs, comme font les femmes des maris qui sont sur un champ de bataille. Si l’on disait mon entreprise à [Alexandre] Dumas, il se mettrait à rire, car il n’y a que lui qui puisse savoir la témérité de mon entreprise. Il s’agit de faire vingt feuillets par jour pendant quinze jours et [de] les corriger [aussi] !

Eh bien ! je t’aurai apporté en dot une belle maison, bien meublée ; voilà le résultat. Aussi, pour ne rien risquer, aurai-je endossé le gilet de flanelle dès mardi prochain. Il suffirait d’un rhume pour renverser cet échafaudage littéraire.

Ah ! mon loup, tu ne sais pas ce que c’est que de faire des volumes. C’est joli à lire quand ils sont jolis ; mais, c’est une plus rude besogne d’en faire huit, que [de faire] la campagne d’Iéna ! Quand hier, en allant au Constitutionnel, ta lettre sur mon cœur, j’ai, vu que ce travail était ma seule ressource (car Furne, c’est un procès pour avoir de l’argent), j’ai frissonné, de Passy au Palais-Royal ! (Fais-moi dire quand il faudra arrêter l’envoi des journaux). Et remarque que « les Paysans, c’est un chef-d’œuvre attendu, exigé, voulu, à faire ! Prie le bon Dieu pour moi, et [prie-le] qu’il y ait toujours au bout de ma plume des idées, comme il y aura de l’encre’ S’il ne s’agissait [encore] que d’idées : mais il faut du style !

Allons, adieu, chère fleur d’amour adorée. Ne te tourmente pas, je comprends ta position. Dis-toi que tu es si puissante sur moi, que je t’aime tant, que ton amour me préservera de toute anicroche, et que j’accourrai vainqueur à Mayence. N’attends plus beaucoup de lettres de moi, car il me sera vraisemblablement impossible de t’écrire autre chose que deux mots, deux lignes, tous les jours, pour te dire : « J’ai fait tant de feuillets ; je vais bien. »

Oh ! mon louloup, après tout, ce n’est pas pour des créanciers, c’est pour notre nid que je travaillerai. Cette idée est plus puissante encore [sur moi] que la perspective de notre entrevue à [Saint]-Pétersbourg, [il y a trois ans]. Que ta charmante sœur ne t’empêche pas de venir, car, d’abord, il faut que nous passions un petit quart d’heure devant M. le maire, et puis, [toi] allant à Beaujon et moi restant ici, personne au monde né saura rien, surtout si tu as deux domestiques allemands.

Mille tendresses, mille caresses ; soigne-toi bien, dorlote-toi bien. Mais, surtout, exige ton acte de naissance, et sois bénie de Dieu, toi et tes chers enfants, vous tous qui êtes ma vie et mon bonheur ! Oh ! tloulup, comme je baise mon cher Vic[tor-Honoré] et mon divin min[ou] !


Lundi 9 [novembre]

J’ai énormément travaillé hier. J’aurai fini les Parents pauvres, qui m’enrichiront, d’ici à cinq à six jours. L’idée de mettre au théâtre le Père prodigue m’a pris, et je suis sorti de trois heures à cinq heures, et je suis allé à la poste, où j’ai trouvé ta chère lettre et celle de Georges. Je m’étonne que le 4, tu n’aies pas encore reçu les journaux. Tu les auras eus le lendemain.

Cette semaine qui vient, le Nord baissera, dit-on, encore de cinquante francs ; comme je te le disais, je ne puis rien faire des deux cent vingt-cinq actions. Il faut me jeter dans l’abîme des Paysans, et, malheureusement, je sens d’affreuses douleurs au diaphragme, évidemment causées par le café.

N’importe, le 10, je serai plongé dans cette fabuleuse entreprise. Les entrepreneurs demandent déjà de l’argent. Je ne dors plus d’inquiétudes, et je travaille [pourtant].

La Cousine Bette a un tel succès qu’en allant demander à Mme de Girardin l’adresse de [Nestor] Roqueplan, elle m’a dit que l’on s’occupait d’[en] tirer une pièce. J’ai couru chez lui, et j’ai réclamé mon droit de priorité et de paternité. Je ne me doutais pas de ce qu’était la Cousine Bette. Tu [y] verras des scènes les plus belles que j’aie trouvées jusqu’à présent dans ma carrière littéraire. Cette semaine, j’espère que ton médecin te permettra de lire ou de te faire lire cela.

Il me reste toujours vingt-cinq feuillets environ à écrire sur la Cousine [Bette] et soixante-quinze sur le Cousin [Pons]. Car, tu as raison, je changerai le titre, et l’antagonisme sera mieux compris par : la Cousine Bette, le Cousin Pons.

Le Théâtre-Français vient de m’envoyer nos entrées, et je l’en ai remercié en lui annonçant : l’Éducation du prince.

Il est trois heures du matin. Si ce matin, je fais deux chapitres (seize feuillets), tout sera sauvé, car j’achèverai [le Cousin] Pons en faisant les Paysans. Je garderai le pauvre Pons comme une distraction.


Mercredi [11 novembre].

Hier, j’ai perdu toute ma journée chez Véron, et à attendre le directeur du Constitutionnel pour faire mon compte. J’y retournerai aujourd’hui, car il faut en finir. Il me faut une trentaine de mille francs, je suis impatient de m’appliquer aux Paysans. J’ai cependant encore aujourd’hui trente-sept feuillets à écrire pour terminer la [Cousine] Bette, et soixante-sept pour finir le Cousin Pons. C’est cent feuillets [encore]. Ma santé n’est pas altérée, mais le voyage que nous ferons ensemble sera bien nécessaire. Il me fera tout autant de bien à la santé qu’au cœur.

