Lettres à la princesse/Lettre011

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Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 16-20).
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XI


Ce 23 septembre 1862.
Princesse,

Je comprends trop bien les sentiments que vous exprimez pour les combattre. Oui, après la première curiosité et inquiétude qui nous porte à courir en tous sens et à chercher, je ne conçois plus rien que la stabilité, l’habitude, l’activité d’esprit et de cœur dans un rayon connu, dans un cercle d’où la variété n’est point exclue, mais qu’on franchit à peine. Lamartine a fait ce beau et doux vers :

Le jour semblable au jour, lié par l’habitude !

Ce n’est point monotonie ni paresse, c’est fidélité, c’est besoin de s’attacher, de mieux posséder ce qu’on a et d’approfondir. — Aussi, Princesse, ennuyez-vous un peu là-bas, — pas trop, mais un peu, ce n’est pas un mal ; personne d’ici ni de nous autres ne vous en blâmera ni ne se permettra de vous en gronder ; et après la dette payée au beau ciel, au beau lac et au cœur aussi de cette noble Italie, revenez-nous plus Française, plus Parisienne et plus Gratianaise que jamais.

— Quoique j’aie pour habitude de ne guère m’occuper des choses que je ne puis savoir qu’à peu près et où je ne puis rien, cette politique me saisit souvent malgré moi, et j’y rêve ou j’en raisonne. Il me paraît certain que le chef n’est pas fâché qu’on déraisonne en tous sens à ce sujet dans la presse : il a semblé indiquer plus d’une fois, m’a-t-on dit, à ceux qui lui touchent un mot de ces choses, qu’il n’était pas fâché que l’opinion cléricale fût représentée par un journal dans cette question. Il a dit un jour à M. de Persigny, au sujet de la fondation du journal en question et de celui qui le voulait fonder : « Il faut l’accorder ; ce sera bientôt un journal clérical,… et puis, c’est un misérable… il a besoin d’argent. » C’était le geste et le sens, sinon les mots mêmes ; il paraît bien pourtant que le misérable, dans le sens de nécessiteux sans doute, a été lâché.

La situation de la presse est singulière et ridicule. Le chef gardant un parfait silence qui laisse le champ libre aux conjectures, chacun de ceux qui y ont intérêt essaye de le tâter pour deviner le fin mot, et il y en a même qui ont l’impertinence de croire qu’il n’y a pas de fin mot arrêté et qu’ils pourront, à force de démonstrations et de tapage, en suggérer un. M. de la G. est dans ce cas ; il l’a dit à Nisard, qui s’est refusé à ce vilain jeu. Selon M. de la G., le chef n’ayant pas de projet ni de résolution arrêtée, on pourrait agir sur lui et lui insinuer un projet autre que celui qu’on lui suppose : on lui ferait son opinion !

D’un autre côté, parmi les ministres, ceux qui désirent la solution que souhaite également la majeure et plus saine partie de la France, ne recevant aucune réponse du maître, essayent quelque chose pour tâter : c’est ainsi que MM. Thouvenel et de Persigny ont suggéré au Constitutionnel l’idée du retrait des troupes moyennant garanties… Ce n’était qu’un ballon d’essai : on craignait le lendemain que le chef ne se fâchât et ne trouvât qu’on était allé trop loin. Comme il y a eu silence, on a auguré qu’on n’avait pas fait fausse route.

Mais cela ne peut durer, cela devient pitoyable ; M. de la G. d’un côté, avec son ours qu’il montre en charlatan, et qui dit : Prenez mon ours ! — de l’autre côté, ces médecins officiels, avec leur pilule qu’ils offrent timidement et qu’ils tâchent de faire avaler comme à un malade… J’ai dit le mot, et j’en frémis aussi de colère. Un grand chef habile, et qui a tant de fois fait preuve de souverain, ne saurait prolonger indéfiniment une situation où il a l’air de douter, de ne pas savoir, d’avoir la volonté malade. Que cela finisse donc ! Qu’il y ait un coup de tonnerre qui remettra tout le monde à sa place. La France n’est pas de ces nations qu’on tienne avec le système du bec dans l’eau.

Mme de la R. est une personne qui a besoin d’indulgence. Elle a toujours aspiré sans atteindre ; quand elle a cru tenir, elle n’a pas su garder. Son miroir ne l’a jamais rendue heureuse. La fin toujours assez prompte de ces demi-bonheurs a donné raison à son miroir. Aujourd’hui elle a franchi le pas que les moralistes ont de tout temps dessiné aussi sûrement que des géographes ; elle a renoncé au rouge et pris le parti de la dévotion. Le reste s’ensuit. Que les beaux, les heureux et les raisonnables le lui pardonnent ! Mais il est bien vrai qu’une correspondance est difficile sur ce pied-là.

Je vais tâcher de m’éclaircir au sujet de l’Auguste Barbier, qui doit être double. Il y a du Sosie là-dessous.

Je jouis d’avance de la soirée-Augier, et je serai fier, Princesse, d’applaudir sous votre bannière.

J’ai rencontré Girardin : il compte bien aller à Belgirate. Voilà, avec ses ennuis, un heureux. Il fait ce qu’il veut et ce qu’il aime.

Je mets à vos pieds, Princesse, l’expression de mon respectueux attachement ;

Et je rends à l’aimable colonie tout ce qu’elle m’envoie de bienveillant.