Lettres à sa marraine/7 novembre 1915

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 46-49).


7 novembre 1915


Ma chère amie, j’ai reçu le livre et la lettre. J’ai lu le livre. C’est exquis. C’est un vrai petit chef-d’œuvre. Vous avez, mon amie, beaucoup de talent et vous le savez bien. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’à la lecture j’ai reconnu que votre esprit n’allait pas sans parenté avec le mien et notamment pour la sensualité. S’il vous était donné de lire « L’Héresiarque », vous reconnaîtriez cela, je crois. De même pour la curiosité nous nous ressemblons assez, mais votre connaissance complète du XVIIe siècle dépasse ce que moi qui ne le connais que superficiellement pourrais donner sur ce sujet et il y a là même une volonté que j’admire ; l’ouvrage est complet, bien conçu, toutes les ressources, toutes les faces y sont et bien mises en valeur. Il y a une imagination charmante et beaucoup de sentiment. Le roman de mademoiselle de l’Espine est exquis, les personnages historiques sont bien dépeints et que les livres du pauvre M., si pédants et si peu dépouillés du fatras et du mauvais style qui les rend burlesques, tombent au prix du vôtre. Réellement, depuis longtemps aucun livre ne m’avait donné tant de plaisir, c’est un des meilleurs romans de reconstitution qui soit et le meilleur qu’une femme ait écrit. C’est exquis, il y a là du goût, de l’érudition, du raffinement, de la vie, de la force et de l’art, en un mot, et de la meilleure qualité, vous grandirez beaucoup en votre art. La fin est très belle. Les personnages sont merveilleusement campés. Votre maître Tallemant qui n’avait pas votre poésie serait content s’il le pouvait lire. Je place « l’Histoire de la Maison de l’Espine » à côté du « Salammbô », de l’« Aphrodite », de la « Nichina » d’Hugues Rebell et d’« Hassan le janissaire » de Léon Cahun.

Exquise amie, vous avez eu raison de m’envoyer ces précieuses épreuves, ô précieuse consommée, je les ferai relier après la guerre, mais comme vous êtes loin des préjugés et que vous les comprenez en pouvant parler comme vous faites ! Je sens vraiment en vous une âme-sœur. Ô le joli roman ! Mais que votre âme doit être curieuse, j’ai essayé de deviner vos sentiments, j’avoue qu’ils m’ont échappé. Merci donc et vous n’imaginez point le plaisir délicat et charmant que m’a procuré votre livre… J’y repense, vous êtes surtout Mademoiselle de l’Espine, mais je vous souhaite plus de bonheur qu’il ne vous a plu de lui en concéder, Jeanne, cruelle Jeanne… Pardonnez-moi ma lettre décousue écrite par terre, par le froid car nous sommes sous nos petites toiles de tentes. Nous changeons de positions. C’est la vie des camps et pardonnez-moi si la vie des camps m’a peut-être rendu grossier sans que je m’en doute, j’exprime parfois trop librement ce que je ressens.

Je vous ai promis des vers, mais le moyen d’en faire en ce moment ? Votre livre m’a été une délectable distraction, mais quant à écrire, faire des vers, il n’y faut pas penser en ce moment. Les commodités de toutes sortes on les a bannies et juste dans mes sacoches de cheval quelques feuilles de papier quadrillé que ma boîte à graisse a touchées. Votre lettre a été une idée inspirée du ciel car elle a accéléré notre correspondance. J’espère que vous répondrez à ma lettre que vous recevrez avant celle-ci et qui vous est parvenue après votre envoi. Vous ne serez jamais assez orgueilleuse de vous mais de grâce ne m’appelez plus maître…

Le sale temps et la longue guerre.

Répondez-moi de façon à ce que si cela ne vous ennuie pas nous ayons plus souvent de vos nouvelles et dites-moi à quoi vous travaillez…

Dévotement.


Guillaume Apollinaire.