La maison ne s’achève point et les entrepreneurs deviennent exigeants. Oh ! mon pauvre louloup, combien d’argent il me faut ! Les Parents pauvres donnent vingt-trois mille francs. C’est avalé comme une fraise. Les vingt-cinq mille francs des Paysans passeront comme un feu de paille. J’espère vendre à Souverain cent feuilles de la Comédie Humaine et, si cette affaire se fait cette semaine, j’aurai sauvé la position. Mais je serai engagé. Ton voyage en Ukraine, au mois de mai, me permettra de terminer ces nouvelles obligations. Ma situation en ce moment est souveraine. G[eorge] Sand n’en peut plus ; elle n’est sympathique que par la Mare au Diable, et elle n’en fait pas souvent. Elle et [Eugène] Sue se sont coulés à cause de la prédication politique. A[lexandre] Dumas est humilié avec le Constitutionnel et la Presse, il est en Afrique. Il a cru mettre les journaux dans l’embarras. Soulié est bien tombé. Je reste seul, plus brillant, plus jeune, plus fécond que jamais. Les Parents pauvres ont un succès formidable. Les Paysans vont venir ; puis, après, aux Débats, les Petits Bourgeois. C’est à les étourdir tous. Les épreuves de la Com[édie] Hum[aine] m’absorbaient et me prenaient tout mon temps. On va voir ce que je puis gagner par an et ce que je puis faire ! Je compte donner aux Débats, Une Mère de famille, et à la Presse, le Député d’Arcis, en 1847, et faire jouer, aux Français, l’Éducation du prince. Ce sera une année au bout de laquelle j’aurai cent mille francs à moi, mes dettes payées, ma maison payée, mon mobilier payé !

Chaque année, je veux faire mille francs de rentes à mon moutard et ne jamais quitter les jupes de la maman. Oh ! comme je t’aime ! tu ne sais pas combien tu es aimée. Je te le dirai quand nous nous reverrons, dans quelques jours, je l’espère-.

Allons, adieu ; voici le jour, et il faut écrire vingt feuillets, si c’est possible. Mille gentillesses à nos enfants et au m[inou] chéri. Amasse comme je paie, et nous serons bien riches !


Mardi [17 novembre].

Mon bon loup chéri, j’ai reçu hier ta lettre, où tu me demandes d’aller te chercher à Leipsick. J’y réponds avant tout, en te disant que, le 6 décembre, j’y serai. Je n’y peux pas être auparavant, malgré le désir [que j’aurais] d’y aller à l’instant : primo, parce que je dois calculer dix jours pour finir les Parents pauvres ; secundo, parce que j’ai beaucoup de paiements à faire avant de partir ; tertio, [parce] que l’on n’est jamais payé à jour fixe aux journaux ; quarto, parce que je ne « puis pas partir sans avoir mis un domestique à Beaujon, [sans] y avoir installé les lits de domestiques et fait certaines dispositions, comme ta chambre, et quinto, finir des paiements là pour me soustraire à bien des ennuis ; sexto [enfin, parce] que je ne peux pas quitter sans que cette maison soit close, et gardée, etc.

Maintenant, ne t’inquiète pas du voyage ; tu le feras en parfaite santé, car je te magnétiserai depuis Leipsick jusqu’à Paris, et tu n’auras pas une douleur, je te le promets. Je suis en ce moment, par suite de mes travaux et de ma chasteté, d’une énorme puissance magnétique, et je suis sûr de ma santé. Il faudra quitter Dresde par un premier convoi du malin, afin qu’on ne te voie pas trop.

A dater du 27 de ce mois, je ne t’écris plus. Je t’écrirai le 26 une dernière lettre, que tu recevras le 30. Ma place sera retenue pour le 1er décembre. Il faut calculer par ce temps-ci cinq jours pour aller de Paris à Leipsick. Je, serai à la Stadt-Rom, l’auberge qui est presque contiguë au chemin de fer. Je n’aurai pas d’autre paquet qu’une malle, et nous continuerons aussitôt vers Paris, où j’aurai retenu pour moi, un appartement à l’hôtel- Sénet, rue du Faubourg-Saint-Honoré, à quelques pas de notre maison. Ce sera si ponctuellement exécuté que ma place à Francfort va être retenue.

Il y a longtemps-(je reprends) que je me &uis aperçu de ta vieille jeunesse, et plus tard, dans un an, l’esprit, un peu secoué par les contrariétés, re[de]viendra jeune et follement gai, comme dans ton jeune âge, lorsque tu sauras ce qu’est le bonheur sans un nuage.

Je me suis voué à toi, à ton plaisir, à ton âme, à ta personne ! Mais c’est bien facile [à remplir], cette charmante tâche, car il y a longtemps que je suis amoureux fou de toi, de ta chair si tu veux ; et, à Francfort, cette adoration a décuplé. Je ne t’avais jamais vue si belle, ni si bien à mon aise. Sois, tranquille, mon loup adoré, tu as ; la beauté prisée, la beauté rare, ce- qui fait le mari fidèle. Je serais sans excuse !

Vraiment, tu es mon rêve, mon rêve le plus ambitieux réalisé ! Tu ne sais pas, toi, diamant perdu dans un désert, tout ce que tu vaux, [car] tu ne t’étonnerais pas [alors] de mon adoration sans bornes. Ah ! quel plaisir pour moi de répéter que ambition, orgueil : , esprit, intelligence, monde (vanité même ! ), volupté, charme, tu satisfais à toutes ces exigences. Il y a dans la Cousine Bette bien des lignes dictées par toi. Les reconnaîtras-tu ? Oui ; ton cœur battra ; tu te diras : « Ceci a été écrit pour moi. Je suis ce qu’il démontre être la rareté féminine : le dévouement, la piété, la vertu et le plaisir, le divin plaisir ! » Aie bien de l’orgueil, car je pense tout cela de toi, et, sans toi, je ne l’aurais pas inventé. Tu m’es plus chère que ma vie, car tu es ma vie heureuse. Tu es si bien tout pour moi que je ne vivrais jamais sans toi.

