Lettres à la princesse/Lettre104

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Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 141-144).
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CIV


Ce lundi, 90 mars 1865.
Princesse,

Laissez-moi, après bien des jours, vous parler encore en toute confiance et ne pas rester sur cette conversation de l’autre soir, qui ne m’a prouvé qu’une chose, à la réflexion, c’est qu’il est mieux de vivre seul quand on a l’esprit et le cœur trop pleins, et qu’il vaut mieux, pour penser et sentir tranquillement, se soustraire aux occasions de parler.

J’aurais voulu convaincre Votre Altesse qu’il s’agit pour moi, depuis un certain temps déjà, d’accepter nettement et pleinement la situation qui m’est faite, de l’accepter comme définitive et de me retourner en conséquence. Il m’est évident que, par une cause ou par une autre, je ne suis plus considéré comme un ami en certain lieu, ni traité comme tel, avec les égards qui sont dus même de haut (et en ne me surfaisant moi-même en rien, je vous jure) ; il n’y a même jamais eu, par rapport à moi, cette bienveillance attentive et bien informée[1], la seule qui compte ; et je puis dire qu’il n’est pas une autre personne dans ma situation qui n’eût ressenti cette négligence absolue autant et plus, oui certainement plus que je ne le fais. Car on conviendra que j’y ai mis toute déférence, toute patience respectueuse, et je n’en tire aujourd’hui encore d’autre conséquence que de me dire que c’est à moi de me tirer courageusement d’affaire, de me fortifier dans l’humble condition qui m’est faite et du sein de laquelle j’ai su acquérir l’estime d’une bonne partie du public, d’augmenter encore, s’il se peut, mes titres à cette estime en redoublant d’effort et de travail pendant les restes de ma vie active. Cela dit, il est impossible que certains sentiments particuliers ne s’y joignent et que quelque amertume même, au fond, ne me soit nécessaire pour m’y retremper et me donner la force dont j’ai besoin. Pour cela, il faut aussi que cette amertume soit modérée et ne m’envahisse pas : il suffit d’en avoir une légère pointe. Mais alors j’ai également besoin de ne pas m’exposer aux occasions où je suis tenté de penser trop fréquemment à certains personnages, de leur accorder une attention qui m’est inutile et qui ne peut que piquer une âme fière, résolue de se retirer de leur chemin. En un mot, le sage détourne ses regards de ce à quoi il ne peut rien, et les reporte sur ce qui est à sa portée et dans sa sphère possible. Il en résulte que, pour moi, le monde — le grand monde — m’est devenu un inconvénient sensible, et qu’il m’est plus pénible qu’agréable d’y rencontrer des visages, des questions… Aussi osai-je venir demander à Votre Altesse la permission de me soustraire quelque temps à ce qui me rappelle forcément des circonstances dont l’ennui n’est pas épuisé (car le public, une fois saisi d’un nom, ne le lâche plus et en use et en abuse à satiété) ; — je demande à Votre Altesse de garder son image entière et sans accessoire, sans ombre, et telle que la reconnaissance l’a gravée en moi. — Je n’irai donc pas, Princesse, dîner mercredi : daignez mettre votre bonté à m’excuser, et agréez l’expression sincère de mon respectueux et inviolable attachement.


  1. M. Sainte-Beuve n’a jamais eu qu’une fois l’occasion de causer en tête-à-tête avec Napoléon III, et il en reçut un compliment qui témoignait en effet de plus de politesse que d’information littéraire : « Je vous lis toujours dans le Moniteur, lui dit le souverain… » Il y avait deux ou trois ans que les Nouveaux Lundis paraissaient dans le Constitutionnel.