Lettres à une autre inconnue/XXXI

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Michel Lévy frères (p. 159-163).
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XXXI


Paris, 27 août.


Madame,


Votre lettre me fait grand plaisir. Je vous croyais perdue à jamais pour votre infortuné secrétaire. Je vois que vous avez passé votre temps de la façon la plus agréable. Vous ne me dites pas si vous vous êtes bien trouvée des bains de Luxeuil ; mais vos continuelles pérégrinations me font supposer que vous y avez fait bonne provision de forces pour les travaux de l’automne et de l’hiver. En vérité, la force est la chose la plus nécessaire à une jolie femme par le temps qui court. Heureusement qu’il y a pour elle des grâces d’état comme pour les souverains qui se délassent d’un voyage par trente degrés de chaleur, en passant une revue de six heures, et de la revue par un bal et une harangue de maire. J’ai souvent désiré d’être une jolie femme pendant quelques jours, mais jamais d’être roi.

J’ai vécu (très-mal) depuis deux mois, absolument comme un chat malade qui ne sort pas de son grenier, en sorte que je ne sais rien du tout de ce qui se passe dans le monde ; d’ailleurs, il n’y a plus de monde à Paris en ce moment, et la langue française est la plus rare qu’on entende parler dans les rues.

Il paraît qu’il y a grand empressement pour aller à Biarritz. Le duc et la duchesse de Mouchy partent ces jours-ci. Il y a si longtemps que je n’ai vu Madame la marquise ***, que je n’ose aller m’informer si elle est encore à Paris. Sur l’entrevue de Salzbourg, les journaux vous en diront tout ce qu’on en sait, c’est-à-dire très-peu de chose. Presque tout le monde croit à la guerre pour l’année prochaine. Je persiste à n’y pas croire, par une très-mauvaise raison peut-être ; c’est que, personne n’ayant à y gagner et tout le monde ayant beaucoup à y perdre, il me paraît improbable qu’on fasse cette grande folie. Cependant, on dit que les Russes, si on ne leur abandonne pas l’Orient, veulent se dédommager en prenant la Gallicie. À quoi on répond que M. de Beust, qui est homme à expédients et qui se retourne avec facilité, fera quelque grande démonstration en faveur de la Pologne et allumera un incendie de tous les diables. Voilà la plus fine fleur de la politique qui se fait entre les cinq ou six Parisiens trop malades pour sortir de leur ville natale.

Je pense que je resterai ici jusqu’au moment d’aller prendre mes quartiers d’hiver à Cannes. On m’a gracieusement invité à Biarritz, mais j’ai dû refuser, n’étant pas assez sûr de moi pour m’exposer à tomber tout à fait malade ; en outre, dans ma disposition actuelle d’esprit et de corps, la vie de Biarritz ne me convient guère. J’y serais très-ennuyeux et probablement très-ennuyé, l’un n’allant guère sans l’autre. Présentement, par la grande chaleur que nous avons, je me trouve assez tolérablement, mais gare le retour des mauvais temps !

Adieu, chère Présidente ; veuillez agréer l’expression de tous les tendres et respectueux hommages de votre secrétaire.