[L’autre jour], Mme de Girardin me parlait mariage, et voici ce que je lui ai dit : « Madame, ce serait si bien pour moi, que j’espère sans croire. Il y a quatorze ans que j’aime cette personne uniquement, noblement, purement. Je suis avant tout son ami, au point de faire quinze cents lieues pour satisfaire un de ses caprices, et je voudrais qu’elle en eût beaucoup. Si je ne l’épouse pas, je sais qu’elle ne se mariera pas, et être son ami suffit à l’orgueil de ma vie. Ah ! si elle me disait (car je ne l’apprendrais que d’elle) : « Je me manie à tel prince, » en dix jours je serais mort. Ce n’est pas de la fatuité : c’est qu’elle est ma vie depuis quatorze ans. Voilà tout : il y a longtemps que fortune, nom, etc. tout ce qui séduit vulgairement les hommes n’est [pour] rien là-dedans ! J’aime chevaleresquement et noblement ; et je crois à du retour. La piété profonde de cette dame est mon garant. Si elle mentait à mon amitié, Dieu n’existerait pas pour moi. Voilà la vérité des romans que le monde fait, car je sais qu’on cause de cela sans en rien savoir. » Elle est restée abasourdie [et] elle m’a regardé drôlement : « Je parais très gai, spirituel, étourdi, si vous voulez ; mais tout cela est un paravent qui cache une âme inconnue à tout le monde, excepté à elle. J’écris pour elle, je veux la gloire pour elle. Elle est tout : le public, l’avenir ! »

— Vous m’expliquez, m’a-t-elle dit, la Comédie Humaine. Un pareil monument ne se fait que comme cela.

Non, son étonnement a été égal à son orgueil. Elle a vu qu’on ne pouvait rien sur moi, qu’il y avait [là] l’armure d’acier de l’amour saint, pur, vrai, éternel, sans partage ! Ah ! si tu m’avais entendu ! Enfin, tu dois savoir comme je t’aime !


A Madame Hanska, à Dresde.

[Passy, ler-2 décembre.]

[Mardi], 1er décembre.

Au moment où j’étais en voiture pour aller à la malle-poste, j’ai passé à la poste de Passy pour prendre mes lettres, et j’[y] ai trouvé trois lettres : celle des enfants, la tienne arrivée le 30 novembre et celle arrivée le 1er décembre. Comment pouvais-je décommander mes places retenues et payées à Paris, et [celle] retenue à Francfort ? Hélas ! j’avais retenu et payé un délicieux appartement, auprès de Beaujon, pour un mois ! Qu’est-ce que tout cela devant ma douleur ? Je viens de pleurer trois heures, comme un enfant. Je comprends tout. Ce serait une cruauté gratuite que de te parler de moi. Je me tairai. Mon premier mouvement était pour partir ; mais l’épouvantable obligation qui pèse, sur ma tête m’a cloué sur place. Rothschild ne fera p.is le versement pour moi : les act[ions] sont, tombées trop bas pour cela. Il faut que je gagne seize mille cinq cents francs d’aujourd’hui au 15 janvier, et il faut faire face aux dépenses de la maison qui sont égales à cette somme au moins. Donc, si tout me poussait à Dresde, les affaires et les travaux à entreprendre m’ont glacé dans mon chagrin. Il est dit que ma vie sera un long assassinat !

Au sortir de ce terrible travail de la Cousine Bette, il faut avoir fini maintenant les Paysans pour la fin de décembre (huit volumes), et faire tout ce qu’il faudra pour trouver les sommes dont j’ai besoin, car il faut perdre toute espérance sur le Nord ; il ne haussera que lorsque les versements seront terminés. Je ne puis compter que sur ma plume. Mais demander trente-deux mille francs à mon travail en quarante jours, c’est sacrifier ou ma vie ou ma réputation.

D’aujourd’hui, jour bien cruel pour moi, car c’est la mort de bien des espérances, je me replonge dans la fournaise ardente d’où je sortais pour te ramener ici. Tout m’est odieux. Tous mes efforts pour te faire un palais inconnu, tous mes succès, tout devient des épées dirigées sur moi.


Lundi, [7 décembre].

Hier, j’ai attendu pendant toute la journée les gens de l’Époque sans pouvoir rien faire, et j’ai fini par aller chez Mme Valmore, qui a perdu sa fille, et chez ma sœur, où je devais me montrer au moins une fois pendant que le prétendu fait la cour à ma nièce. Le mariage parait devoir se faire à la fin de ce mois-ci. Je suis allé, en sortant de chez ma sœur, chez Mme de Girardin, où j’ai fini par voir le gros Saint-Priest, qui coquète avec l’Académie, et qui ne veut pas, dit-il, y entrer sans titre[s littéraires] et [seulement] comme un grand seigneur. Il n’est pas, dit-il, assez modeste pour cela. On m’invite beaucoup à me présenter. La Presse et Mme de Girard[in] cabalent beaucoup pour cela. J’ai quarante-sept ans, et l’on dit qu’il faut absolument faire une candidature pour rien. Peut-être ferai-je celle-ci.

Ce matin, je me suis levé très tard. Voici le 7 et rien n’est commencé. C’est une situation à faire frémir.

Mme Valmore a envoyé son fils coucher ici, et il vient de partir après déjeuner. Je me suis levé a neuf heures ; il est midi. Je ne me sens pas la tête (elle est bien brisée, bien vide) dans ma disposition de travail. Je vais aller voir où en est la maison, et peut-être défaire un marché de lanterne pour notre escalier, et acheter les deux dessus de porte pour la salle à manger, puis aller à la poste où, depuis huit jours, je ne trouve rien, ce qui me tue, te sachant malade.


