Lettres à sa marraine/Octobre 1916

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Gallimard (p. 74-76).

HÔPITAL
DU GOUVERNEMENT
ITALIEN
Ma chère petite marraine,

Vous m’avez envoyé des vers si exquis que je n’ose vous en envoyer de ma façon actuellement car c’est avec une grande peine que j’arrive à faire des choses sans intérêt. Je suis trop fatigué encore. J’ai reçu une lettre du gentil et brave Léonard et les souvenirs qu’elle a évoqués m’ont fait plaisir. Vous recevrez ces jours-ci, ma chère petite marraine, mon livre du « Poète Assassiné » je crois bien que vous en avez déjà lu les épreuves qui sont entre les mains de Léonard.

L’approche de l’hiver me fait souffrir et me rend soucieux.

« Les beautez » deviennent rares à Paris, ou du moins c’est mon avis. Je crois qu’elles ont émigré en pays neutre, il y en a même qui sont demeurées dans les pays envahis.

Mais Saint-Sébastien, la « season » romaine (une nouveauté dans le monde !) en retiennent un grand nombre. Jamais les femmes n’ont autant voyagé.

Toutefois il y a encore des femmes en France, témoin cette histoire qui vous fera rire, ma chère petite marraine, aux dépens de vos commères : un sous-lieutenant blessé, soigné dans mon hôpital, avait fait paraître dans la Vie Parisienne une annonce où il demandait une marraine. En trois jours il reçut 229 lettres. J’aurais voulu les lire toutes mais le sot les brûla aussitôt et je les lui demandai trop tard.

J’en lus une seule, assez drôle ma foi ! Quant à celles qu’il distingua, elles défilèrent à l’hôpital et je n’ai jamais vu un défilé aussi extraordinaire de femmes laides.

La guerre se traîne comme je fais et tout cela est triste. Vous dans votre jolie ville vous jouissez au moins du beau soleil que nous n’avons plus.

J’espère avoir le plaisir de vous voir un jour ma chère marraine et en attendant je vous baise la main.


Guillaume Apollinaire.
sans date (octobre 1916)