Lettres à une autre inconnue/V

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Michel Lévy frères (p. 33-41).
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V


Saint-Cloud, 14 août 1866.


Chère et aimable Présidente,


Je reçois vos deux lettres à la fois, tant la fortune se plaît à grouper ensemble les bonheurs, au lieu de les répartir également dans la vie. Enfin, puisque la Providence le veut ainsi, et qu’il n’y a pas moyen d’aller à l’encontre, Amen !

Voici l’affaire. Peu après vous avoir écrit, je suis allé à Londres, selon mon antique habitude. J’en suis parti sur une très-gracieuse sommation de la souveraine de ces lieux. Vous savez quelle est la vie que nous menons, et je ne vous en parle pas. Le maître a été malade et est encore un peu souffrant, ce qui donne à tous les alentours un peu de tristesse. Pour remplacer Mademoiselle Bouvet, on a fait venir une lectrice alsacienne très-gracieuse et très-simple, sans embarras et sans fausse timidité par absence complète de prétentions.

J’ai vu à Londres beaucoup de monde, surtout des gens politiques ; j’ai mangé beaucoup de mauvais dîners, j’ai étudié dans le British-Museum, et j’ai pensé à vous toutes les fois que je découvrais quelque belle chose ; il me semblait qu’elle m’aurait fait plus de plaisir, si j’avais pu l’admirer et en raisonner avec vous. Il y a une statuette nouvellement achetée, en bronze, sans bras, qui me ravit. C’est une Vénus, nue bien entendu, posée sur le pied droit, le gauche relevé à la hauteur du genou. Il me semble que lorsque les bras existaient, elle devait rattacher sa sandale. C’est évidemment la copie en petit de quelque statue célèbre et c’est une œuvre de toute beauté. Quel dommage que le temps détruise ainsi les belles choses ! Il y a dans toutes ces statues antiques des mouvements, pris sur nature, d’une merveilleuse grâce et parfaitement chastes en même temps. Lorsqu’on les fait répéter à nos modèles dans nos ateliers, ils semblent affectés et indécents. À quoi cela tient-il ? Je me suis demandé souvent si cela tient à la condition sociale des modèles et si des femmes du monde ne seraient pas plus près de l’antique. Quel dommage que ces expériences, qui seraient si instructives, ne puissent pas se faire plus facilement !

Nous avons le bonheur de voir de temps en temps l’impératrice du Mexique. C’est une maîtresse femme qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Louis-Philippe. Elle a des dames d’honneur avec des yeux flamboyants, mais des teints de pain d’épice et un faux air d’orang-outang. Nous nous attendions à voir des houris de Mahomet ! On suppose que Sa Majesté est venue demander de l’argent et des soldats ; mais je crois qu’on ne lui donnera rien que des fêtes, dont elle a l’air de ne pas se soucier beaucoup.

Outre les beautés en bronze, et en chair et os de Londres, j’ai vu une émeute qui m’a diverti. On voulait faire un grand meeting pour la Réforme dans Hyde-Park. Le gouvernement a fait fermer le parc, le respectable public a arraché les grilles sur une longueur de plusieurs milles. J’ai remarqué un certain nombre de Français parmi les émeutiers, et je crois que leur expérience et leurs sages conseils ont beaucoup aidé la canaille de Londres. Il y avait quantité de drapeaux tricolores à la procession des réformistes, car notre diable de drapeau est une enseigne bien connue et bien achalandée. Sauf quelques têtes cassées, la chose s’est passée, d’ailleurs, avec peu de bruit et un certain ordre, car les Anglais sont méthodiques en tout.

Quelle idée avez-vous de me demander ma vieille et laide figure photographiée ! Je ne veux pas que vous ayez auprès de vous une occasion de perdre l’amitié que vous voulez bien me porter. Au reste, nous reparlerons de cela à Nice, sinon à Paris. J’ai reçu une lettre de M. Gavini, qui me fait part de vos projets pour cet hiver, et qui se réjouit fort à l’espoir de vous revoir dans ses États. J’ai vu assez souvent, avant d’aller à Londres, Madame votre sœur, qui a été charmante pour moi. Elle m’a mené au bois de Boulogne, et nous avons causé de mille sujets, mais pas de vous. Pourquoi ? Moi, je ne parle jamais de vous, mais j’y pense beaucoup. Je n’en parle pas, parce que j’en aurais trop à dire. Par une raison semblable, je ne vous écris pas toutes les fois que j’en ai envie. Au fond, j’ai peur de vous. Je ne me trouve pas assez philosophe pour me laisser aller à vous aimer, comme j’y serais peut-être porté. Je m’applique à vous considérer comme une jolie fée qui m’apparaît de temps en temps, qui me charme et me ravit par sa grâce et sa bienveillance. Puis je me dis qu’il n’y a plus de fées, que ce monde sublunaire est sérieux et ennuyeux, qu’il faut se réjouir des visions d’un autre monde quand elles viennent, mais ne pas les croire trop réelles. Cela ne m’empêche pas de penser à mon aimable fée, et de la prier de m’être toujours propice.

Je vous prierai de m’écrire à Paris, car je ne pense pas rester longtemps encore ici. Mes hôtes, avec une grâce charmante, m’ont annoncé hier qu’ils m’avaient fait grand officier. J’ai été touché de leur bienveillance ; vous me connaissez assez pour savoir si je tiens à une plaque d’argent. Ils auraient pu en faire un meilleur et plus politique usage. Je ne puis les aimer ou les servir mieux à cause de cela. Vous m’avez envoyé une décoration qui m’a fait grand plaisir et dont je vous remercie. Je baise bien tendrement la petite main qui a cueilli pour moi ce joli souvenir.

Adieu, chère et aimable Présidente.

Il fait un temps de chien !