Mardi, [8 décembre].

Voici huit jours que le désespoir et le chagrin sont entrés dans mon âme, dans mon cœur et dans mon pauvre cerveau ! Dieu seul sait quels ravages ils y ont faits, moi qui n’existe que par l’espoir, et qui suis un phénomène d’espérance. Rien ne m’occupe, rien ne me distrait, rien ne m’attache plus. Je ne croyais pas que je pusse tant aimer un commencement d’être ! Mais c’était toi, c’était nous. La résignation me vient difficilement : me voici lésé.

Je me trouve [en tête-à-tête] avec une pensée notre qui ne me quitte pas : c’est de [ne pas] savoir comment tu vas, ce que tu fais. Dans les affreuses circonstances où je suis, pressé par des nécessités d’argent que le malheur du temps nous fait, pressé par des angoisses de cœur épouvantables, j’ai dit : « Je ne puis pas aller à Dresde pour deux jours et en revenir, cela ferait douze jours, et perdre douze jours de travail c’est perdre l’argent nécessaire en janvier aux actions. » Voilà mon raisonnement. Eh bien ! je perdrai ces douze jours à me consumer en efforts, en allées et venues, en inanité de cervelle, et voilà en effet le huitième jour [arrivé], et il m’est impossible de faire lever mon cerveau qui s’est couché comme un cheval fourbu. Il ne sent ni le coup de fouet ni l’éperon. Ce phénomène [m’]est arrivé déjà cent fois depuis dix-huit ans, et jamais avec de pareilles causes de désolation, et, si je retrouvais la faculté d’inventer, de composer, je me jetterais dans le travail, à y mourir ! Mais l’organe fatigué se refuse à tout. Tu le vois, me voici levé à deux heures, à une heure et demie même, car je viens de passer une demi-heure à allumer mon feu, à boire mon café, à ranger mes papiers, et voici que ma montre marque trois heures ; voici une heure que je t’écris à bâtons rompus, regardant le titre de [la Dernière incarnation de] Vautrin, mon papier blanc, les épreuves des Paysans, et me demandant : « Pourquoi pas de lettres ? Que fait-elle ? - A-t-elle encore ses enfants [auprès d’elle] ? Est-elle seule ? A-t-elle besoin de moi ? » Je suis exactement sur la place du marché, sous tes fenêtres, entre cette fontaine [que je vois] et les portes de l’hôtel de Saxe. Je me rappelle le porche couvert, etc… Que veux-tu, mon louloup ? Je suis [là] où je devrais être. Mon cœur fait son devoir ; il fait ce qu’il lui plait et le cerveau le sert ! Le cerveau l’a tant immolé à son travail qu’il faut bien qu’il le suive quelquefois ! Ah ! comme je t’aime ! Comme je sens que tu es ma chair, mon cœur, mon âme, ma vie, et toute la nature pour moi ! Comme mes intérêts compromis en paraissent mesquins ! Tu m’as écrit que je parle de dix-huit mille francs comme de dix-huit écus. Tu aurais dû dire : dix-huit sous ! Que veux-tu ? Je vais les gagner en dix-huit jours, car il le faut, et tu veux que ce soit autrement ?


A Madame Hanska, à Dresde.

[Passy, 9-11 décembre.]

Mercredi, 9 décembre.

Hier, levé à une heure, je n’ai pas pu écrire une ligne… Si, trois lignes, que tu trouveras dans l’enveloppe de cette lettre. Ces trois lignes inutiles, regarde-les. C’est le fruit de sept heures de veille[3] !

Ce matin, je ne me suis éveillé qu’à quatre heures, et, mes flambeaux allumés, mes fenêtres ouvertes, mon feu pris, il est cinq heures. Et je suis au 8, et il faut quatre mille francs le 15, et j’ai un billet de douze cents francs à [payer à] Buisson le 30 ! Aussi, ces dernières lignes écrites, vais-je me mettre à finir Vautrin.

J’ai fait une visite à Mme de Castries. Elle a un pied dans la tombe. Je n’ai jamais vu pareille destruction. C’est un cadavre qui s’habille. Elle m’a parlé mariage, elle a qui jamais je n’ai rien dit, et je l’ai convaincue facilement que j’ignorais tous ces cancans. Son père a été l’objet des coquetteries de la grand’mère de Mniszech. Elle se rappelle le bal et les folies de cette comtesse polonaise, sous l’Empire. Elle connaît beaucoup Mme Jacquaud, la femme d’un peintriot qui demeure à Beaujon, et elle savait que je m’occupe beaucoup de la petite maison de Beaujon, et alors je lui ai prouvé que l’état de mes affaires m’interdisait d’avoir une maison et que des amis faisaient tous ces frais-la pour moi, et que je les leur rembourserais plus tard, sans intérêt ! Alors, comme elle croit que c’est une princesse russe que je dois épouser, il a suffi de dire de toi : « Mais c’est une Polonaise ; elle a cinquante-huit ans et elle est grand’mère ! » pour que tous les cancans qu’on lui a faits tomb[ass]ent. Et, comme tu passes pour dix fois millionnaire, que Mme de Cas[tries] ne me souhaite que plaies et bosses, elle a cru facilement tout cela. Comme elle voit beaucoup de monde, elle sera d’un secours excellent.

