Lettres à une inconnue/100

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(1p. 237-239).

C

Poitiers, 5 septembre 1844.

Si je réponds tard à votre lettre du mois dernier, que je trouve ici, ce n’est pas, comme votre mauvaise conscience vous le dirait, par représailles pour la lenteur que vous avez mise à me donner de vos nouvelles. Vous avez passé dix jours entiers sans que l’idée de m’écrire une ligne vous vînt en tête, et c’est bien mal. Vous me parlez de vos contemplations à D… Je crois que vous vous y êtes fort amusée, et je ne puis m’empêcher de croire que vous ne vous amusez que quand vous trouvez occasion de faire des coquetteries. Pour moi, j’ai mené une vie maussade au dernier point depuis mon départ de Paris. Comme Ulysse, j’ai vu beaucoup de mœurs, d’hommes et de villes. J’ai trouvé les unes et les autres très-laides. Puis j’ai eu quelques accès de fièvre, qui m’ont étonné et chagriné en me montrant comme je décline. J’ai trouvé le pays le plus plat et le plus insignifiant de la France mais il y a beaucoup de bois et de grands arbres et des solitudes où j’aurais bien aimé à vous rencontrer. Votre souvenir se représente à moi maintenant dans une foule de lieux, mais je le lie surtout aux bois et aux musées. Si vous avez quelque plaisir à occuper une place dans ma mémoire, et une grande place, vous devez penser qu’avec la vie que je mène, je ne vous oublie pas. Tel arbre me rappelle telle conversation. Je passe mon temps à méditer sur nos promenades. J’admire beaucoup Scribe d’avoir fait rire un public vertueux et néo-catholique avec les prix de vertu. Je suis également surpris de ce que vous me dites de son débit. Autrefois, il lisait comme un fiacre. Il faut croire que c’est l’habit académique qui donne cet aplomb, et cela me rend un peu d’espoir.

Depuis mon départ, je n’ai pas déballé deux fois mon discours, et, si cela continue, je ne crois pas, en vérité, que j’y puisse changer une ligne. Je m’attends qu’au dernier moment je serai épouvanté de la quantité de sottises que j’aurai laissées. Tant que je n’aurai pas tourné mon timon vers Paris, je ne saurai pas l’époque de mon retour avec quelque certitude. Si mon gouvernement ne me force pas à aller plus loin que Saintes, je crois que nous arriverons à peu près en même temps. Quel bonheur si nous pouvions nous voir dès le lendemain ! Adieu ; écrivez-moi à Saintes, je pense y être bientôt et m’y arrêter quelques jours.