Lettres à une autre inconnue/XXIV

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Michel Lévy frères (p. 117-121).
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XXIV


Dimanche, 14 juillet 1867.


Chère Présidente,


Mille remercîments de votre aimable lettre. Je suis charmé d’apprendre que les eaux vous ont fait du bien et j’espère que l’air de la forêt Noire vous en fera encore davantage. Je suis allé voir l’autre jour Madame X…, que j’ai trouvée florissante et en grande beauté. Elle m’a fait donner par M.*** le livre qu’il vient de faire, qui m’intéresse et m’amuse. Je le trouve très-bien écrit et pensé, et le seul défaut que j’y découvre, n’est pas de ceux que vous blâmeriez : c’est d’être un peu trop polonais. Vous savez que, pour moi, je suis Cosaque.

J’ai passé ces derniers jours moins mal à cause de la chaleur ; mais je me suis privé de toutes les splendeurs dont on a régalé les Parisiens. J’ai aperçu seulement de loin la barbe du sultan. J’aurais mieux aimé voir le nez d’une sultane, car cela me manque. Après avoir passé un mois à Constantinople et avoir admiré cent mille yeux presque autant maquillés que ceux qui font l’ornement du bois de Boulogne, je suis parti sans savoir comment un nez de Turquesse est fait. Sa Hautesse a été fort émue, à ce qu’il paraît, du train dont on la fait voyager, et le prince impérial avait pris la chose au tragique. Fuad-Pacha a eu toutes les peines du monde à les empêcher de faire quelque scandale. Les dames de l’Académie impériale de musique s’étaient flattées que le sultan leur jetterait beaucoup de mouchoirs, mais il n’en a jeté aucun. Il voyage maintenant, et peut, comme une demoiselle de la rue de Bréda devant qui deux de ses amies de la rue Notre-Dame-de-Lorette parlaient de ce qu’elles feraient si M. de Greffulhe leur faisait cent mille livres de rente : « Moi, dit l’une, j’aurais une chambre à coucher tendue en cachemire. — Moi, dit l’autre, j’aurais une calèche avec des chevaux gris et des cocardes en satin avec un diamant au milieu. — Et moi, dit la demoiselle de la rue de Broda, si j’avais cent mille francs de rente, je coucherais seule. »

Je suis si esclave du temps, que je m’abstiens de tout projet. J’ai renoncé à aller à Londres cette année, et je ne sais pas du tout ce que je ferai lorsque notre session finira, c’est-à-dire le mois prochain. M. Tourguénief me presse d’aller le voir à Bade. Si je puis y aller, je vous demanderai la permission de vous faire ma cour, supposé que vous restiez jusque-là à Wiesbaden. Mais tout cela dépend de mes poumons. Bien que très-voisins de mon cœur, ils ne sont pas toujours du même avis.

Adieu, chère Présidente ; veuillez agréer tous mes respectueux hommages.