Lettres à une autre inconnue/II

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Michel Lévy frères (p. 9-16).
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II


Paris, 12 juin 1866.


Chère et aimable Présidente,


Je suppose que vous êtes arrivée à bon port dans votre château, et que vous aurez reçu le pain et le sel de vos vassaux, au nombre desquels je voudrais bien être. J’ai dîné avant-hier chez Madame votre sœur, qui n’avait pas encore de vos nouvelles. Je vous donnerai des siennes. Elle était en grande beauté, avec une robe délicieusement échancrée, qui n’avait d’autre défaut que d’être trop longue. Il y avait la princesse de ***, que je n’avais pas vue depuis je ne sais combien d’années, et que je me suis gardé de reconnaître. Comme le temps a peu de respect pour la beauté ! Chto bylo to nié boudiette vnof[1].

On commence à partir pour la campagne et pour les eaux, et déjà les voitures sont plus rares au bois de Boulogne. Ce soir, il y a fête à l’Élysée. Je ne sais si c’est un bal ou une comédie. Je vous en rendrai compte un de ces jours.

On est toujours en proie ici à la terreur. MM. les loups-cerviers se disent tous ruinés, et je crois qu’en effet il y en a bon nombre qui le sont ; mais, comme d’ordinaire, ce sont les épiciers et les cuisinières qui perdent le plus, parce qu’en définitive c’est toujours entre leurs mains que se trouvent les fonds qui rapportent de gros intérêts et qui n’en rapportent plus du tout à un jour donné. Rothschild est d’une humeur de chien ; on dit qu’un malheur commun l’a rapproché de M. Pereire, naguère son ennemi intime.

Pour ceux qui n’ont pas le sou, il n’y a rien de plus amusant que la figure de ces messieurs et celle des diplomates. Le prince de M… maigrit et pâlit ; M. de G… engraisse et rougit. L’un et l’autre semblent très-gênés dans leurs vêtements. La princesse de Metternich est, au contraire, toute grâce et toute amabilité. Seulement, elle s’est jetée dans la peinture, j’entends la Samojivopistvo[2] ; et comme cette science a fait des progrès ! Elle a des lèvres d’une couleur de feu ravissante, avec lesquelles on peut boire du thé sans les laisser sur la tasse.

Il paraît qu’il n’y aura pas de Fontainebleau cette année. C’est encore là un nouveau tour de M. de Bismarck. Quelques-uns disent que l’empereur ira dans quelques jours à Vichy ; d’autres, que Leurs Majestés partiront pour leur voyage en Alsace et en Franche-Comté. Imaginez un peu le plaisir qu’il y a de recevoir des harangues et d’embrasser des demoiselles habillées de blanc qui vous offrent des bouquets par trente degrés au-dessus de zéro ! Ne vaudrait-il pas mieux aller en gondole sur le lac ou disserter dans la cour d’amour sous votre présidence ?

Nigra montre une grande joie (vraie ou affectée, je ne saurais dire) du refus de l’Autriche à l’invitation d’envoyer ses plénipotentiaires à la conférence. Il est certain qu’il y a un enthousiasme extraordinaire en Italie, et que tous les jeunes gens sont soldats. Se battront-ils aussi bien que les Croates, je n’en sais rien. Nos militaires paraissent avoir une très-bonne opinion de l’armée autrichienne et très-médiocre des Prussiens. Ils ont envoyé dernièrement un de leurs canons à l’empereur ; ce sont des canons très-extraordinaires et qui doivent leur assurer la victoire. Malheureusement, il a crevé au premier coup ; ce qui est un défaut désagréable pour qui fait usage de ces instruments.

Je voudrais vous donner des nouvelles du beau monde et vous régaler de quelque petit scandale ; mais je vis dans mon trou, et je ne sors guère de ma robe de chambre. Je pense aller à Londres après la session, si je suis en état de respirer, ce qui ne m’arrive pas tous les jours. Cependant, le beau temps que nous avons depuis le commencement du mois m’a fait du bien.

Soyez assez bonne, chère Madame, pour me donner des détails sur votre vie. Comment et à quoi se passent vos journées ? Avez-vous beaucoup de visites ? Je serais heureux d’avoir une idée nette de votre château pour y aller en imagination et vous y voir par les yeux de l’esprit. Si la Revue des Deux Mondes va en Podolie, vous y verrez une nouvelle très-fantastique de M. de Tourguénief, qui vous amusera peut-être.

J’ai traduit une autre nouvelle du même auteur, appelée Sabaka[3], que j’aimerais à vous montrer ; mais, hélas ! à combien de lieues êtes-vous de Paris ? Je frémis en y pensant.

Adieu, chère Présidente ; veuillez agréer les tendres et respectueux hommages de votre humble secrétaire.

  1. Ce qui a été ne sera plus.
  2. La peinture de soi-même.
  3. Le Chien.