Lettres à la princesse/Lettre027
XXVII
Cela a donc été bien vif et bien amusant ! Il me semble que tout le monde est dans son caractère et dans ses tons. Renan parle à merveille, mais je ne le trouve point un si grand charmeur d’âmes, à moins que vous ne m’assuriez du contraire : il s’adresse plutôt à l’esprit, à l’intelligence, et nous frappe par le talent : ce qui persuade et qui enchante ne me paraît pas appartenir à sa nature, restée un peu hautaine, dédaigneuse et qui a gardé des plis du sacerdoce. Quant à Caro, c’est un aimable garçon, beau parleur, doué d’élégance, de facilité, d’aménité ; ses opinions morales et religieuses me semblent d’accord avec son éducation philosophique, ses idées à la Cousin, et sa nature qui aime mieux plaire et se dérouler qu’enfoncer et pénétrer. Quand on s’exprime si aisément et avec autant de rondeur, on n’a pas besoin de creuser, et n’en ayant pas besoin, on s’en abstient volontiers : témoin Berryer et ces natures oratoires à la bouche ronde et harmonieuse. Il est donc sincère (sauf quelques complaisances), il obéit à sa pente. Nous y obéissons tous, plus ou moins. Avez-vous lu, Princesse, la lettre de Mme Sand dans la Presse sur Salammbô ? Comme tout cela se tient ! Comme il est naturel que Mme Sand pense ainsi ! elle aime, dit-elle, tout ce qui est une tentative. Lélia aimait avant tout à chercher, dût-elle ne jamais trouver. — Berlioz de même admire Salammbô, c’est juste : c’est le thème de sa musique, toute née du cerveau. — Une autre grande et très-grande dame admire Salammbô et s’en préoccupe : n’est-ce pas juste ? n’est-ce pas naturel ? n’est-ce pas d’accord avec les recherches de modes et d’invention ultra-française dont sa jolie cervelle est parfois entichée ? Ainsi de chacun : votre bon et droit sens, Princesse, a résisté ; ma timidité et ma modération m’ont rendu le même service.
De même pour les opinions religieuses : Renan est d’un autre ordre, selon moi, que Caro ; mais celui-ci est bien d’accord avec lui-même au total, et il aime naturellement à se tenir dans la région un peu vague où son talent et son beau dire trouvent leur compte et où d’ailleurs les universitaires qui veulent remplir toute leur carrière sans encombre et sans naufrage habitent volontiers.
Mais cela est amusant comme vous le dites, Princesse, et c’est une charmante et noble disposition que de savoir en effet s’amuser à tout cela, quand on y joint la bienveillance et l’intelligence qui animent tout.
Laissez-moi vous remercier, Princesse, de votre aimable confiance, et agréez l’expression de mon respectueux attachement.