Elle aime si peu me voir heureux, de quelque manière que ce soit, qu’elle m’a dit : « On dit que cette maison est affreuse. — Horrible, lui ai-je répondu, ça a l’air d’une caserne, et il y a devant un jardinet de trente pieds de large sur cent pieds de long. C’est comme un préau de prison. Mais que voulez-vous ? J’y ai trouvé solitude, silence et bon marché ; puis les trois cent mille francs de dépense toute faite de M. de Beaujon. Si M. Gudin le veut plus tard, j’aurai de l’espace ; c’est une affaire de patience. Et j’aurai même, plus tard, des remises et des écuries, quand je pourrai avoir des chevaux. »

Et quand elle a cru que j’étais mal [logé], que je ne [me] marierais jamais et que je refaisais des folies, elle a été charmante. Et voilà ma vieille amie.

Le fait est que l’aspect de la petite maison de Beaujon n’est pas flatteur. Aussi te disais-je hier de ne pas trop te monter la tête [à son sujet]. Ce ne sera une très bonne affaire que par la double acquisition du terrain devant et du terrain de côté. Mais cela ne se fera que lorsque la souveraine y sera.

Allons, adieu. Il faut faire vingt feuillets ou ne pas payer le 15 ! C’est ici qu’il faut vaincre ou mourir ! Si les enfants restent, je vais leur écrire un petit mot. Croirais-tu que les portes de la maison ne seront posées que demain !


Jeudi, 10 [décembre].

Hier, il m’a été impossible d’écrire une ligne et j’en suis venu à la triste extrémité, bourré de café, de lire des romans^.J’en ai lu trois dans ma journée : la Mare au diable, qui est un chef-d’œuvre ; la Fille du Cabanier et le Colporteur d’Elie Berthet. J’ai trouvé des inspirations pour les Vendéens dans Elie B[erthet] [le Colporteur]. Madame [de] Girardin m’a annoncé Lautour [-Mézeray], et m’a invité à dîner [avec lui]. J’y suis allé et j’en suis revenu à neuf heures, me coucher. Je viens de me lever à cinq heures, et ma tête est plus que jamais vide, sourde, muette ; j’en suis désolé, car je suis en présence de nécessités si cruelles, que je ne sais que devenir. J’espère que, d’une minute à l’autre, le bouchon qui arrête le torrent cérébral va sauter . Le temps est affreux ; il pleut, il neige, il fait gris. Je suis maussade et malheureux de trois manières : cœur, corps et tête. Enfin, je n’éprouve aucun plaisir à aller chez les marchands de bric-à-brac. C’est le plus grand symptôme d’abattement. Il me faut cependant les deux dessus de porte pour la salle à manger. Je ne veux aller que dimanche à la maison, pour voir si les ouvriers la quittent, il me faut aussi un domestique pour la garder et j’en ai manqué un. Ça ne se retrouve pas.


Vendredi, 11 [décembre].

Hé bien ! hier, j’ai eu la constance de rester assis à ma table, comme un écolier au piquet, pendant toute la journée, depuis mon réveil jusqu’à mon coucher sans pouvoir extraire de mon cerveau deux lignes, ni quoi que ce soit qui ressemble à une pensée. Et j’ai lu, de guerre las, Une maison [de Paris], un roman d’Elie Berthet, [ce] qui n’a pas duré deux heures. J’ai beaucoup pensé à nous, à notre vie à venir. Je me suis dit que c’était affreux de ne se, réunir qu’à nos âges, et de tarder encore. J’ai maudit mes dettes, et leur cause surtout. Et j’ai pensé que j’en refaisais. Je me suis couché à sept heures, au lieu d’aller à un spectacle quelconque, car je veux travailler. Me voici levé à trois heures du matin ; je ne me sens pas plus disposé qu’hier. Tel est le cerveau ; cet organe n’obéit qu’à ses propres lois, lois inconnues ! Rien n’agit sur cette bouillie. Me voici devant des ouvriers, des entrepreneurs à payer ; il faut faire un versement de seize mille francs. J’aurais, par-dessus le marché, mon honneur, ma femme, à sauver ; [j’aurais] à donner du pain autour de moi ; cela ne ferait pas sortir une ligne [de cet organe rebelle]. Et mon pauvre loup me dit : « Achève les Paysans, travaille, ne t’inquiète pas de moi, » et, pour ton amour, on ne me ferait pas écrire ! Ah ! comme j’avais raison de [vouloir] partir ! J’ai dépensé tout autant d’argent qu’à [aller te voir]. [Nous] voici le 11 ; je t’aurais vue, je t’aurais embrassée ; je me serais rajeuni, rafraîchi, j’aurais vu mes deux petits saltimbanques heureux. Tu m’aurais renouvelé, comme Antée quand il avait touché la terré ! [Tandis que voici] onze jours pris par le chagrin, par la mélancolie la plus noire, sans distraction possible.


A Madame Hanska, à Dresde.

[Passy, 15-17 décembre.]

Mardi, 15 [décembre].

Il est trois heures du matin ; j’ai été réveillé trois fois par l’inquiétude, car, hier, après l’arrivée du courrier, il n’y avait pas de lettre de toi, et je ne vis plus depuis. Aussi, hier, suis-je allé par la ville, en marchant beaucoup.

Je suis allé chez M. Paillard, pour voir aux bronzes et aux montages. J’ai décommandé la table à manger, qui n’était pas commencée, et j’ai vu tous les ouvriers qui travaillent pour moi, afin de les activer.

D’ici à trois jours j’aurai décidé si je poursuivrai la candidature de l’Académie française, et c’est très probable, car, si je dois être refusé deux fois, il faut me débarrasser des visites qui sont si ennuyeuses, et je vais prendre trois heures, de deux heures à cinq, tous les jours, pendant trois à quatre jours, [pour en finir]. On ne fait les visites qu’une fois ; mais encore faut-il les faire.

