Lettres à l’Abbé Le Monnier/15

La bibliothèque libre.
Lettres à l’Abbé Le Monnier
Lettres à l’Abbé Le Monnier, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XIX (p. 372-373).


XV[1]


Monsieur et cher abbé, je ne suis pas mort, mais peu s’en faut. Je verse des flots de lait sur ma poitrine inflammable que je ne peux éteindre ; c’est un incendie qui se renouvelle à chaque quart d’heure de conversation ; et Dieu a voulu, pour ma santé et pour celles des honnêtes mécréants avec qui vous vivez et auxquels je ne laisse pas de vous envier, malgré ce que j’aurais à y perdre et ce qu’ils ont à y gagner, que vous fussiez à une soixantaine de lieues d’ici. Je vous embrasse de tout mon cœur. Je révère sincèrement les personnes avec lesquelles vous avez la bonté de vous entretenir de moi, mais jugez par le bien que vous leur en dites combien je dois craindre de les connaître. Rappelez-moi à M. le marquis d’Adhémard aussitôt que vous le verrez. J’ai cru longtemps qu’il avait de l’amitié pour moi. Celui qui médite n’est peut-être pas un animal dépravé, mais je suis bien sûr qu’il ne tardera pas à être un animal malsain. Rousseau continue de méditer et de se porter mal. Votre serviteur continue de méditer et ne se porte pas trop bien ; et malheur à vous si vous méditez, car vous ne tarderez pas à être malade. Malgré cela, je n’aimerais le gland, ni les tanières, ni le creux des chênes. Il me faudrait un carrosse, un appartement commode, du linge fin, une fille parfumée, et je m’accommoderais volontiers de tout le reste des malédictions de notre état civilisé. Je me sers fort bien de mes deux pieds de derrière, et, quoi que Rousseau en dise, j’aime encore mieux que cette main qui trace ces caractères soit une main qui vous écrive que je vous chéris de tout mon cœur et que j’accepte tous les services que vous m’offrez, que d’être une vilaine patte malpropre et crochue. Adieu, mon cher monsieur ; revenez vite auprès de nous et quittez-moi la société dans laquelle vous vivez et risquez de perdre le petit grain de foi que Dieu vous a donné. Je dis un petit grain, car si vous en aviez seulement gros comme un grain de navette, il est de soi que vous transporteriez des montagnes et je ne crois pas d’honneur que vous en soyez encore là. Si, par hasard, je me trompais, laissez les montagnes où elles sont, mais transportez-vous vous-même ici, seulement pour une minute, que je vous voie, que je vous embrasse, que je vous charge de compliments et de respects pour les personnes qui vous possèdent, et puis vous irez les rejoindre par la même voiture, qui doit être fort douce ainsi que je le présume, quoique je ne l’aie jamais éprouvé. Je suis, avec l’estime la plus sincère et le dévouement le plus vrai, monsieur et cher abbé, etc.



  1. Inédite. Communiquée par M. Alfred Sensier.