Lettres à l’Abbé Le Monnier/02

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Lettres à l’Abbé Le Monnier
Lettres à l’Abbé Le Monnier, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XIX (p. 359-361).


II


Je n’y veux rien faire à cette pièce, mon très-cher abbé[1]. Malheur à ceux qui n’en seront pas fous ! Dans l’état où elle est, c’est un chef-d’œuvre de simplicité, de finesse, de force. Le génie et le naturel y brillent de tout côté. C’est l’ouvrage d’un très-habile et du plus honnête homme du monde. Je courus avant-hier toute la matinée après lui, pour lui accorder une petite portion de sa récompense, l’admiration et l’éloge d’un ami dont il connaît la sincérité, et dont il ne méprise pas le jugement. Je lui remis en même temps une lettre de Grimm qu’il peut regarder comme l’expression des sentiments de toute notre société de la rue Royale. Voyez cette lettre, elle contient quelques observations sensées auxquelles il est facile de satisfaire. Nos vues, bonnes peut-être, le jetteraient dans un travail infini ; et puis je craindrais que l’ensemble n’en prît un air tourmenté. Je ne veux point du tout le mot de philosophe, ni dans une bouche ni dans une autre. Il me plaît infiniment que le titre de la pièce ne s’y trouve pas seulement une fois..... Si la scène de la comtesse de province ne fait point d’effet, c’est qu’elle commence mal ; je vous l’ai dit, c’est une scène assise. Qu’elle vienne cette comtesse exprès pour s’entretenir avec son frère de l’établissement de son neveu, alors elle donnera à ce frère cent coups de poignard et qui seront tous sentis du spectateur. Pour la scène des violons, je crois que placée et exécutée comme Grimm l’a pensé, elle fera bien. Ce n’est pas tout cela qu’il faut corriger, mon ami ; mais bien premièrement ce foutu Brizard qui joue sans âme, sans pathétique, sans force, et qui, au premier coup de marteau qui a fait renverser plusieurs femmes sur le fond de leurs loges, ne sait pas se laisser tomber dans son fauteuil ; c’est cet insipide Grandval qui balbutie son rôle et qui le fait si bêtement, si bêtement, qu’à présent que je me le rappelle, je ne sais comment il n’a pas fait tomber la pièce. Jetez-moi ce sot bougre-là hors de la scène, il n’est plus bon à rien ; ce sont les trois quarts de cette racaille au beau milieu de laquelle nous étions, et qui ne seront faits de mille ans d’ici pour bien sentir la vérité et la simplicité de ce drame ; que diable voulez-vous que je réponde à un plat qui me demande si je trouve cela écrit ? « Et foutre non, lui réponds-je, cela n’est pas écrit, mais cela est parlé. » Si cet homme était en état de sentir combien ma réponse est bonne, il ne se serait pas mis dans le cas de l’entendre. Mon cher ami, si Sedaine ne recueille pas de son talent, cette fois-ci, tout l’honneur qui lui est dû, je connais quinze à dix-huit honnêtes gens qui en seront plus affligés que lui. Parmi ces honnêtes gens-là, il y a trois femmes très-aimables, très-jolies, qui veulent absolument l’embrasser ; il n’a qu’à dire quand il lui plaira de prêter ses joues. Je ne sais si jamais vous avez entendu nommer un M. de Saint-Lambert ; c’est un homme de mérite et qui veut vous connaître. Bonjour, mon ami. Si vous m’aimez bien comme je le désire et le crois, ne me dites plus que des choses que vous croyez et que je puisse croire. Je vous embrasse de tout mon cœur. Embrassez encore pour vous et pour moi l’ami Sedaine. C’est un furieux homme. Je ne sais s’il a des ennemis ; on a quelquefois comme cela plus qu’on ne mérite ; mais il les écrasera tous comme des chenilles. Bonjour.



  1. Cette lettre a été certainement écrite au sortir de la répétition générale du Philosophe sans le savoir, qui eut lieu le 30 novembre 1763, devant M. de Sartine et d’autres magistrats. Voir à ce sujet la Correspondance littéraire de Grimm, du 15 décembre 1765.