Voici ce que j’ai à payer à la fin du mois : un effet à Buisson, mon tailleur, douze cents francs : mille francs à l’ébéniste, trois mille aux entrepreneurs, qui me laisseront tranquille [ensuite] pour deux radis ; mille francs pour des meubles ; onze cents francs à Soliliage ; sept cents francs à Eude ; mille francs à Tours ; six cents francs pour la table de la bibliothèque ; mille francs pour mon ménage ; cinq cents francs à Liénard et six cents francs pour le lustre de la salle à manger ; six cents francs pour les rideaux et quatre cents pour la garniture des sièges et les dessus de porte. Tout cela fait douze mille six cents francs, et, [si je les avais], je serais à peu près au niveau. Puis il faut seize mille francs pour le versement.

J’ai l’espoir d’un emprunt pour les seize mille francs au moyen des soixante-quinze actions qui me restent ; et quant aux douze mille six cents francs, voici par quels travaux je vais les couvrir. Une nouvelle pour le Musée des Familles, intitulée : La Chasse aux malheureux, trois feuilles de la Com[édie] hum[aine], quinze cents francs. Une autre nouvelle pour les Débats ou pour le [Journal du] Dimanche intitulée : Adam le Rêveur, cinq feuilles, deux mille cinq cents francs. La fin de Vautrin, quatre mille francs, pour l’Époque, sept à huit feuilles. [Le cousin] Pons, pour le Constitutionnel, trois mille francs. Total, onze mille, sans compter [le produit de ces ouvrages] en librairie. Il faut avoir fini tout cela en quinze jours ; il y a vingt-et-une feuilles de la Comédie humaine [à écrire]. J’espère avoir tout terminé pour le 10 janvier, et, en février, les Paysans serviront à rendre les seize mille francs, empruntés à six pour cent.

Ma tête s’est enfin dégourdie, comme tu sais, et j’ai fait hier six feuillets. Ces messieurs de l’Époque viennent ce matin. Des douze mille six cents francs il n’y a que cinq mille francs de promis. Tout le reste peut attendre les premiers jours de janvier.


A Madame Hanska, à Dresde.

[Passy, 18-19 décembre.]

Vendredi, 18 [décembre].

Hier, à deux heures, en allant à la noce de Chl[endowski], je me suis foulé le pied, le même de l’autre année, quand je suis allé vous retrouver à Rome. C’est la troisième fois que j’ai cet accident. Je suis allé à la noce tout de même, et, ce matin, j’attends M. Nacquart qui me dira ce que j’ai. C’est avec des peines inouïes que j’ai pu gagner mon cabinet, ce matin à quatre heures. Cette fois, ce n’est pas le coup de fouet, c’est une simple foulure, je le crois. C’est au pied de la montagne [de Passy] que cela m’est arrivé, sur une partie de glace que je ne voyais pas. Dans les circonstances où je suis, et où j’ai besoin de tant d’activité, si le docteur me condamne au repos, je ne sais comment faire. Je vais travailler, voilà tout.

Ne t’alarme pas, mon loup ; ce n’est qu’un accident si vulgaire, que je ne t’en parlerais pas, si je ne te disais pas tout. Je sens un engourdissement douloureux dans le pied, autour de la cheville ; il m’est impossible de me servir de ma jambe. Je ne pourrai pas aller à la poste de plusieurs jours, et c’est là la plus vive contrariété.


[Vendredi], 25 [décembre], Noël.

Tu n’as pas affaibli le chagrin que l’accident terrible m’a causé quant à tes souffrances, mais tu as diminué mes regrets, car je souhaitais bien vivement un Vict[or-Honoré]. Un Vict[or-Honoré] ne quitte pas sa mère, et tu l’aurais eu pendant vingt-cinq ans près de nous. C’est ce que nous avons à vivre [ensemble]. Hier j’avais repris du café ; j’ai dormi très tard. Ma jambe me fait beaucoup plus souffrir, maintenant qu’elle va vers la guérison, que quand elle était dans la période d’inflammation. Je n’en ai plus que pour cinq à six jours. Je me suis levé à huit heures, et je n’ai pas pu déjeuner et me trouve [occupé] à écrire avant onze heures. Je ne sais, par suite de ce retard, si cette lettre pourra partir [ce matin] ; aujourd’hui [jour de] Noël, les courriers parlent plus tôt, et il faut que la Chouette soit partie, en course, pour que je l’envoie [la lettre] à la poste.

Il parait qu’on pave [à] la maison, et qu’on achève de poser les ornements extérieurs. Je vais avoir six petits comptes à solder : le couvreur, le paveur, le bitumier, l’ornementiste, le fumiste et le jardinier. Tout cela va faire trois mille francs, et [avec] les trois mille francs à donner aux gros entrepreneurs, puis [les] deux mille francs dus à l’ébéniste, c’est huit mille francs à payer, et [avec] trois mille francs [nécessaires] à la fin du mois, c’est en tout dix mille francs à trouver par mon travail. Tu vois que, si je paie cela, je ne puis pas payer le versement. J’ai donc un urgent besoin du peu dont tu peux disposer. Ce peu me sauvera en me permettant de payer les choses les plus pressées de la maison. Sois tranquille, tout ce que j’avance à la maison, je le reprendrai au trésor-louloup.

