Lettres à une autre inconnue/VIII

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Michel Lévy frères (p. 59-63).
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VIII


Paris, 7 novembre 1866.


Chère et aimable Présidente,


Cette plume est détestable, et il faut toute l’envie que j’ai de vous écrire pour que je continue. J’ai reçu votre lettre du 30, cachetée de cinq cachets avec l’aigle à deux têtes, mais vous ne me dites pas si vous avez reçu les miennes de Biarritz et de Paris. Je pars demain pour Cannes, et je n’irai à Nice que lorsque vous y aurez établi votre quartier général. Vous me dites la fin de ce mois. Je crains bien les séductions de la route. Vienne et Venise ne se quittent pas si facilement, et l’année pourra bien se passer sans qu’on vous aperçoive de ce côté des monts. Il faut beaucoup de résignation quand on est votre adorateur. Autant vaudrait adorer une hirondelle, vous êtes aussi rapide qu’elle dans vos mouvements.

Je ne sais rien de Compiègne. Quelques-uns disent oui, d’autres non. Notre ami du Crédit foncier me dit aujourd’hui même qu’il n’y a rien de décidé encore, et ce qui est certain, c’est qu’on n’a pas encore fait d’invitations. Quant à moi, j’ai pris congé il y a huit jours, et l’on ne m’a rien dit. Je vais essayer de trouver des fleurs à Cannes pour les envoyer le 15, mais je ne sais trop si j’en trouverai.

Je n’ai rien appris de Madame votre sœur, qui m’annonçait son arrivée à Paris pour le 1er du mois. Elle a peut-être été enlevée par le Tato, dont je vous ai déjà raconté la déclaration à Pampelune.

Vous m’avez fait frissonner avec votre neige. Je pense qu’il est assez agréable de glisser très-rapidement sur la glace, mais la neige ne me représente rien de bien agréable. Et puis l’idée seule de froid m’effraye.

Vous autres femmes du Nord, vous devez avoir le sang et la peau autrement faits que nous. Je suppose, pour ne pas trop m’apitoyer sur votre sort, que vous avez un nombre prodigieux de peaux d’ours sur votre traîneau, et qu’il n’y a de visible dans toute votre personne qu’un tout petit bout de nez. Prenez bien garde qu’il ne gèle, car j’y tiens beaucoup.

Malgré le temps très-doux et même beau que nous avons, j’ai trouvé le moyen de m’enrhumer horriblement, ce qui a pour conséquence inévitable de m’empêcher de respirer, exercice toujours assez difficile pour moi en temps ordinaire. D’après ce qu’on m’écrit de Cannes, les Anglais y abondent, ainsi qu’à Nice. Le départ de nos gens de Rome et le choléra empêcheront probablement bien des oisifs d’y aller, et ils reflueront sur nous. Que de têtes vous allez avoir à faire tourner ! Mais vous ne comptez pas vos victoires, de peur de vous embrouiller dans vos calculs.

Adieu, chère Présidente ; gardez-moi une toute petite place dans vos affections, et permettez-moi de baiser bien respectueusement votre main ; bien entendu que vous la tirerez des gants fourrés que vous devez porter en ce moment.