Tu me fais frémir avec tes idées de retourner dans ce sauvage pays où tu meurs et de me planter là, sous prétexte de refaire un trésor-louloup. Mon seul trésor-louloup, c’est toi. Sans toi, point de trésor. Si nous n’étions pas mariés à la fin de juillet prochain, je ne répondrais plus de moi. Le chagrin me dévorerait ou j’en finirais avec une pareille vie. Tu oublies, quand tu parles ou que tu écris ainsi, que voilà vingt ans que je lutte, la plume à la main. Nous serons bien légitimement l’un à l’autre, à la face d’Israël, de juillet à octobre 1847, et nous l’aurons bien payé tous deux, ce bonheur-là ! Tu iras, de mai à juillet, à W[ienzchownia] arranger tes affaires avec tes enfants, mettre ta terre à la banque, et laisser une procuration à Georges pour la vendre à un prix fixé, et nous nous marierons, à ton retour, sans bruit, le plus secrètement possible. Voilà notre avenir ! De mai à septembre j’achèverai la maison, et je finirai de payer mes dettes. Quand tu auras vu ta maison, il te prendra un si vif désir d’y finir tranquillement, ta vie, bercée dans le cœur de Noré, qui travaillera là tout doucement, côte à côte de son loup, que tu feras le diable pour y revenir, j’en suis sûr. Tu me dis de ne [plus] rien acheter : hélas ! à trois ou quatre mille francs près, toutes les acquisitions sont faites. Nous avons tout notre mobilier. C’est à coup de romans qu’il faut lutter. Tu [le] vois, l’Époque publiera [la Dernière Incarnation de] Vautrin ; la Presse, les Paysans ; et les Débats attendent les Petits Bourgeois. Tout cela fait quarante mille francs [à toucher]. Ce n’est pas avec une pareille somme à gagner que je désespérerai de ma position, appuyé sur deux cent vingt-cinq [actions du] Nord !

Allons, adieu, mon âme, ma bien-aimée, ma petite-fille chérie, ma bonne et excellente femme, mon Evelin et mon Evelette, adieu ; à demain. Je voudrais que tu reçoives une lettre tous les jours pour te consoler, te rendre de la force et de la vigueur. Je voudrais l’envoyer mon énergie avec mon amour, avec cette affection surhumaine qui a grandi presque en te sachant souffrante, et pour nous ! .. Ah ! pauvre aimée !… Mon Dieu, si tu savais dans quel état j’ai été ! Je n’ose pas te le dire ! J’ai failli mourir de douleur, je suis de ces natures qui, lorsqu’elles ne succombent pas dans le premier quart d’heure du désastre, se relèvent fortes. Seulement, ma pauvre intelligence a été si secouée par le cœur qu’elle ne vaut pas encore grand’chose. Et pas un cœur à qui parler, chez qui gémir ! Aussi, as-tu vu pleuvoir mes lettres, je ne suis heureux qu’en l’écrivant. Il me semble que tu es là, que je te parle, que je te tiens, que je le vois !

Ce feuillet ne verra jamais que la lumière de vos yeux, belle dame. C’est un de ces tâtonnements inutiles que je fais en commençant une œuvre.


L’ECOLE DES BIENFAITEURS[4]

Parmi les personnes choisies qui venaient parfois à l’hôtel de la Chanterie, car on avait fini par donner ce nom à la maison de la rue Chanoinesse, peut-être à cause de la grandeur des œuvres qui s’y consommaient, Godefroid, le néophyte, eut bientôt remarqué deux conseillers à la Cour Royale de Paris. La grande piété de ces deux magistrats leur valait au Palais le surnom de jésuites, quoique la discrétion enveloppât de ses voiles et leurs pratiques religieuses et leurs actes de charité. L’excessive douceur de leurs manières, l’humilité chrétienne de leur conduite, avaient aidé beaucoup à cette fausse renommée, en ce sens que le peuple a fini par prendre en mauvaise part le nom de jésuite. A la longue, on reconnut le peu de justesse de cette dénomination, car tous deux offrirent le modèle du magistral d’autrefois. Ils étaient aussi fermes que savants ; leurs mœurs, d’une antique pureté, faisaient de leur vie une vie de dévouement et de labeur. Ils avaient une tempérance qui atteignait à la frugalité. Couchés et levés de bonne heure, ils s’adonnaient aux affaires et ils rappelaient tout à fait le bon et excellent Popinot, devenu célèbre après sa mort par les miracles de sa charité. Mais ils se vantaient d’être ses élèves. L’un était le président Grignault, et l’autre l’un des Conseillers les plus célèbres comme président des assisses, M. Briasson. L’un et l’autre avaient été de 1825 à 1832, juges au Tribunal de première instance de la Seine, et s’y étaient acquis une grande considération. Les premiers, ils devinèrent le mérite de feu Popinot et le vengèrent de vingt-cinq ans d’oubli. Ni l’un ni l’autre, ils ne demandèrent jamais aucun avancement. Ils étaient devenus l’un, président, l’autre conseiller, par la puissance de leur mérite. Ils avaient pour doctrine l’utilité sociale relative, selon leur expression, c’est-à-dire que, dans quelque place qu’on soit, on rend service au pays en en accomplissant bien les devoirs. Ils venaient tous les quinze jours environ diner chez Mme de la Chanterie le dimanche et ils étaient à la Cour Royale.


A Madame Hanska, à Dresde.

[Passy, jeudi], 31 décembre, midi.

Mon bon louloup, je reçois ta lettre mise à la poste le 26 ; c’est cinq jours [de route], comme tu vois. Comme je ne te demande tes trois mille francs que pour le versement du Nord, [le versement obligé] de nos actions, c’est comme si tu les employais pour toi. Remarque qu’il faut que j’en trouve [encore] treize mille et que treize mille arrangeraient toutes les difficultés. Ce que tu as à faire, c’est de prendre un effet de trois mille francs sur Paris. Les Bassenge te le passeront à ton ordre, et tu me l’enverras endossé ; voilà, tout. Songe que tu peux [censément] te servir de moi pour avoir de Paris toutes sortes de choses.

Au nom de notre affection, ne retourne pas dans cet affreux pays, seule, dans une pareille saison I Viens, et viens le plus tôt possible. Tu auras un appartement à toi, sous mon nom, dans une rue écartée des Ch[amps-]E[Iysées], à deux pas de Beaujon. Jamais on ne saura que tu es venue à Paris. Donne-moi février, mars et quinze jours d’avril ; je travaillerai près de toi, et tout ira bien. Je vais mettre toutes voiles dehors, et, dans les trente jours de janvier, j’aurai tout payé, [tout] ce qui est à payer. Donne-moi les trois premiers mois de ta liberté ; je les veux. N’aie aucune peur. Tu ne sortiras pas ; tu te promèneras loin de tout, quand il faudra te promener. D’ailleurs, j’aurai à travailler nuit et jour auprès de toi. Tu seras recluse avec moi. Que tu sois le 30 mai dans ton affreux pays, c’est tout ce qu’il faut ; eh bien ! tu y seras.

Je t’écrirai peu maintenant, car il faut travailler à vingt feuillets par jour. Ma jambe est toujours enflée ; mais je ne vois aucun danger. Je dis cela en réponse à quelques lignes de ta lettre auxquelles tu as, à l’heure qu’il est, bien des réponses, car tu as une lettre [de moi] tous les jours ou tous les deux jours. Depuis que je te sais seule, je passe ma vie à t’écrire, comme tu l’as vu. Maintenant tu vas être sevrée de cela, car j’ai à peine le temps d’écrire ce que je dois écrire.

Viens, mon ange aimé ! Comment, après ce qui vient de se passer, peux-tu vouloir m’ôter le bonheur, et comment, sachant ce que j’ai à faire, veux-tu m’ôter le bonheur de travailler sous tes yeux ? Non, c’est de la barbarie ! Tu ne veux donc pas voir, ô Eve, ton petit Paradis ? Tu n’es guère curieuse. Ta sœur ne saura rien ; elle ne m’a pas vu depuis un mois, et ne me verra plus que deux fois. Je me défie des tiens.

Sois tranquille sur ma fortune ; elle sera solide, et tu le verras au premier coup d’œil Je sais à quoi m’en tenir sur ce que tu appelles la Glacière. Nous avons pour vingt-cinq mille francs de réparations et de glaces, etc.. La maison coûte cinquante-deux mille francs, frais compris ; c’est soixante-dix-sept mille francs sans meubles. Quand tu verras cela, si tu es ù même de comparer, tu m’en diras des nouvelles. J’aurais eu pour cinq à six mille francs de loyer à Paris, et il fallait déménager [d’ici] le 1er avril. Voilà des chiffres desquels je suis sûr. Les dépenses sont à peu près finies et M. Santi a les mémoires.

Dans les six premiers mois de 1847, j’aurai payé toutes mes délies. Eh bien ! j’aurai encore cent actions du chemin de fer [du] Nord, et la maison payée. Qu’en dis-tu, loup, qui trembles de mes folies ? Ne t’épouvante de rien ; je paierai quinze mille francs ce mois-ci, et après cela, viens en février, viens le plus tôt possible, car, je te [le] dis, je t’arrangerai dans un petit coin. Il vaut mieux attendre [l’achèvement de la maison] dans un bon petit appartement dans le faubourg du Roule, qu’à Dresde, et, surtout [l’attendre] avec son loup près de soi ! Viens donc essayer notre bonne vie.

Allons, adieu. Il est temps de mettre cette lettre à la poste et de t’envoyer mon cœur et mille caresses. Comment ? louloup, cet homme t’a dit ce que je pense, que tu es mille fois plus ravissante aujourd’hui qu’à Genève (et j’en suis sûr ! ) Eh bien ! je lui en veux plus de t’avoir dit ce que j’ai dans l’âme, que de sa passion insensée. Oui, il était avec la Wyse ; elle a eu, je crois, un enfant de lui.

Soigne-toi, remets-toi, et dis-moi que le 5 février tu seras à Wessenfels, à m’attendre. Tu n’attendras pas longtemps. Mais, j’aime mieux Erfurth. La poste [aux chevaux] est sur une grande place où sont les hôtels, et je puis te trouver facilement [là]. Mille tendresses. Adieu loup. Je ne comptais pas l’écrire aujourd’hui ; j’ai travaillé toute la nuit. A demain. Mais tu n’auras de lettre que dans quatre jours. Mon Dieu ! que je t’aime ! Tu m’as dit vivre en moi, comme moi je vis en toi ; mais je n’ai pas d’Anna pour me partager le cœur. Ce n’est pas un reproche ; c’est pour te dire que je suis tout à toi. Mille bons baisers de Cannstadt.

Tu as bien fait de ne pas aller dans le monde. Reste chez toi ; guéris-toi bien. Le monde est un tonneau garni de canifs, comme celui qui me faisait frémir dans l’Adroite Princesse de Perrault.

Reste chez toi, dorlote-toi. Cette Joséphine t’aurait-elle guérie, si pour lui faire passer délicieusement une soirée, tu t’étais fais mal ?

Sa lettre est un chef-d’œuvre d’égoïsme.

Tu n’as les journaux que jusqu’au 15 janvier. Passé ce terme, qui te fait le[s recevoir à Dresde, jusqu’au] 20, « Viens les prendre… » a dit le Spartiate. Oh ! viens, mon loup ! Mon travail sera [alors] pour moi comme, un amusement.

Mille caresses encore.


H. DE BALZAC.


  1. Voyez la Revue des 15 décembre 1919, 15 janvier, 15 mars 1920.
  2. Voyez la Revue des 15 décembre 1919, 15 janvier, 15 mars 1920.
  3. Voici ces lignes :
    Dernière incarnation de Vautrin.

    — Que ferons-nous de Jacques Collin, ou de ce prêtre espagnol, Carlos Herera car je ne sais pas sous quelle forme je dois le considérer ? dit M. Camusot au procureur général.

  4. Il s’agit ici d’un fragment de l’Envers de l’histoire contemporaine.